Un contemporain nous raconte aujourd'hui la ligne de diligences (littéralement "à marche hâtée") qui partait du même coin pour Montpellier afin de gagner la nouvelle ligne de chemin de fer vers Sète. C'est mon ami Isidore Boiffils¹ de Massanne (1824-1907). Les extraits de son ouvrage ont été collationnés par M. Jean-Paul Chabrol de l'IUFM d'Aix-en-Provence. Laissons maintenant passer la magie du récit ...
Mes contemporains ont vu s’opérer dans les moyens de communication entre les hommes un changement qui est en train, selon l’expression biblique, de renouveler la face de la terre. J’avais suivi, de 1837 à 1839, étant au collège, la construction du chemin de fer de Montpellier à Cette. Je n’ai pas oublié l’étonnement mêlé de terreur que j’éprouvais à la vue de la première locomotive de ce monstre brutal, doué de mouvement et d’incomparable force, animé de deux grands yeux de flamme, soufflant la fumée, s’avançant le long de sa voie de fer, se jouant des fardeaux les plus lourds, s’arrêtant à la volonté d’un invisible conducteur humain.
En 1840 et 1842, malgré un premier essai, on ne se doutait pas encore de l’importance prochaine du chemin de fer. M. Thiers les considérait comme un jouet d’enfants ; et de fait pour les rendre pratiques il manquait encore un élément indispensable, je veux dire le télégraphe électrique. Donc en 1842, on se disait en progrès pour avoir perfectionné les voitures publiques à marche accélérée, les malle-postes, les bateaux à vapeur, etc.
Je parlerai bientôt du voyage de Paris considéré à cette époque comme un grand voyage ; pour le moment je me bornerai aux trajets de Sumène à Montpellier et à Cette, le plus long que j’ai entrepris. Un service de diligences entre le Vigan, Ganges et Montpellier² existait depuis une trentaine d’années. Nous autres, gens de Sumène, allions prendre la voiture à Ganges. Vers les 8 ou 9 heures du soir, on s’entassait dans un véhicule étroit, doublé d’un cuir que le contact des voyageurs encrassait au point de donner des nausées, et après neuf ou dix heures de cahots, on arrivait à la pointe du jour. Le trajet pouvait se faire du matin au soir et, dans ce cas, on dînait à l’auberge que tenait à Saint-Martin-de-Londres un nommé Flavier.
Le chemin entre Ganges et Montpellier, sauvage et désert, montueux, mal entretenu (on l’a renouvelé et rectifié presque partout depuis 1842³) faisait rêver de vols et d’assassinats. Le centre de la ville est le large carrefour où se réunissent le chemin neuf, le Jeu de Ballon, le chemin de Montpellier et la rue des Barris ; le coeur est l’angle du trottoir bordant l’hôtel de la Croix-Blanche ; cet angle mérite le nom de cap des badauds.
Chaque jour, une quinzaine de diligences partaient de cet endroit ou le traversaient en s’arrêtant pour relayer. Ajoutons un roulage considérable, et de nombreux véhicules privés, et vous arriverez à un chiffre respectable de chevaux et de gens de chevaux.
Saint-Martin de Londres est un bourg d’un millier d’habitants tout au plus, situé à peu près à moitié chemin de Ganges à Montpellier, à la bifurcation de plusieurs routes. Ce qui le faisait jouir du bénéfice de la halte obligée qu’y devaient faire les rouliers, les conducteurs de diligences et généralement tous les voyageurs. La vie et le mouvement sont dans le faubourg que traverse la route. Sur un carrefour assez vaste est une fontaine avec bassin-abreuvoir, ombragée par un grand platane : les oisifs de l’endroit, les palefreniers et postillons en récréation, assis sous l’arbre sur des bancs de pierre, formaient une brochette, occupée à regarder passer les véhicules, à fumer d’interminables pipes, en un mot consciencieusement absorbés dans le plus doux farniente.
La route est bordée de grandes remises, de vastes écuries, d’un café très spacieux, et enfin de deux auberges : l’Hôtel Bancal et l’Hôtel Flavier, celui-ci tenant, à beaucoup près, le premier rang. C’est là que les rouliers faisaient bombance à un prix très modéré tandis que leurs attelages consommaient une provende que le valet d’écurie réduisait de moitié pendant la ripaille des maîtres.
