jeudi 11 décembre 2008

Lois orwelliennes

palais bourbonLa France ensablée jusqu'au cou se distrait du malheur des autres à l'heure du thé. Ainsi le parlement de Paris enfile-t-il les lois mémorielles à destination de l'étranger en revendiquant une politique de la mémoire, la nôtre peut-être mais celle des autres aussi. Qui dit politique dit police d'application ; police politique ? Est-on loin encore du formatage national des idées ?
Il n'a jamais cessé en fait si l'on regarde les manuels scolaires d'histoire, mais la dérive apparaît insoutenable quand une "vérité" devient légale et protégée par la Justice. La question mémorielle touche particulièrement le roycoland à cause du génocide vendéen. Doit-on passer par la loi ? Il est plus facile de ramasser ses idées en se laissant guider par un professionnel de droit public que de touiller dans la marmite de nos ratiocinations. Anne-Marie Le Pourhiet, professeur agrégé de droit public à l'université de Rennes, est de ceux-là. Elle a déposé devant la Mission d’information sur les questions mémorielles au Palais Bourbon le 14 octobre 2008...

La question de la "politique de mémoire" qu'elle dénonce dans son intervention est à la source de notre liberté intérieure. Aussi le propos mérite-t-il plus qu'une simple vidéo Dailymotion qu'on se passerait d'un blogue à l'autre de la réacosphère, et Royal-Artillerie produit au-dessous de l'écran le texte in extenso de sa contribution à la table ronde, repris par les services de l'Assemblée nationale.
Les minutes parlementaires sont accessibles ici. Le spectacle rare du talent dans la dénonciation du gouvernement des esprits que le professeur Le Pourhiet déroule ex-cathedra de façon limpide, restera dans la mémoire des honnêtes gens.


Lois mémorielles, par le Pr Le Pourhiet


Minutes de l'intervention du Pr Le Pourhiet lors de la Table ronde sur le thème « Le rôle du Parlement dans les questions mémorielles » - séance du 14.10.08 ouverte à 17 heures :

(début de l'intervention)
Mme Chandernagor ayant déjà traité de nombreux aspects particuliers de ces législations, je m’en tiendrai à l’exposé de grands principes juridiques, puisque le droit constitutionnel est avant tout l’expression d’une philosophie politique.

D’un point de vue général, un professeur de droit public de ma génération, encore formé par la doctrine juridique libérale de la IIIe République et par la jurisprudence du Conseil d’État, reçoit deux principes dans son biberon : le primat de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, et le respect de la liberté comme valeur cardinale de notre civilisation.

Le primat de l’intérêt général sur les intérêts catégoriels et particuliers fait partie de la culture d’un publiciste. Cela nous vient de la Révolution française, du principe de souveraineté nationale qui veut que la loi soit l’expression de la volonté générale, que chaque député soit le représentant de la Nation tout entière et non pas de factions, et que le Parlement ne soit pas, selon la formule d’Edmund Burke, un congrès d’ambassadeurs défendant des intérêts divers et hostiles. C’est cette tradition, reprise dans la Constitution de 1958, qui conduit le Conseil constitutionnel à refuser la reconnaissance de droits collectifs à des groupes, à sanctionner la catégorisation des électeurs et des personnes éligibles et à censurer systématiquement des dispositions indiquant par exemple que la Polynésie française, Saint-Barthélemy ou Saint-Martin sont représentés au Parlement, seule la Nation française y étant représentée.

