Nous départant des affaires d'actualité - les morts-vivants du monde vieux défilent partout en France aujourd'hui - nous proposons pour changer d'air l'évocation d'un fief important et méconnu du grand nombre, qui fut pourtant un des plus anciens de France et vécut selon sa loi jusqu'à sa réunion à la couronne de France par son dernier titulaire, Henri de Navarre et IV de France. Il s'agit de Rodez en Rouergue.
Les comtes de Rouergue et plus tard de Rodez naquirent en 585 sous le règne de Childebert le second. Le dernier comte fut un huguenot du nom de Henri de Navarre, plus connu sous celui de Vert Galant qui maintint le titre jusqu'en 1589 avant de rattacher le fief à la couronne de France qu'il avait acheté d'une messe. Ce qui fait mille ans d'histoire ! Comme toutes les possessions humaines, plusieurs dynasties se succédèrent. Mais nous allons nous arrêter au premier : le duc Nicet (d'Auvergne) comme le nomme Grégoire de Tours.
Nicet dépend du roi franc Gontran de Burgondie (532-592) qui, sans postérité, adopte pour lui succéder Childebert, son neveu orphelin (570-596) empoisonné par Frédégonde. Le duc tient les marches méridionales du royaume face aux Wisigoths qu'il combat avec la plus extrême sauvagerie en Septimanie. Couvrant de présents le jeune roi - il pillait beaucoup - il en obtint en 587 un fort agrandissement de ses intérêts propres et outre la qualité de patrice et la fonction de Rector de Provence à Marseille, reçoit les villes de Clermont, Uzès et Rodez. C'était la troisième la plus intéressante, de par son isolement loin des grandes routes d'invasion (Rhône et Garonne), au milieu d'un pays vert et riche, positionnée sur une croupe facile à défendre et néanmoins desservie par deux voies romaines qui descendaient du Périgord et de Lyon vers la Voie Domitienne. On ne sait malgré tout s'il y mourut. Cette époque fut celle de la fehde mérovingienne, sorte de vendetta sicilienne de cinquante ans, qui usera le sang des rois chevelus jusqu'à leur renvoi dans l'histoire par les couillus de Pépin-le-Bref.
Le comté de Rouergue est un territoire bien défini dans la géographie occitane. Appartenant au bassin drainant de la basse Garonne ; il est comme une coquille saint-jacques renversée dont on poserait le petit creux sur Montauban à l'extérieur de lui. Au nord et à l'est il recueille les eaux des plateaux méridionaux du Massif central, au sud, il est le balcon imprenable sur le Languedoc. Il faut descendre la départementale D25 entre Saint-Pierre de la Fage et Soubès pour comprendre. Au détour d'un virage serré se découvre la plaine du Bas-Languedoc, en bas jusqu'à la mer. Cet itinéraire n'est pas un anachronisme puisque le Pas de l'Escalette n'étant pas praticable autrement qu'encordé jusqu'à l'époque moderne, déboucher du plateau du Larzac au sud avec des chevaux ou des chars attelés obligeait à suivre ce chemin à flanc d'escarpement.
Le comté restera longtemps dans la maison mérovingienne puisque apparaît dans les annales du huitième siècle un Sigisbert (Gilbert - 750-820) fils de Habibai ben Natronai David d'ascendance juive mésopotamienne, dit Thierry d'Autun établi à Narbone (les Juifs sont toujours en communauté organisée à Narbonne), qui par sa mère Rolinde d'Aquitaine descendait de Clovis¹ et Clotilde par les femmes. Le monde, un village déjà, sans attendre la croisade !
Création du comté de Rodez
C'est à partir de la réunion du comté de Rouergue à celui de Toulouse que commencera l'insertion (enclave découpée) du fief de Rodez entre Tarn et Truyère au fur et à mesure de l'entrée dans l'assiette comtale des châtellenies établies de longtemps sur ce territoire et étonnamment nombreuses dans la montagne à vaches. Mais c'est un grand seigneur qui fonde une dynastie en cet espace et en quelque sorte le figera jusqu'à ce qui est aujourd'hui devenu le département de l'Aveyron. A noter que lorsque le comté passera plus tard aux Armagnacs en 1298, il renouera avec ses origines mérovingiennes.
