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Le vecteur turc

colombe calligraphiée« We will convey our deep appreciation for the Islamic faith, which has done so much over the centuries to shape the world, including in my own country » (dixit le président des Etats-Unis au parlement d'Ankara le 6 avril 2009) .
La Question turque pourrait bien resurgir avant les molles échéances européennes du fait de l'entrisme du président Obama. Que M. Sarkozy s'agace publiquement de l'ingérence américaine dans une décision n'appartenant qu'à l'Union européenne ne semble pas émouvoir la diplomatie de Washington qui voudrait lui rétorquer : « Cela fait trente ans¹ que l'Europe "décide" de la Turquie ! Que vous faut-il au bout du compte ? Auriez-vous les foies ?»

La Turquie est un pays "jeune" doté d'une force militaire conséquente située au noeud stratégique de la confrontation Est-Ouest. Tirez sur une carte des axes de tensions avérées ou probables et vous observerez qu'ils se croisent souvent au-dessus de la péninsule turque. La Turquie commande deux mers, la Méditerranée orientale et ses Détroits vers la Mer Noire ; et par l'intermédiaire de son allié naturel l'Azerbaïdjan, elle "existe" aussi en Mer Caspienne. Au-delà, elle dispose d'un hinterland culturel qui sans être exclusif, atteint quand même le Turkestan chinois. Par sa participation millénaire à l'Histoire, elle est écoutée dans tous les "pays'stan". Seuls les pays arabes s'en méfient. Les stratèges américains voient tout cela. La carte turque mérite, à leur avis, que l'Europe fasse un effort ; les conséquences évidentes étant, à leurs yeux, gérables. Nous, instruits par l'Histoire et par un concubinage également millénaire, nous savons d'expérience que non, si du moins la République turque ne retourne pas à sa laïcité fondamentale.

calligraphieLes Etats-Unis chercheraient-ils à affaiblir l'Europe dans un dessein d'hégémonie de tout l'hémisphère nord, hors-Chine, comme on l'entend dire de M. Chauprade ? C'est absurde, pour le moins infondé en réalité. Les deux piliers sont indispensables à l'Occident. Je crois plutôt que le drame irakien (4266 GI's au tapis), après l'exploit terroriste du Onze Septembre, a fait découvrir aux dirigeants américains la puissance de l'islam en guerre. Si le Croissant Vert est assez nul dans le développement de temps de paix, il force le respect technique dans le Djihad frontal ou asymétrique.
Les pertes US en Afghanistan atteignent déjà 675 tués. Contre toutes les analyses des experts islamiques de leurs services, ces dirigeants - mais aussi les nôtres et Chirac en tête - croient que l'islam est une "grande religion". C'est un postulat. Vouloir donc leur faire la démonstration que cette religion est à cent lieues des autres religions, qu'elle est d'abord un mode de gouvernement des hommes et qu'elle impose le combat permanent dans ses textes, l'affrontement perpétuel dans son eschatologie, est vain. Ils n'achètent pas cette vérité car ils ne veulent à aucun prix entrer en conflit de manière globale avec l'islam, dont quelque part ils ont peur, mais qui fascine aussi les plus instruits d'entre eux.

Quand on leur dit "si tous les musulmans ne sont pas des terroristes, tous les terroristes le sont" ils se réfugient dans l'explication usée jusqu'à la corde que les attentats ne sont que l'oeuvre d'une frange de fanatiques ayant déformé l'islam à des fins politiques, alors que l'islam est foncièrement politique. L'islam est pour eux "une religion de paix". Donc, favorisons l'islam, Folleville ! Et son meilleur vecteur est la Turquie moderne à l'islam rafraîchi et démocratisé.

narguilé au bains
La démarche oecuménique d'Obama est vouée à l'échec, avec ou sans intégration européenne de la Turquie. Le Parti islamo-conservateur AKP va continuer dans la voie de la réislamisation et les laïcs vont perdre du terrain chaque année. Dernier rempart kémaliste, l'armée va être noyautée au fil des remplacements par des officiers pratiquants², jusqu'à ce qu'elle ne soit plus un obstacle à une vraie république islamique, du modèle pakistanais, par exemple. Un bon connaisseur de l'islam en marche disait sur le blogue d'Ivan Rioufol un fait vérifiable : « une fois que la cinétique de l'islamisation est engagée dans un pays musulman, il est très difficile de l'arrêter, car la surenchère du plus pur, du plus orthodoxe, du plus pieux, confère un pouvoir grandissant aux religieux qui détiennent l'instrument de mesure, contre lesquels les "laïcs" n'ont aucune théologie classique à opposer sans s'avouer "apostats". Les laïcs ne peuvent pas lutter contre les religieux en Islam, c'est impossible.»