La liberté, comme valeur cardinale, est à la base de l’autodétermination des individus et des peuples. C’est l’héritage direct de la philosophie des Lumières et de la Révolution. C’est elle qui conduit le juriste libéral à toujours se montrer sourcilleux, notamment en matière pénale. Notre dogme est que la liberté est le principe, et sa restriction l’exception. Ainsi, les lois pénales doivent être limitées, écrites avec une extrême précision réduisant l’arbitraire du juge, qui doit toujours avoir à l’esprit qu’elles sont d’interprétation stricte : entre deux interprétations possibles, il doit systématiquement choisir la moins attentatoire à la liberté. La présomption d’innocence, le secret de l’instruction, la règle selon laquelle le doute bénéficie à l’accusé, la charge de la preuve, la proportionnalité des peines, l’immunité parlementaire sont autant de principes qui gouvernent les réflexes et donc les jugements des juristes formés au constitutionnalisme libéral. C’est aussi la libre communication des pensées et des opinions, qualifiée par la Déclaration de 1989 de « l’un des droits les plus précieux de l’Homme », qui rend le juriste libéral allergique à tout ce qui relève de la censure ou de l’endoctrinement. La Cour européenne des Droits de l’Homme a eu raison de rappeler dans une très belle formule cette évidence que « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi et surtout pour celles qui heurtent, qui choquent ou qui inquiètent, soit l’État, soit une fraction de la population. » Confrontée à la fameuse affaire de l’outrage au drapeau, la Cour suprême américaine a rendu un très bel arrêt indiquant que « réprimer l’expression d’une quelconque opinion reviendrait précisément à mutiler ce que la bannière étoilée et la Constitution américaine symbolisent, c’est-à-dire la liberté. »

Le moins que l’on puisse dire est que le législateur français ne se conduit plus tout à fait selon ces grands principes. Beaucoup de parlementaires sont moins des représentants de la nation que ceux de lobbies en tout genre, tirant la couverture publique vers leurs intérêts catégoriels. La lecture des documents et des débats parlementaires fait souvent frémir, tant la « novlangue » et le totalitarisme orwellien s’y répandent. Celle des débats sur la loi de 2004 créant la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) et réprimant les propos prétendument sexistes, homophobes ou handiphobes est de ce point de vue assez terrifiante. C’est un lavage de cerveau, une obsession purgative et répressive, dont relève également la décision-cadre européenne de 2007. Comme dans tous les bons systèmes totalitaires, on ne se contente pas de réprimer, on éduque les enfants : les cerveaux des écoliers deviennent le lieu privilégié d’intervention de lobbies de toutes sortes.

À ces considérations générales de juriste, j’ajouterai une observation sociologique de bon sens : personne n’apprécie les individus narcissiques et égocentriques qui ne parlent que d’eux, qui conjuguent la vie à la première personne du singulier, qui saoulent leur entourage avec la contemplation de leur nombril. Il en est de même des groupes qui veulent conjuguer la vie collective à la première personne du pluriel, bomber le torse, exhiber leur fierté identitaire, exiger reconnaissance, repentance et réparation, souvent avec une certaine agressivité et des arguments de mauvaise foi. Le culturalisme est à l’esprit ce que le culturisme est au corps : une gonflette narcissique fortement antipathique. À donner raison à tous ces groupes qui cultivent ce qui sépare et non ce qui unit, le législateur n’apaise rien ; bien au contraire, il excite la détestation réciproque et propage la zizanie dans la société.

Quelques mots sur le questionnaire qui m’a été remis. D’abord, j’ai été choquée par l’expression « politique de la mémoire » : c’est une expression parfaitement orwellienne, qui évoque le lavage de cerveau. À quand la création d’un ministère de la mémoire, à l’instar du ministère de l’identité nationale ? Arrêtez-vous ! On va trop loin dans la manipulation de nos mémoires et de nos cerveaux, laissez-nous nous souvenir en paix.

Ensuite, on nous demande si l’intervention du législateur présente des difficultés sur le plan constitutionnel : évidemment oui. Ces difficultés sont de trois ordres, sans qu’elles revêtent le même degré de gravité.

Le premier cas est celui de la loi en faveur des rapatriés, qui concerne les interventions du législateur dans le domaine réglementaire des programmes scolaires. Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision « Blocage des prix » de 1982, considère qu’une loi qui contient des dispositions réglementaires n’est pas, de ce seul fait, contraire à la Constitution. Simplement, le Gouvernement peut, par le biais de l’article 37, alinéa 2, demander au Conseil constitutionnel de constater qu’une disposition de loi est intervenue dans le domaine réglementaire ; dans ce cas, il pourra éventuellement la modifier ou l’abroger. Il n’y a donc pas inconstitutionnalité ; le président Mazeaud a néanmoins regretté cette évolution jurisprudentielle.