Raymond de Saint-Gilles (1042-1105), cadet de Pons Guillaume de Toulouse et gratifié de charges symboliques, s'empare du comté de Rouergue détenu par captation d'héritage de sa cousine Berthe de Rouergue morte sans postérité en 1065 et qui était la fille de Hugues Ier de Rouergue. Il détient alors un vrai fief que le veuf de Berthe, Robert d'Auvergne, ne lui disputera pas, craignant sans doute la coalition de toute la maison de Toulouse.
Saint-Gilles est un sacré gaillard, toujours en mouvement, qui ne craint ni les maures ni les évêques (il est excommunié deux fois par SS Grégoire VII mais peu lui chaut). Après avoir ferraillé pour la Reconquista espagnole sous la bannière de Castille dès 1087 - il épousera en troisièmes noces Elvire de Castille, princesse richement dotée - il recevra en 1094 l'héritage de Guillaume, son aîné, mort à Jérusalem. C'est à dire que Saint-Gilles devient alors un des plus grands seigneurs du midi, avec Toulouse, Albi, le Rouergue, le Quercy et l'Agenais, en sus de ses vieux titres provençaux. C'est d'ailleurs l'Armée dite des Provençaux qu'il formera pour s'engager dans la Première croisade en 1097.
A l'effet de financer la guerre qu'il commence sur la dot d'Elvire (laquelle l'accompagnera en Terre sainte), il montera un système financier complexe de monnayage, mise en gage, vente de terres, et rachats au fur et à mesure des rentrées du pillage des batailles. Mais d'autres grands seigneurs financeront la mise de départ sur la vente des fiefs comme Robert de Normandie, ce qui explique aussi leur intense motivation à s'établir en Palestine. Egal des plus grands, comme Godefroy de Bouillon ou Hugues de Vermandois, Saint-Gilles en sera surtout le plus riche en disponible (en cash). C'est donc là qu'il gage Rodez à son vassal, Richard de Carlat, vicomte et administrateur pro domo, fils de Bérenger de Millau, pour mobiliser plus de moyens. Saint-Gilles mourut au siège de Tripoli en 1105. Le vicomte Richard († 1135) profitant des disputes incessantes entre Aquitaine et Languedoc obtiendra l'aliénation définitive du fief à son profit en 1112 sous foi et hommage à Alphonse Jourdain, nouveau comte de Toulouse, et hissa sa titulature au niveau d'un comté. Son fils Hugues (1090-1159) régira le fief comtal de plein droit.
On notera que Saint-Gilles n'avait pu détacher du comté de Rouergue que la moitié de la ville de Rodez, l'autre moitié du foncier appartenant à l'évêché, donc incessible. Malgré la bonne gouvernance de certains comme Hugues Ier qui donna le comté à son aîné et l'évêché à son cadet, cette partition sera le ferment de disputes incessantes qui donneront matière à de gros livres et obligeront l'intervention autoritaire de Louis XI. Si la mise sous séquestre du comté n'est pas le fait de cette division, elle contribuera néanmoins à gommer les effets néfastes au développement de la plus fière et plus ancienne ville au sud de l'Auvergne.
L'histoire des comtes de Rodez immergés dans la nation rutène commence vraiment avec les comtes Hugues du sang de Richard de Millau et connaîtra son apogée avec la dynastie d'Armagnac quand les deux comtés seront réunis le 10 mai 1298 par le double mariage de Cécile de Rodez et de Bernard VI d'Armagnac, le même jour que sa sœur Valpurge avec Gaston qui recevait le vicomté de Creissels mitoyen du sien. Ces possessions rapprochèrent les Armagnacs de la cour de France pour laquelle ils prirent fait et cause dans la Guerre de Cent Ans contre les Bourguignons, alliés des Anglais. Ces deux principautés seront réunies par le connétable de France Bernard VII d'Armagnac en 1403 pour former le grand domaine montagnard de l'orgueilleuse dynastie gasconne.
