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Les licornes de fer de l'empire céleste


OBOR, c'est le grand projet impérial du China Dream de XI Jinping, One Belt, One Road, appelé à structurer la diplomatie chinoise sur toute l'Eurasie en structurant des axes de développement lourd : on parle infrastructures logistiques, centrales électriques, urbanisation... Des variantes plus ambitieuses encore sont diffusées par les agences d'influence pour ajouter un peu de "romantisme" au projet mais aujourd'hui nous nous en tiendrons aux segments parfaitement concrets. Les acquis chinois sont déjà nombreux sur la zone d'effort et formatent les relations diplomatiques avec les deux autres empires, Fédération de Russie et par ricochet les Etats-Unis. Une carte d'abord, prêtée par le MERICS de Berlin (The Mercator Institute for China Studies) pour cerner le projet.


Le pivot historique de la Route de la Soie est en Iran. Les échanges entre le Cathay et la Perse remontent à l'époque des Parthes et il y a du respect mutuel entre les deux nations. Placé jadis au cœur du dispositif commercial est-ouest, l'Iran retrouve naturellement ses marques dans l'OBOR. C'est dans l'ombre de cette influence que s'inscrit la revitalisation du couloir de l'Indus jusqu'au nouveau port pakistanais de Gwadar au débouché du Golfe persique sur le détroit d'Ormuz, qui permet aussi d'accéder à l'Océan indien, zone commerciale la plus prometteuse dans l'avenir. Au nord, les républiques turcophones s'emboîtent les unes dans les autres, chacune ne valant que ce que vaut ses voisins. Elles permettent en bout de course d'atteindre la mer d'Azov en passant au nord de la Caspienne. Elles sont alliées à la Chine pour deux raisons : le marché chinois de consommation d'hydrocarbures et de coton d'une part, de l'autre, la résistance opiniâtre de Pékin à l'irrédentisme ouighour qui menace les autocraties régionales par ses fermentations islamistes. Le débouché naturel occidental de la Route de la Soie est la Turquie, ou la Syrie ! On comprend qu'Erdogan ait fait le voyage.

Mais l'OBOR est plus avancé qu'un "projet". Empruntant les infrastructures soviétiques, la Route de la Soie est déjà ouverte dans sa partie froide. Ainsi le trafic ferroviaire par train-bloc vers le soleil couchant fut inauguré le 5 juillet 2015. Un test de 80 conteneurs sur wagons fut lancé au départ de Kunming (Yunnan) pour remonter à Zabaïkalsk sur la frontière russe, traverser la Sibérie puis la Biélorussie jusqu'à Brest et enfin Malaszewicze en Pologne pour transborder les boîtes sur des wagons à l'écartement anglais. Puis Rotterdam. Le trajet dura 19 jours. Les porte-conteneurs de la conférence font Ningbo-R'dam (container yard à container yard) en 50 jours (source). Un test ponctuel fut fait en 2014 entre Yiwu et Madrid. Donc la logistique ferroviaire n'est pas complètement ringarde, d'autant que les Chinois ont montré leurs capacité à lancer des trains de 200 conteneurs sur la taïga. En janvier 2017 ils ont fait un Yiwu-Barking (Londres) en 18 jours. Et le 10 avril dernier (en photo ci-dessous) un train de whisky est parti de Corringham pour Yiwu (Shanghaï).


