Roman de gare estival - chapitre 6
L'affaire commence ici : Eté Première (clic).
Eté 2023
Il va sans dire que l'année se passa sur le qui-vive. Med avait trouvé un poste à la clinique publique de Neuilly et pour raccourcir son trajet, vivait maintenant sans boîte aux lettres dans la grande tour Défense 2000, perdu au milieu de plus de trois cents appartements. Alf avait pris un boulot dans un chantier fluvial à Deûlémont. Ils utilisaient l'un et l'autre leur deuxième prénom et évitaient les manifs et les trombinoscopes, surtout sur les réseaux sociaux. Arriva le mois de juillet, et le projet de voyage au grand nord avec lui. Vous n'alliez pas refaire la Croisière jaune sud-nord cette fois avec une Citroën Kergesse. La Onze, même révisée de fond en comble et à laquelle Romain-Jean avait apporté quelques watts supplémentaires et les jantes à rayons qui changeaient complètement le look, n'irait pas au cercle polaire ; non plus que vous ne laisseriez le journal numérique local faire une demi-page sur les Frenchies sympa montés chez les casques à cornes dans une décapotable septuagénaire, bien improbable sous leurs latitudes. Il fallait changer de caisse.
La maison d'enchères hollandaise Catawiki passait des coupés anciens qui avaient moins la cote maintenant que les zones de faible émission se multipliaient en Europe. L'idée sympa pour la Scandinavie serait une Amazon. Robuste, facile à réparer et à régler si on changeait les carburateurs SU d'origine par des HIF ; c'était le modèle idéal pour rouler décalé et sûr dans des consommations raisonnables. Catawiki venait de lancer l'enchère sur une 122 batave de 1965 rouge en état d'usage, un peu en dessous du standard collection. Vous vous y mîtes et huit jours plus tard vous emportiez l'enchère à 7099 euros plus les frais. Restaurée au retour des vacances, elle en vaudrait le double ou pas loin, c'était le bon plan, même si ce n'était pas la 123 plus prisée. Le week-end suivant, Alf partit la récupérer à Katwijk, et la ramena sans histoires chez Romain-Jean à Calais. Sans préparer un Paris-Pékin, il y avait quand même un minimum à prévoir pour franchir le cercle polaire. Contrôler les compressions, passer l'allumeur à vis platinées à un modèle électronique, changer la bobine, les quatre bougies et le faisceau complet par des composants blindés, vidanger tous les fluides et certainement désembouer le réservoir. Par chance, la boîte 4 n'avait pas d'overdrive qui est un nid de chagrins sur les anciennes Volvo. Les amortisseurs avaient été renouvelés par l'ancien propriétaire, il suffisait de mettre des pneus pour le nord et les Uniroyal MS étaient le meilleur compromis prix/grip. Les sièges étaient bons et le débosselage des ailes attendrait. Restait l'armement du navire et à déterminer sa route.
Pour une voiture moderne, Michelin donnait 3322 kilmomètres et trente-neuf heures de roulage pur entre Calais et Kirkenes (clic) en passant par la côte suédoise du Golfe de Bothnie. C'était le barreau posé sur la carte. L'idée n'étant pas de faire un pélerinage aux saints du pôle nord, la plus grande concentration de filles libres était au camping international d'Amsterdam, sur le barreau Michelin ou presque. Vous continueriez par la Frise et passeriez le grand pont de l’Øresund qui a donné son nom à cette série policière suédoise de haute volée, The Bridge (Bron) avec Sofia Helin (Saga) qui écrase toute la distribution et marque le cinéphile pour longtemps.
Par sa bonne connaissance de la langue allemande, Alf avait entretemps suivi toute l'affaire de Mannheim dans la presse locale et s'était abonné à l'édition numérique du Stuttgarter Zeitung (la belle invention !). Il avait maintenant toute l'histoire. Assez classique en somme dans le chapitre du choc de civilisations. Deux jeunes turcs de la même famille, cousins germains, s'étaient épris de deux sœurs rencontrées au cours municipal d'allemand pour étrangers le soir. Elles n'étaient pas à proprement parler des professeurs de cette association mais des bénévoles qui remplissaient toutes les tâches administratives et d'organisation des cours. Les deux garçons venaient de Thrace, d'un clan de marchands versés dans le commerce international d'urée, et eux-mêmes étaient destinés à travailler dans les bureaux de l'antenne allemande de la firme turque. Les jeunes gens se fréquentèrent pendant un an puis les familles décidèrent de conclure un beau mariage double ; les parents des filles étaient de respectables fonctionnaires des Voies navigables. Le facteur déclenchant était, ne le cachons pas, la beauté et la blondeur des fiancées bien avant leur niveau d'études juste correct. Grand mariage bruyant à Mannheim, voyage(s) de noces en Anatolie et sur la Mer noire jusqu'à Trébizonde, super-appartements sur la Maximilianstrasse, le bonheur carton plein, et beaucoup de bon argent dépensé. Sauf que ! Le journaliste en charge de l'affaire devait être un copain de Thilo Sarrazin et ne manquait aucune occasion de proposer au lecteur l'incompatibilité d'humeur entre deux systèmes éducatifs si différents qui ne pouvaient s'assembler que dans une "tutelle occidentale", ce qui au XXIè siècle n'était plus accepté dans l'espace turcique, même en Thrace. Ce n'était point tant les jeunes maris qui étaient en cause que leur famille, moins avancée sur le chemin des libertés féminines et de l'égalité des chances que n'en montraient les apparences de la vie courante. Les femmes ne portaient pas de foulard, les hommes de misbaha, mais mentalement la propagande incessante pour une réislamisation de la Turquie avait réveillé un fonds patriarcal ancien.