La translation
Avec Armagnac, le comté entra à son insu dans la lutte de pouvoirs et prestige entre eux et les rois de France, lutte qui s'achèvera par une guerre à mort entre Jacques d'Armagnac et Louis XI, qui, dit-on, le fit exécuter à Paris au-dessus de ses enfants habillés de blanc afin que le sang jailli de leur père leur soit bien visible. Avec le meurtre de Jean V à Lectoure en 1473 et la mort de son frère Charles Ier en 1497, dont la santé mentale avait été altérée sciemment dans un internement de quatorze années à la Bastille, les Ruthénois manifestèrent une prévention à l'endroit de la maison de France qui les piétinait et luttèrent contre la normalisation en particulier dans la réforme des couvents voulue par le roi. Charles ayant cédé ses droits à Alain le Grand, sire d'Albret, de la maison duquel naîtrait un jour Henri de Navarre à Pau, le comté revenu à la couronne disparut alors, mais le titre fut usurpé par les évêques de Rodez qui se firent comtes mitrés.
Jusque-là les comtes de Rodez furent une maison assez puissante et bien alliée qui ne le cédait en rien aux grands de Languedoc tels que les Saint-Gilles, Trencarel, Guilhem, Crussol d'Uzès, avec cette particularité d'être un territoire du nord au midi que ce soit par la mentalité rutène rémanente ou par les mœurs moins nonchalantes qu'en plaine. Les toits y sont d'ardoises et les doigts économes. La justice y connut de ces brutalités que le Bas-languedoc voisin sut éviter par un polissage des cours féodales mais les caractères étaient aussi plus durs.
Rodez et le Rouergue furent toujours des positions méridionales avancées de la France du Nord, les Rutènes étaient alliés aux Arvernes en leur fournissant des compagnies d'archers mais ne se mêlaient pas aux Volques et autres clans du sud. La province ne bascula pas dans le catharisme, ni plus tard dans la Réforme, alors que Rodez était une étape marchande importante entre Montpellier et la Rochelle. On y resta catholique sans états d'âme, contrairement à Toulouse, traversée par tous les vents de l'histoire. Au XIIIè siècle, les comtes de Rodez représentaient une puissance stable et par force respectée. Ils n'eurent pas à entrer dans beaucoup de disputes. Nul ne leur cherchait noise.
Maison d'Armagnac à Rodez |
Des comtes et surtout des comtesses, furent inhumés au couvent des Cordeliers, le tout nouvel ordre mendiant des frères mineurs (franciscains) appelé à Rodez en 1232 par le comte Hugues IV. Bâti en 1246 sous le rempart occidental du bas-empire puis intégré à la nouvelle enceinte aux frais de la comtesse Béatrix, le couvent, son cloître, chapelle et sépultures furent vandalisées à la Révolution comme partout et les ruines rasées plus tard pour faire place en 1834 à la verrue louis-philipparde du palais de Justice actuel. Un petit Saint-Denis disparut au grand regret des Ruthénois qui ne manquent jamais de se rappeler au fenestras du Tribunal qu'ils marchent sur le rempart d'une nécropole glorieuse.
Y trouvèrent le repos au milieu de bien d'autres bourgeois de la ville :
- Mascarose de Comminges †1292, deuxième épouse d'Henri II de Rodez
- Cécile de Rodez †1312, épouse de Bernard VI d'Armagnac
- Jean Ier le Bon †1361 qui vécut sous sept rois de France et porta les armes de cinq d'entre eux
- Béatrix de Clermont †1364, épouse de Jean Ier d'Armagnac le précité
- Bonne de Berry, †1435, mère d'Amédée VIII de Savoie, épouse de Bernard VII d'Armagnac et Rodez, chef du parti d'Armagnac pendant la Guerre de Cent ans
- Les deux filles de Bonne de Berry mortes en bas âge
- Jacques d'Armagnac †1477 décapité par Louis XI
- Louise d'Anjou, son ép. †1477, cousine du roi précité (à noter que la chapelle des Cordeliers était sous le patronnage de saint Louis d'Anjou).