L'intérêt est de s'affranchir des aléas maritimes et géopolitiques dans une solution quand même rentable en participant au développement local de l'Asie centrale. C'est un peu la philosophie d'aménagement de l'Ouest sauvage américain par les fameuses lignes transcontinentales. Les cadences ne sont limitées que par les capacités de transbordement à l'écartement large ou normal. Les programmes sont établis vers des chantiers classiques de manutention comme Duisburg, Hambourg, Rotterdam... La Deutsche Bahn, opérateur majeur de ce trafic signale que 40000 conteneurs ont été acheminé sur le fuseau Chine-Europe avec des délais compris entre 12 et 16 jours. Un trafic annuel de 100000 conteneurs sera atteint en 2020 (source). Les opérateurs majeurs sont pour l'instant hollandais, allemand et suisse. Le temps est la moitié du transit time maritime, la masse transportée plus rapidement est bien moindre certes et le prix à la tonne moins avantageux (un porte-container océanique prend de 5 à 10000 boîtes de 40 pieds) mais le prix par fer est beaucoup moins cher que par avion pour un délai acceptable. Le transport ferroviaire est auto-financé ; inimaginable en France où l'on chercherait partout des subventions publiques pour construire l'usine à gaz qui va bien !

Il est probable que ce volet ferroviaire sera pour longtemps l'axe majeur de l'OBOR, entre deux puissances économiques (UE et Chine) écrasant toutes les autres sur le continent eurasien. Les ateliers de Dalian ou Datong produisent des locomotives "grand froid" qu'ils vendent facilement en Asie centrale. Par chance les opérateurs européens sont habitués à gérer la complexité de ce type de trafic sur le réseau dense européen, et le dispositif nous apporte de la valeur ajoutée. Le projet est typique du gagnant-gagnant. Il nous reste maintenant à charger des trains vers la Chine :) Notons pour les archives historiques que Calberson France avait lancé un projet de train-bloc régulier entre Gennevilliers et Pékin à la fin des années 80, en raccrochant le Transsibérien en Pologne. Comme souvent en France, les autres acteurs sont restés assis pour voir ce qu'il adviendrait du projet, bien qu'il soit soutenu officiellement par les opérateurs chinois. C'était l'époque où toute l'équipe Calberson Chine parlait couramment le mandarin, mais pas sa haute direction. L'entreprise (GEODIS) appartient maintenant au pôle fret de la SNCF.

Train-bloc chinois vers Riga (Estonie)

On gardera pour une prochaine fois l'étude de la concurrence ainsi créée avec le Passage du Nord-est qui est en cours d'exploration. Il s'agit de passer des navires de commerce entre la Mer du Nord et la Mer jaune par l'Océan arctique en profitant du réchauffement climatique. On peut anticiper que cette route sera empruntée par les vraquiers plutôt que par les porte-conteneurs qui ont besoin de régularité et de ports d'escale rapides, ce qui n'est pas le cas sur toute la côte russe.

Le volet maritime de l'OBOR est moins évident. Les routes existent et sont exploitées par trois alliances maritimes dans lesquelles sont déjà les grands transporteurs chinois : l'Ocean Alliance regroupe CMA-CGM (FRA), COSCO (RPC), Evergreen (ROC) et OOCL (HKSAR). L'inclusion de l'Afrique anglaise dans un courant d'échanges risque d'être décevante, au moins au départ. Il n'y a pas de réels volumes et les acteurs locaux laissent encore à désirer, sauf à recoloniser les ports comme au Pirée. Plus surprenant est le projet de contournement de la Mer de Chine méridionale par les trois fuseaux terrestres : l'un traverse la Malaisie en direction de l'Indonésie par le hub de Singapour, l'autre passe le Triangle d'Or birman (l'ancienne Tea Horse Road) depuis le Yunnan en direction de Calcutta, le troisième descend du Cachemire, longe l'Indus puis franchit le Balouchistan vers le port "chinois" de Gwadar (voir la carte ci-dessus). Les deux derniers fuseaux posent problème à l'Inde qui, accablée de neuf cents millions de pauvres, n'a pas les moyens de suivre, encore moins de concurrencer le projet de Pékin par le sien propre. Mais le but à atteindre n'est peut-être pas si désintéressé pour Pékin.


