mercredi 29 novembre 2017

Le gozzo de Djamel


Le bateau d'abord !

La précision du trait suggère qu'il fut dessiné face et profil au poste de carénage avant que d'être couché sous l'aquarelle. La carène de travail ventrue, son étrave forte sans capion, la falque large sur liston et le plat-bord sans cordon signalent presque à coup sûr un gozzo napolitain, du modèle connu dans tous les ports du sud de la méditerranée occidentale. Facile, l'artiste est algérois.

La poupe a été entamée ou coupée par l'artiste pour alléger un dessin très chargé. Du pont, il ne reste presque rien, emporté sans doute lors de l'échouement violent. La mer a défoncé le bordage tribord jusqu'à l'ambon de bouchain. Une grande antenne de voile au tiers, improbable encore à poste, un moignon de maître-mât très avancé pour dégager l'espace de travail mais qui exigerait de cabusser la grande antenne au beaupré en latine ou gênerait l'amure de foc en plan carré ; la fine antenne brisée d'un perroquet qui se déchire et les cornes à tramail que l'on devine à la proue laissant partir des filins, le bateau est bien observé. La voile verdâtre devient une toile à pourrir... Sur la grève la bourriche en osier, le petit fût bleu qui sert à tout, les avirons impuissants, les corps disparus des pêcheurs, l'histoire est achevée mais la mer s'acharne. Il y a surtout le ciel de la mer. Toute la force du tableau est dans le poids du ciel sur l'épave, carrément oppressant. Le bateau drossé à la côte finira dévoré entre l'indigo de l'orage et la turquoise des hauts fonds. Aucune autre issue à la tragédie que du bois flotté.


L'artiste ensuite !

Son nom ne vous dira rien. Il n'expose pas, enfin... non, il n'expose pas. Il s'appelle Djamel Ameziane et il a 50 ans ! Des gens informés ont reconstitué son curriculum vitæ sur la Wikipedia, que vous lirez en cliquant ici. Pendant son séjour à Guantánamo Bay il a peint plusieurs aquarelles, l'exercice faisant partie d'un programme de déradicalisation dont on a pu voir les productions dans une exposition Ode to the Sea au John Jay College (of criminal justice) de Manhattan (expo jusqu'au 26 janvier 2018 - catalogue ici). Les frémissements d'enthousiasme des marchands d'art ont convaincu le Pentagone que les œuvres appartenaient au programme, n'étaient pas monnayables et ne pourraient être remises à leurs auteurs, à part celles qui étaient déjà sorties du circuit, et pourquoi pas incinérées un jour pour faire de la place aux archives.

Je ne juge pas M. Ameziane, pour une raison très simple : il a été interrogé pendant six ans à partir de techniques d'aveu difficiles à affronter pour, à la fin, être extrader sans charge aucune vers son pays natal, l'Algérie. Il a tout subi. On sait que les Aussaresse de Gitmo pouvaient t'arracher n'importe quoi mais le bonhomme, capturé en 2001 aux FATAs par un chef de tribu locale et vendu à l'ISI pakistanaise, fut revendu aux Américains dans un lot de prisonniers, sans qu'il soit crédité d'un flagrant délit. D'un autre côté, les experts en confessions forcées ne sont pas parvenus à l'abrutir complètement puisqu'il réclame cinquante millions de dollars canadiens de réparations pour onze années de détention abusive* en partie dues à la complicité active des services canadiens, en sus des 8838 dollars US qu'il portait sur lui et que les Pakistanais n'auraient pas trouvés lors de sa remise aux Américains en Afghanistan et qui lui auraient été confisqués à Kandahar.
(*) Pour estimer ses chances, il faut lire le Globe And Mail de Toronto du 5 novembre dernier en [cliquant ici], c'est une grosse affaire !

La conclusion

Il y a des justifications sérieuses qui prendraient trois pages écrites serré, pour fonder cette rétention administrative d'œuvres. Mais justement ce sont trois pages de trop pour convaincre. Quand le prisonnier est reconnu innocent (sans débat contradictoire ni jugement au pénal), quel motif invoquer pour lui retenir son argent et ses peintures ? Tant les méthodes utilisées pour briser les volontés que la longueur extravagante de détention préventive, sont les ferments d'une haine inextinguible des anciens détenus de Guantánamo Bay envers les Etats-Unis, à moins d'être atteints du syndrome de Stockholm.
Depuis le début de l'aventure américaine au Moyen Orient on se demande si quelqu'un réfléchit ! Est-ce un maraboutage général des cerveaux au Pentagone et au Département d'Etat ? La guerre au fondamentalisme islamiste sanglant (rien ne dit qu'Ameziane y ait pris part) est autant psychologique que polémologique. D'ailleurs les Peace Corps de jadis travaillaient par l'esprit comme les officiers SAS français aux colonies. Les Etats-Unis ont-ils la légitimité de leur brutalité ? Non. Et tout commence ou recommence !



La note d'art

Shipwreck de Djamel Ameziane, Guantánamo Bay 2011, est une marine inspirée par la situation de prisonnier, que l'artiste a traité comme une nature morte, l'eau de la crique est calme. Œuvre aboutie de la meilleure facture, ne déparerait pas un catalogue de naufrages. Aquarelle de dimensions inconnues, format A3 supposé. Le cadre du tirage jet d'encre couleur fait par son frère au Canada en 2016 mesure 635mm sur 508 (25in.x20).

Un bateau navigant sous le même type de gréement, mais plus petit que le gozzo, à tonture prononcée et non ponté (c'est une filadière), vous est offert ci-dessous:



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