- ... (au bon cœur des lecteurs)
Le département de l'Aveyron, calqué sur la province de Rouergue, amputée du bailliage albigeois puis réformé de Saint-Antonin-Noble Val qui détonnait par rapport au reste du pays, continue l'histoire de ce territoire fort en caractère. Les Aveyronnais, que des migrations de fonctionnaires retraités du nord affadissent un peu, gardent néanmoins certaines traditions reconnues dans les départements limitrophes mais surtout cet esprit d'entreprise qui était et demeure leur marque. De grands patrons en proviennent, les établissements aveyronnais déportés à l'étranger sont nombreux, à Paris d'abord avec trois cent mille ressortissants, et partout ailleurs jusqu'à la ville argentine de Pigüé qu'ils fondèrent en pays araucan vers 1880, à la suite de la purification ethnique du général Roca qui avait fait place nette. Les communautés aveyronnaises sont également vivantes en Amérique du Nord.
Le pays fut très catholique, même dans le bassin houiller où l'on disait des messes au fond de la mine pour soutenir le mouvement social. Dans les années cinquante et soixante, quelques groupes perpétuaient aussi le souvenir des chouans du midi dans des réunions royalistes organisées sur les vieilles terres comme Buzareingues ou La Malène. La déchristianisation sévère du diocèse a emporté ses penchants royalistes. Mgr Ménard (Dreux 1910-1955-Rodez 1973), dernier évêque dans la grande tradition historique, était aumônier de la famille d'Orléans. Ses successeurs ont coupé les ponts avec le passé et le dernier a abandonné le magnifique évêché pour se réfugier dans le petit Carmel déserté plus facile à chauffer ! Le pays sans prêtres retournera-t-il aux druides ?
Poscriptum du 28 mai 2018 de Fabienne F.
Marguerite d'Angoulème et de Navarre (1492 -1549), sœur de François 1er et mère de Jeanne d'Albret (mère d'Henri IV) a hérité du titre de Comtesse d'Armagnac et de Rodez. Fille de Charles d'Orléans, elle épouse le duc d'Alençon quand son frère François 1er devient roi. A la mort de son rustre de mari, elle épouse en secondes noces Henri II de Navarre. C'était une intello. Elle a écrit " l'Heptaméron" , un recueil de nouvelles ! Sa statue se tient en bonne place, pas loin du Sénat, au Jardin du Luxembourg à Paris. Il y est bien écrit "Comtesse de Rodez" sur le socle. Sur la photo de la statue ci-dessous, on remarquera les perles autour du cou: Magaritès veut dire perle en grec, d'où son surnom de Perle des Valois et son bouquet de marguerites à la main.
Sources autres que familiales :
(1) http://www.genealogiequebec.info/testphp/info.php?no=101520
(2) https://gw.geneanet.org/zardoz?lang=fr&n=de+rodez&oc=0&p=cecile
(3) https://gw.geneanet.org/zardoz?lang=fr&m=TT&sm=S&t=Comte&p=de+Rodez
(4) http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2004_act_34_1_1851
(5) https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1993_act_168_1_4332
(6) http://gallica.bnf.fr/bpt6k111606t Comté et comtes de Rodez d'Antoine Bonal
(7) http://www.chartes.psl.eu/fr/positions-these/ordres-mendiants-pouvoirs-rodez-xive-xvie-siecle Ordres mendiants de Rodez
(8) https://books.google.fr/books?id=21YBAAAAQAAJ&hl=fr&pg=PP1#v=onepage&q&f=false Documens historiques et généalogiques sur les familles du Rouergue de Hippolyte de Barrau
(9) https://www.lemonde.fr/voyage/article/2010/10/08/pigue-les-aveyronnais-de-la-pampa_1420174_3546.html
(10) https://www.ladepeche.fr/article/2011/12/26/1247659-l-eglise-a-ete-de-toutes-les-luttes.html