mosquée bleue
La laïcité de la République turque ne sera-t-elle que le masque qui lui aura (éventuellement) permis d'accéder à l'Europe, en réalisant enfin le vieux rêve ottoman d'atteindre son soleil couchant. Paradoxalement, si la CEE avait intégré la Turquie très kémaliste d'il y a vingt ans¹, peut-être que l'AKP ne serait jamais parvenu au pouvoir et que la société aurait eu d'autre sujets d'intérêt que de voiler ou pas les jeunes filles. Seuls vingt pour cent des Turcs pratiquent une religion, et à l'étranger, la pratique des rites traditionnels participe plus d'un réflexe identitaire que d'une intime conviction.

Mais les choses changent dès lors que c'est la turquicité qui est exaltée dans l'islam de l'AKP, comme le dévoile le chantage aux caricatures danoises du Premier Erdogan dans une affaire militaire, mais surtout comme le montre le grand œuvre de révision en cohérence des 162000 hadiths qui complètent le Coran. L'ouvrage qui sera édité en turc, arabe et russe (vers l'Asie centrale donc), aura par tout l'Islam l'autorité que lui confèrera le pouvoir politico-religieux d'un Etat puissant, et surtout siège de l'ancien califat. Cette Réforme ressemble par l'ampleur du projet à celle du christianisme.

le lapin de playboyC'est la société de consommation sa pire ennemie quand elle conforte l'indolence endémique du stanbouliote ou le laxisme corrompu du petit fonctionnaire. Malgré les avertissements des républicains turcs, notre diplomatie à courte vue a attendu que notre way of life d'exportation soit encadrée par le parti sectaire de "l'Ordre Juste" qui rameute tout l'aréopage soufi à sa promotion pour impressionner les masses laborieuses ou contemplatives par la mise en scène réussie des vestiges d'une civilisation d'une certaine épaisseur quand même. C'est sans retour ! Quoique "le désespoir en politique soit une sottise absolue" (Ch. Maurras).
Nos dirigeants restent dépassés par la Question. Ils vont naviguer entre contraintes diplomatiques et sondages. Nous sommes en démocratie, le régime de l'instant. Nous l'aurons dans l'os !


Note (1): le dialogue a été ouvert officiellement en 1963, l'union douanière date de 1995 et le statut de candidat formel à l'intégration de 1999.
Note (2): faire courir la rumeur de cette préférence pousse les officiers à la Prière, bien sûr.



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Commentaires

  1. Je pense que vous vous trompez en pensant que l'AK Parti est une formation islamiste "pure" et "dure".

    _ C'est une alliance entre patronnat turc (TÜSIAD), petite bourgeoisie provinciale traditionnaliste, populisme conservateur/traditionnaliste. D'ailleurs, les leaders de l'AKP ne sont pas des religieux, mais des diplomés de l'enseignement supérieur anglo-américain ou allemand. Ce sont des ingénieurs, des chefs d'entreprise, des hommes d'affaires. Ca ne les rend pas plus convenables, mais la situation n'est pas la même qu'au Pakistan...

    _ L'armée n'est vraiment "laïque" que depuis le milieu des années 1990. N'oubliez pas que la TSK a fomenté le putsch de 1980 en s'appuyant sur des thématiques islamo-nationalistes.

    _ La question de l'islam est un paravent. Le problème est ailleurs. Il est dans une opposition entre des élites établies occidentalisées, celles de l'Ouest du pays, détentrices du pouvoir politique depuis le mouvement jöntürk et la révolution kémaliste (pour résumer) et d'autres issues de la bourgeoisie provinciale traditionnaliste qui ont le pouvoir économique mais aucun levier de commande politique (les "calvinistes islamistes"). Avec un troisième joueur : la TÜSIAD, occidentalisée mais pro-européenne.

    C'est l'alliance des deux derniers groupes d'intérêts qui fait la vitalité électorale de l'AKP (et encore, les élections locales du 29mars ont été un semi-échec). Cette coalition électorale était déjà celle du DP de Menderes ou de l'AP de Demirel.

    _ L'AKP est un mal nécessaire. Ne serait-ce que parce que l'AK Parti est une manière d'intégrer les masses conservatrices (notamment les Kurdes) au jeu politique national dont elles ont été souvent exclues. Un peu sur le modèle du RSKP aux Pays-Bas et du Zentrum en Allemagne pour les Catholiques.
    Avec deux conséquences : des tensions plus "identitaires" ou "culturelles" que vraiment religieuses entre conservateurs et "laïcs". Une conquête de la République par les représentants de la majorité de la population, les "Anatoliens" disait Gurfinkiel, aux dépens des "Rouméliotes".
    Avec à la clé, la création d'un parti conservateur plus proche des Républicains américains que des démocrates-chrétiens allemands ou italiens.