La masse de crédits d'investissements déversée sur les fuseaux terrestres de la One Belt sera en renminbi yuans. A partir d'un trillion de dollars en RMB en circulation hors de la zone d'intérêts chinois (Asie du Sud-Est), la monnaie céleste devient une devise internationale et monnaie de réserve, et on parle déjà au pluriel, en trillions ! Paul Chan Mo-Po, Secrétaire au Trésor de Hong Kong, ne s'y est pas trompé qui veut mettre au pot de l'Asian Infrastructure Investment Bank et faire prendre par les banques de la place les opérations quotidiennes de l'OBOR. D'aucuns doutent que les tycoons honkongais suivent le risque pris par l'Administration en surenchérissant sur l'OBOR, leurs affaires locales rapportant bien plus et sans risques majeurs ni souverains. Il n'en reste pas moins que le savoir-faire inimitable de la place de Hong Kong et ses connexions privilégiées au sein de la galaxie Nylonkong (clic) sont un atout pour le projet de Xi Jinping.

Plus généralement, le projet chinois qui devrait mobiliser des trillions de yuans sur dix ans suscite réticences et jalousies d'autant plus que Pékin "achète" les pays partenaires par des crédits à guichet ouvert. OBOR c'est open bar ! Ce pourquoi la délégation de l'Union européenne au grand raout du 14 mai à Pékin a marqué publiquement son agacement en brandissant les barrières non-tarifaires chinoises au commerce réciproque, sans parler des libertés publiques fortement secouées en Chine continentale.
Le président de la Chambre de commerce européenne à Pékin, Wuttke, est allé jusqu'à dévoiler que les compagnies chinoises profitaient de l'ouverture des investissements extérieurs pour faire évader plus facilement des capitaux. L'Inde pour sa part a montré son petit air boutique en refusant que "son" Cachemire soit inclus dans l'OBOR. Par contre Kim Jong-un avait envoyé un observateur : des cartes existent pour un fuseau Harbin ou Shenyang vers Busan sur la mer du Japon. Les Etats-Unis étaient absents ; Donald Trump essaie de comprendre ce qu'il se passe dans tous ces p*tains de pays imprononçables comme la Saskatchewan. Mais Vladimir Poutine est content, lui qui bénéficie gratuitement de la géographie ad hoc pour profiter à fond de ce projet colossal.

China Ocean Shipping (Group) Company

Postscriptum : un éclairage différent sur l'excellent site QuestionChine :
Le projet pharaonique des routes de la soie à 1700 milliards de $ par François Danjou (17/5/17)

Commentaires

  1. Vous dites que Poutine est content de la situation. Mais n'y a t il pas un risque de mainmise plus ou moins diffuse sur cet Extrême-Orient russe -frontalier-de la part des Chinois? j'ai retrouvé un article paru dans "Courrier International" en 2009 qui parlait des "propositions chinoises" pour Vladivostock (terminus du Transsibérien) je ne suis pas Russe mais tel était le cas je me méfierais grandement!

    http://www.courrierinternational.com/article/2009/09/30/quand-vladivostok-tombera-aux-mains-des-chinois

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    1. Oui, j'en parlais dans ce billet (clic).
      Les autorités portuaires de Vladivostok avait vendu le port aux Chinois (avec la zone franche qui va avec) et c'est le Kremlin qui a mis le hola; non sans difficultés. Il faut dire que toute la Sibérie orientale est abandonnée par le pouvoir russe, à tel point que le Japon avait proposé à Yeltsine de développer le territoire d'ordre et pour compte. Les Nippons voulaient bien reprendre aussi les Kouriles qui sont pareillement à l'abandon et les mettre en exploitation.
      Sans aller si loin, il suffit de visiter l'enclave de Kaliningrad pour voir la décrépitude des territoires gérés par le système clanique russe.

      Bien sûr que Poutine serre les fesses mais les Chinois ont l'éternité devant eux (c'est mental) et ils sont sûrs absolument qu'ils récupéreront tout ça un jour (voir la carte du billet signalé ci-dessus).
      Leur attitude est typique d'une approche impériale voire dynastique.

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