vendredi 26 août 2011

L'Ange déchu du Buen Retiro

Gardons-nous de tenter le diable. Il est à Madrid une grande statue de Lucifer posée sur une fontaine sise à 666 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ça ne s'invente pas. L'ensemble architectural est terrifiant de majesté et réalisme tout à la fois dans la grande tradition hispanique d'horreur. Que l'on pense à ce grand bronze d'un esclave ferré d'un anneau dans le crâne qui avait hanté mon premier voyage en Espagne.
Posé sur un bassin octogonal, le socle très haut protège son maître de huit gargouilles cracheuses, démoniaques, entravées de lézards, crapauds et serpents. Les enfants pas sages se calment tout de suite en s'approchant. Maman, j'ai peur. Quant à Celui-là, il a le visage de la revanche dans un rictus de haine douloureuse qui augure mal de l'avenir. Je ne boirai pas de son eau et tout laisse à penser que le sculpteur l'avait bien connu... à Rome bien sûr :)

L'histoire commence bien, comme toujours. Il était une fois en 1877 un jeune sculpteur du nom de Ricardo Bellver qui, en troisième année de l'Académie espagnole des Beaux-Arts de Rome, réalisa une grande statue en plâtre de l'Ange Déchu (Ángel caído) avec laquelle il gagna l'année suivante un premier prix à l'Exposition nationale des Beaux-Arts de Madrid. L'oeuvre fut illustrée de quelques vers de la fameuse somme poétique de John Milton, l'interminable Paradis Perdu. La statue est décrite en détail dans le catalogue du Musée du Prado ici. Impressionnant.

L'Etat acheta l'oeuvre pour le pavillon espagnol de l'Exposition universelle de Paris de 1878 et la statue fut coulée en bronze, rue de Villiers chez Thiebault-Fils, la grande maison de fondeurs qui avait édité le Saint-Michel terrassant le dragon de la fontaine du Quartier latin et le Napoléon de la colonne Vendôme, sans compter le Charlemagne du parvis de ND de Paris, la réplique de la Statue de la Liberté du pont de Grenelle et le Triomphe de la République de la place de la Nation.
Le résultat est remarquable. A un point tel que l'on soupçonne des choses. "Quelqu'un" familier des arts du feu n'aurait-il pas tenu lui-aussi le ciseau ?


C'est vrai ! 1877 : le pronunciamento de Campos qui cesse le chaos de la Première République n'a que trois ans. Alphonse XII appelé à régner en janvier 1875 s'évertue à consolider la monarchie restaurée et à pacifier la métropole et ses colonies. Il y met du sien mais la tâche est titanesque au pays des dix millions de roi, dixit Ferdinand VII. La lutte des partis et la mauvaise santé économique du pays le priveront d'aboutir. Veuf à 21 ans de la princesse Maria de las Mercedes d'Orléans, il ne verra pas son fils, le futur Alphonse XIII né après sa mort, de son remariage avec Marie-Christine d'Autriche. Adulé par le peuple de Castille car il était beau et courageux comme un vrai hidalgo, il termine son règne à 28 ans seulement, emporté par une tuberculose foudroyante. Coïncidence ? C'est lors de cette même année 1885 qu'est inauguré le monument satanique du parc du Retiro.

Sur la régence, les nuages alors s'accumulent comme à l'époque d'Isabelle II, la guerre hispano-américaine finit sur la perte de Cuba, et l'humiliation de la vente forcée de Porto-Rico, Guam et des Philippines ; famines et anarchie ravagent le pays miné par les grèves et les épidémies. Le désordre général, aggravé par les blocages sociaux, exigera une centralisation de l'Etat et de la Justice que les provinces basque et catalane combattront. La situation de blocage fait le lit des partis ouvriers et de l'anticléricalisme, et une forte tension sociale secouée d'épisodes sanglants présage de rudes affrontements qui seront contenus tant bien que mal jusqu'à l'explosion finale de la Guerre civile. La monarchie termine sa course sur la dictature nécessaire de Primo de Rivera qui in fine la déconsidère. Alphonse XIII quitte l'Espagne en 1931. Les orgues de l'Enfer vont bientôt se déchaîner, annonçant un vacarme bien plus monstrueux encore, celui de la seconde guerre mondiale. L'Espagne est ramenée à la dimension d'une puissance locale insignifiante ouverte sur la Méditerranée comme le sont ses voisins d'Afrique du nord, un statut inédit depuis l'Antiquité.
Satan a fait le job !


Si vous passez par le parc du Retiro à l'heure de la fermeture, éloignez-vous des gus qui traînent à la Puerta del Ángel Caído, sous leurs sourcils noirs ils ont des yeux de feu et dissimulent mal une queue de lézard sous le frac. Signez-vous et caltez !

NB: Ce billet est une commande qui n'est pas taguée.

1 commentaire:

  1. le diable tel qu on ne le voit pas
    car ce n est pas un être hideux a queue fourchue mais bel et bien , un ange de la creation et déchu

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