Il y a ensuite ce que nous appelons les « neutrons législatifs », à savoir les dispositions qui ne sont pas des normes, ne créent ni droits ni obligations, mais se bornent à reconnaître : c’est le cas de la première loi sur l’Arménie, de la loi Taubira. Depuis la décision de 2004 relative à la loi Fillon, le Conseil constitutionnel censure de telles dispositions qui se contentent de « bavarder », l’article 34 de la Constitution disposant que la loi fixe des règles et détermine des principes fondamentaux. Désormais donc, un « neutron législatif » pourrait être invalidé. On vient cependant d’introduire un « neutron constitutionnel » en reconnaissant les langues régionales comme appartenant au patrimoine national : on n’arrête plus les neutrons !

La question la plus grave est celle de l’atteinte portée par les lois pénales aux libertés – liberté d’expression, liberté de la presse, liberté scientifique et universitaire
. Jusqu’à présent, le Conseil constitutionnel n’a été saisi au fond que de la loi réprimant les outrages publics au drapeau et à l’hymne national, pour laquelle il n’a malheureusement pas fait preuve de la même éthique voltairienne que la Cour suprême américaine : il a laissé passer.

On sait cependant que le second texte de loi sur l’Arménie, qui tendait à réprimer la négociation du génocide et qui n’a pas été adopté par le Sénat, était attendu de pied ferme au palais Montpensier, où il allait de toute évidence se faire sanctionner ; j’ai même ouï dire que le président du Conseil constitutionnel de l’époque était très déçu de ne pas pouvoir en être saisi. Nous étions un certain nombre à avoir demandé à M. Jean-Louis Debré, qui était alors président de l’Assemblée nationale, de bien vouloir saisir le Conseil si ce texte venait à être adopté.

Nous avons été aussi interrogés sur les conséquences pénales des lois qui utilisent les notions de génocide ou de crime contre l’humanité. Ces conséquences sont évidentes : c’est la poursuite et la condamnation des auteurs de ces crimes ou génocides. En revanche, je considère que les délits de négation ou de minimisation de ces actes sont des délits d’opinion, notion inacceptable en démocratie libérale, à laquelle je demeure résolument hostile, comme beaucoup de juristes et d’historiens.

Pour moi, il n’y a pas de bonnes lois mémorielles : elles sont toutes mauvaises. Le Parlement doit rester à sa place, s’abstenir de gouverner nos mémoires et nos cerveaux. Cela éviterait de voir apparaître des textes un peu ridicules.

Quant à la décision-cadre de 2007, c’est la quintessence de ce qui se fait de pire au niveau européen, par une violation manifeste des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Le nouvel arsenal dont disposent les parlementaires français pour faire sanctionner la violation de ces principes serait très utile. Cette décision-cadre comporte des dispositions très dangereuses, à commencer par sa définition du racisme, qui ouvre la voie à un « gouvernement des juges » à l’état pur. Ce serait folie que d’adopter un tel texte !

S’agissant du nouvel outil dont disposent les parlementaires, je dirai que mieux vaut une résolution inoffensive qu’une loi scélérate. J’attends cependant avec impatience la résolution qu’exigera certainement M. Marc Le Fur pour reconnaître le génocide culturel breton !

D’autres questions m’ont paru étonnantes, par exemple celle-ci : « Quel est le rôle du Parlement dans la célébration des grandes figures culturelles ? ». Ou encore celle-ci, sans doute inspirée par Mme Zimmerman : « Le Parlement peut-il demander que l’histoire des femmes fasse pleinement partie des programmes ? ». On frôle le ridicule. Que le Parlement reste dans sa fonction qui est de créer des droits et des obligations, et évite de trop gouverner nos esprits ! (fin de l'intervention)


PS : les minutes AN donnent entre autres les contributions de M. Serge Barcellini, professeur en politique de mémoire à Sciences-Po, de Mme Françoise Chandernagor, juriste, cofondatrice de l’association «Liberté pour l’histoire» et de Mme Nathalie Mallet-Poujol, juriste au CNRS.


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