Med avaient des exemples de ruptures franco-africaines, toutes faites dans le même moule. L'étudiant lauréat ramenait au pays sa conquête française, blonde toujours, et une fois le "butin" promené par toute la parentèle, il prenait une épouse dans la coutume de la tribu pour se reproduire. Certaines faisaient leur deuil d'un amour romanesque en attendant que jeunesse se passe, d'autres, affolées de voir la leur s'enfuir dans une cage ethnique et qui pis est, matriarcale souvent, trouvaient la fente dans la palissade et par le consulat rentraient au pays. Il n'y avait d'expérience aucun autre endroit où réussir un mariage de la diversité que dans le pays de l'épousée, à la stricte condition que les familles ne s'en mêlent pas. Le drame de Mannheim cochait toutes les cases du crime annoncé.
Le crime venait d'abord d'un machisme exacerbé au sein de familles vite hostiles sur fond de valeurs incompatibles. Un an avait passé et les familles turques ne voyaient pas arriver d'enfant, de garçon surtout. Les époux furent encouragés à se donner plus de mal, mais quand au bout de dix-huit mois il s'avéra que toutes les positions, sauces pimentées et tisanes stimulantes ne donnaient pas de résultat, il fut admis chez les Turcs que les épouses étaient stériles, et commença à s'insinuer dans la lézarde de la défiance qu'ils s'étaient fait posséder par la famille allemande avec des épouses défectueuses. Puisque bien sûr, au stade le plus avancé de la civilisation orientale, un mariage n'était que de procréation. Ne l'entendant pas de cette oreille, les beaux-parents conduisirent leurs filles chez le meilleur gynécologue de la place, qui après des examens approfondis déclara qu'elles avaient tout pour concevoir, porter et faire naître un enfant. Ce qui incita leurs parents à dépasser un peu le sens des convenances en déclarant tout de go aux parents des garçons que ceux-ci étaient mal montés ! Et que le plus simple était de consulter de leur côté. Ce qui s'avéra être une injure grave, un Turc ne pouvant pas être infirme sur ce plan. Deux ensemble, moins encore ! Il y aurait eu d'autres solutions comme l'insémination assistée mais c'était attenter à l'honneur du nom. La négociation du style chevillard aurait dû commencer là, mais poussés par leur bon droit, les parents allemands attisèrent la dispute de cent façons et surtout avec ce soupçon de supériorité qui fit la réputation de la race dans la campagne de France. Mais fait étonnant quand même, ce ne furent point les maris qui réagirent - le doute avait germé quand même dans leur cortex - pas plus que leurs pères respectifs, trop abasourdis par l'évidence, mais les oncles des époux, excédés des rires et quolibets qui fusaient dans leur dos quand ils passaient au café serrer des pognes ou au kiosque jouer, alors que jusque-là leur autorité naturelle dans la communauté imposait plutôt un silence respectueux. Entretemps, les filles prirent leur distance avec une ambiance de plomb et, va savoir ce qu'il se passa dans leur tête, filèrent en direction du sud jusqu'au camping ombragé de la Tamarissière qu'on leur avait conseillé en Agde quand elles louèrent les vélos. Une carte postale de vacances mal dirigée et elles furent repérées. Les oncles descendirent pour les remonter et les tenir serrées dans le genelev privé de la Maximilianstrasse. Les choses durent tourner plus mal encore en cage, puisque deux séides furent commandés pour laver l'honneur de la famille, sur place ! Les quatre individus interpelés n'étaient pas les maris et leurs pères mais les oncles et les tueurs à gages. De quoi tenir la page jusqu'à la Toussaint.
Dans la mesure où les agents actifs dans le double assassinat étaient sous les verrous, vous comprîtes alors que vous ne risquiez plus grand chose en restant un minimum prudents. L'Amazon filait un bon 120 sur l'autoroute en direction de la capitale internationale de la beuze. Vous vous étiez donné trois jours pour faire votre marché, en oubliant volontairement que vous seriez choisis et pas l'inverse finalement. Le plus simple à l'arrivée serait de commencer par laver la voiture qui en avait bien besoin. L'eau attire !
(la suite au prochain numéro)
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