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Satan enfanté à Tunis

Une fois n'est pas coutume, nous faisons le billet sur une contribution étrangère au blogue. Malek Triki est un journaliste tunisien de Al Quds Al Arabi qui revient sur l'assassinat de Chokri Belaïd, leader d'un parti d'opposition de gauche à la règle islamique imposée par Ennahda, parti ayant accédé aux affaires démocratiquement. Immergé dans l'actualité tunisienne et bénéficiant des remontées d'information vers son journal, il trie les motifs et les motivés, et prend le risque de dénoncer.

Sauf à avoir organisé les premières élections libres dans l'histoire de ce pays, l'élite politique tunisienne n'a rien accompli du tout durant ces deux dernières années. Ces élections libres causèrent fierté et optimisme, mais ils s'évanouirent aussi vite que que le printemps orphelin fut rincé de tout bienfait conséquent par une atmosphère politique barbare. Cela vira au cauchemar - l'un parmi beaucoup dans la Tunisie nouvelle qui retourna la bénédiction en malédiction.
Ce qui demeura spécial dans ces élections est qu'elles donnèrent une majorité relative en voix (et pas de majorité absolue) à une formation dont les partisans et les jeunes croient en toute sincérité avoir acquis une « légitimité par le scrutin » voire un « mandat », la clef de toute porte, le baume à toute plaie. Dans leurs croyances, ceux qui obtiennent la majorité des voix sont les représentants de la vérité absolue, et cette cette vérité absolue est en eux-mêmes. Ils deviennent infaillibles au moins aussi longtemps que dure le mandat électoral. Selon eux, la Charia (mandatée ou légitimisée) est la pierre d'angle sur laquelle tout l'univers pivote. La légitimité est le Sidrat al-Muntahā, le lotus des confins dont la lumière marque l'accès au septième Ciel. Ce mandat électoral est une vérité indiscutable. Nul ne peut la mettre en doute. Ainsi le peuple a-t-il parlé. Et puisque le peuple a le dernier mot, il n'y a aucune question permise. Ecoutez bien païens, ennemis du parti Ennahda en charge des affaires, vous qui détestez son juste gouvernement : Stop ! Ne vous jetez pas sur les épines de la légitimité, ne vous insinuez pas entre l'ongle et la chair de son mandat légal. Décampez ! Partez ! Trouvez-vous un coin pour pleurer les larmes de votre sordide infortune. « Ô laïcs infidèles, vous les « zéro-pour-cents » qui jouez sur les mots, sur l'éphémérité des élections, prenez avec vous votre notoriété et vos martyrs et quittez notre légitimité¹ ».

Feu Chokri Belaïd
C'est exactement avec cette logique d'un dogme religieux que les partisans d'Ennahda appréhendent toute critique ou tout appel au gouvernement actuel pour remédier aux manquements. Pour cela, ils ont créé des dizaines de comptes Facebook qui appellent ouvertement au meurtre en pleine lumière. Il faut ajouter à cette énigme la masse des extrémistes (non pas des partisans d'Ennadah) qui courent la campagne et pratiquent une violence désormais reconnue contre d'innocents citoyens, des intellectuels, artistes, journalistes, brûlent le saint Coran (!) et incendient les mausolées de saints musulmans. Ces éléments prouvent l'existence d'une alliance entre les militants du parti dirigeant, Ennahda, et des extrémistes dans les rangs desquels on nomme abusivement des « salafistes » (fondamentalistes), une alliance entre les faucons d'Ennahda et les brutes d'une nouvelle secte kharajite. Cette alliance a un ennemi : le civil tunisien qui croit en la liberté et fuit l'idéologie.

Cette hostilité (enracinée de manière frappante dans l'obscurité profonde d'instincts tribaux immoraux) est organisée contre une société tunisienne libre et la conduit au seuil d'une ligne de fracture jamais vue auparavant : l'abîme des assassinats politiques.
Attendre une enquête concluante sur le meurtre ne veut pas dire annuler des évidences : le meurtre du militant de gauche Chokri Belaïd ne provient pas des partis d'opposition aux dirigeants actuels, ou des opposants à l'idéologie dite « Islam politique », ni même aux ennemis du dogme des Kharajites puritains ignorants. Plus vraisemblablement que moins, dans le contexte de haine et de ressentiment tellement omniprésents dans le pays, les tueurs doivent appartenir au camp des « révolutionnaires » protecteurs de l'actuel « mandat électoral », leurs extrémistes et leurs associés tenants de la ligne dure (plusieurs partis y compris le président et le leader du parti républicain avaient averti le martyr que sa vie était en danger). Ces extrémistes sont les coupables les plus vraisemblables dans le meurtre de ce Musulman citoyen dont les deux filles jeunes deviennent orphelines sans pitié. Il n'est pas exagéré d'arguer que celui qui a commis le meurtre, plus vraisemblablement que moins, est parti en espérant que ce crime atroce lui sera compté sur la liste de ses bons points à la droite de Dieu.

C'est la tragédie de la Tunisie d'aujourd'hui. Une bête malfaisante est sortie de la matrice de cette pure et bonne mère, qui dévore maintenant ses enfants. Sauf à se repentir et accepter comme un fait accompli la « légitimité » éternelle des nouveaux dirigeants, elle est condamnée à rester « malheureuse et désespérée² ». En vérité, cette « légitimité » est un mandat éphémère dans une obscurité absolue mais éphémère.

Malek Triki
8 février 2013


(1) le texte évoque trois vers du poète palestinien Mahmoud Darwish
(2) “malheureuse et désespérée” est une citation directe du « Moment d'euphorie de Soumaya », texte publié par Soumaya Ghannoushi, fille du leader d'Ennahda, Rached Ghannoushi, et épouse du présent ministre des affaires étrangères, Rafik Abdelssalem, lui-même mouillé jusqu'au cou dans l'affaire du Sheratongate. Le 23 octobre 2012, elle a posté sur sa page personnelle Facebook un message euphorique qui a créé beaucoup d'effervescence et chaud débat sur la blogosphère tunisienne. Elle y disait : « Puisse chaque cycle électoral être l'occasion pour vous d'être malheureux et désespérés ».


Postsriptum
Merci à Lofti Hermi pour son aide sur ce morceau de bravoure.
Original arabe sur Al Quds Al Arabi.
 Al Quds Al Arabi - La Jérusalem arabe - est un quotidien panarabe édité à Londres, réputé pour sa pugnacité et le large spectre de couverture des événements, un journal de « la rue arabe ». On pourrait le comparer au Parisien libéré.


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