    Et objectivement, mieux vaut un cabinet monocolore AK Parti que les informes coalitions entre socdems, conservateurs "modérés" et nationalistes connues dans les années 1990.

    J'ai terminé. Vous pouvez désormais me fusiller... connaissant votre ironie grinçante, je crois que je vais souffrir...

    Amitiés,

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  2. Merci Fatih d'avoir enrichi ce billet de votre commentaire appuyé. Cela faisait longtemps que je n'avais reçu de critique constructive, me signalant une "mise à jour" disponible.
    Quel est selon vous l'impact sur la question européenne en Turquie ?

    Je vais voir à plus tard pour "grincer".
    Bien à vous.

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  3. Quel est le poids kurde en Turquie?

    J'ai toujours pensé que c'etait une grosse minorité confinée aux marges du pays, sans poids reconnue, ni representation!
    A votre lecture, j'ai l'impression qu'ils pesent quand même sur le jeu politique! Comment se considère t 'ils? Turcs avec un particularisme, ou irremediablement "kurdes"! Inversement pour le turc ethnique est il un compatriote (turc des montagnes) ou un eternel allogène?
    Parce que finalement, ils ont été bien loti les kurdes par rapport aux arméniens et au grecs!!!!!!!Des privilégiés en quelque sorte!

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  4. De ce que je sais, les Kurdes ont un peu la même image chez les Turcs que celle que les Turcs subissent en Occident (ironie du sort) : moeurs rétrogades, voire sauvages, faible niveau d'éducation, criminalité, démographie de lapins, etc.

    Non, les Kurdes ne se considérent certainement pas comme des Turcs, leur particularisme, dans tous les pays où ils habitent est extrêmement fort, et toujours en butte à la centralisation de la part des Etats "modernes".

    Les Kurdes ont échappé à l'épuration ethnique lors de la formation de l'Etat-nation turc pour une raison pratique et sociale évidente :
    étant essentiellement des paysans, ils n'avaient pas d'élites commerçantes et urbaines à la différence des dits Grecs et Arméniens (au sein de l'empire ottoman), ils n'étaient donc pas perçus comme une "cinquième colonne" mettant en danger l'unité de la Turquie naissante (ce qui n'était qu'une courte vue).

    Le processus de réislamisation en cours, qui a des racines complexes (démocrates anti-militaristes de 1960, "synthèse turco-islamique" dans le sillage du coup d'Etat de 1980 sur fond de répression de l'extrême gauche) permet l'ascension d'un certain nombre de Kurdes dans la politique. L'ancien président Turgut Özal, libéral et fervent musulman, était né de mère kurde. L'islam est ce qui peut le mieux concilier Turcs et Kurdes, l'armée turque a joué là-dessus d'ailleurs dans sa lutte contre le PKK "athée". M'est avis que les implications de la brûlante question kurde repoussent indéfiniment les chances d'adhésion à l'UE.

    Cordialement.

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    1. "..le PKK "athée"..." sûrement pas, les populations ne comprendraient plus"L'article de Wikipedia oublie de mentionner le vieux Barzani, agent des soviétiques et armé par Brejnev pour déstabiliser la Turquie, plateforme de bases américaines et OTAN, entrepôt américain de missiles pointés sur l'URSS. Wikipedia a une fâcheuse tendance à enjoliver l'Histoire lorsqu'il s'agit de ne pas contredire la Grande Encyclopédie Soviétique et ses vérités populaires..

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  5. Le général Pierre Rondot (1904-2000) fut un défenseur très pugnace des Kurdes sous le Mandat français au Proche Orient. Il obtint d'eux un titre kurde prestigieux ...dont je ne me souviens plus.

    Il est le père du général Rondot empégué dans l'affaire Clearstream.

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  6. Et que dire des milliards (quatre) d'euros que l'Europe donne à la Turquie "pour préparer son entrée dans l'Europe", mais que la Turquie utilise pour s'agréger les régions turcophones d'Asie afin de faire contrepoids, démographique c'est tout ce qu'elle a, à la fois à l'Europe et à la Russie? Les Européens savent-ils qu'ils paient des impôts européens et s'endettent pour la plus grande gloire de Recep Tayyip Erdoğan ? Sarkozy n'est plus président et son successeur, incapable de résister à une dame, n'affrontera jamais le pouvoir turc; alors que feront les Européens face à l'entrisme de la Turquie ?

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