C’est là aussi que les diligences et voitures déversaient leurs voyageurs pour le dîner. La salle à manger avait un papier à personnages représentant une chasse au tigre dans l’Inde anglaise, avec des pagodes, des palanquins, des éléphants portant des dames et d’obèses milords à cheveux rouges, les rajahs et les anglais à cheval, des tigres dans les jungles, etc. Quant aux repas, ils étaient médiocres de délicatesse et de propreté ; néanmoins, mon imagination de collégien considérait l’Hôtel Flavier comme un lieu de délices.
Quelle plume pourra donner à nos prosaïques contemporains de 1885 une idée de la diligence, de sa poésie, de sa splendeur ; et comme les chemins de fer sont ternes à côté d’elle !
Le beau rêve en 1840 que d’être entrepreneur de diligences ! L’an passé encore, en 1884, étant au café avec un alerte vieillard de 86 ans (il est mort depuis un mois), je me plaisais à lui entendre narrer la grande création de la diligence du Vigan à Millau, sa lutte avec les Messageries Royales. « Oui », me disait M. Félix Laporte, et ses yeux pétillaient d’enthousiasme, « les Messageries Royales répondirent à nos propositions d’accommodement : la route du Vigan à Millau n’est pas assez large pour deux diligences ! C’est donc la guerre que vous voulez, eh bien vous l’aurez, la guerre ! et nous mangeâmes 80.000 francs la première année… ».
L’entrepreneur de diligences était donc un aventureux bourgeois enivré de gloire, et comme généralement il n’avait pas fait ses humanités, l’exemple d’Icare et de Phaéton ne l’inquiétait pas. Il régnait sur une bien attrayante tribu de buralistes, conducteurs, postillons, palefreniers, portefaix alias facteurs, et de chevaux. Montait-il dans sa voiture, son voyage était un triomphe ! Les aubergistes le saluaient, les filles d’auberges le cajolaient ; le conducteur ne brillait pas ce jour-là.
Nous autres arrivant de Sumène, commencions par déposer nos bagages et consultions le buraliste : « Aurons-nous des places dans le coupé, dans l’intérieur de l’impériale ? ». Tout en fumant sa pipe, le buraliste feuilletait nonchalamment son registre. « Et quand partira-t-on à l’instant ? ». Ici intervenait un facteur : « Voyez, Messieurs, la voiture est là et je vais chercher les chevaux, ne vous éloignez donc pas ! ».
Sans nous éloigner, nous sortions alors sur le trottoir du Jeu de Ballon encombré de monde. Les négociants s’y promenaient de long en large ou bien s’asseyaient sur les bancs à la porte des cafés. Quels cafés ! Une salle longue et étroite, fumeuse et mal balayée toujours vide tandis que le seuil de la porte était obstruée. Le cafetier baillait ; et lorsque par hasard un consommateur demandait quelque chose à boire, le cafetier lui jetait un coup d’oeil défiant et le servait d’un ton de mauvaise humeur.
Les postillons, palefreniers et facteurs s’agitaient en jurant et bousculant les voyageurs effarés. Sur les bancs, sur les pierres du seuil des portes, sur la bordure du trottoir se tenait dans les délices du farniente l’engeance des courtiers de toute espèce, engeance curieuse à observer, nombreuses à Ganges, très rares dans les bourgs voisins, inconnue à Sumène.
Cependant, on emmagasinait les bagages sous la bâche et à force de se faire attendre, l’attelage finissait par arriver. La foule faisait cercle pour voir monter les infortunés voyageurs entassés dans l’étroit véhicule. Le conducteur jetait sa cape sur la botte (siège qui régnait devant le coupé sur toute la largeur de la diligence), allumait sa pipe, rassemblaient les guides ; le buraliste ou le facteur prononçait le sacramentel : « Faï tira ! » et la diligence partait.
Note (1): je guette une concession près de la sienne pour profiter de sa conversation et ne pas m'ennuyer à perpète.
Note (2): la distance de Ganges à Montpellier par l'ancien col de la Cardonille (333m jadis) était de 50km.
Note (3): ...pour finalement le refaire partout dans les années 80.
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