Le futur roi fut-il influencé par cette conception idyllique, inspirée de Bossuet, d’une monarchie patriarcale, bienveillante et pacifique, clef de voûte de l’harmonie sociale. Ainsi, malgré un apprentissage scientifique hors pair qui lui laissa d’excellentes connaissances en mathématiques, physique, cartographie, marine, anglais, espagnol, italien, le jeune prince fut, malgré les avertissements du détesté mais lucide Choiseul, éduqué suivant le credo politique idéaliste des dévots, autrement dit, mal préparé au métier de roi. Malgré cela, Louis XVI n’était pas resté fermé à l’esprit des Lumières, comme en témoigne l’entrée de Turgot et de Malesherbes au gouvernement, saluée par le parti philosophique. Précipitées et audacieuses, les réformes de Turgot touchaient aux fondements mêmes de la société d’Ancien Régime, prenaient le parti du peuple contre les privilégiés, mais elles recevaient le soutien ferme du roi contre une opposition parlementaire qui dénonçait le despotisme de la monarchie. Au renvoi de Turgot, salué par la cour, la ville et les choiseulistes, on avance la thèse d’une réaction probable du roi qui redoutait l’émergence d’un premier ministre à la Mazarin ou plutôt Richelieu. Cette crainte n'était-elle pas cultivée plutôt par les privilégiés en cour, assis sur des positions économiques juteuses ? Jean-Christian Petitfils dit le roi peu influençable. Mais pusillanime ?
Turgot un économiste en politique
Anne Robert Jacques Turgot, baron de l'Aulne, naquit à Paris le 10 mai 1727 -et y mourut le 20 mars1781.
D'un père prévôt des marchands sous Louis XV, auteur du fameux plan Turgot de Paris. Destiné à l'état ecclésiastique, il fit des études chez les Jésuites du collège Louis-le-Grand et au collège Du Plessis où il se forma à la théologie. Pensionnaire de la maison et de la société de Sorbonne, il en devint prieur en 1749. C'est là qu'il se lia avec les abbés de Cicé, de Brienne, de Véry, Bon et Morellet. Puis au début de 1751, il renonça à l'état ecclésiastique.
Conseiller-substitut du procureur général en janvier 1752, conseiller au parlement en décembre, il fut nommé maître des requêtes le 28 mars 1753. Lié à Vincent de Gournay (+1759), puis comme intendant du commerce de 1751 à 1758, il l'accompagna en 1755 et 1756 dans ses tournées des principales places de commerce du Sud-Ouest de la France, puis en val de la Loire et en Bretagne. Parallèlement à ses fonctions de maître des requêtes il poursuivit une activité littéraire de traducteur. C'est pendant cette période qu'il rédigea anonymement cinq articles pour l'Encyclopédie, dont «Foire» et «Fondation».
Le 8 août 1761 Turgot fut appelé à l'Intendance de la généralité de Limoges. Il y prit toute une série de mesures en faveur de l'agriculture, à commencer par la suppression des corvées. Création d'une école vétérinaire à Limoges, encouragements donnés à l'agronomie en qualité de président de l'Académie locale d'Agriculture, ouverture de nouvelles routes et de canaux pour le transport des grains - son obsession -, cadastrage des terres sur des bases équitables. C'est de cette période que datent ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766).
Après la mort de louis XV, il est appelé par Maurepas au ministère de la Marine en juillet 1774, puis le 24 août le nouveau roi Louis XVI le nomme au Contrôle général des Finances où il succèdera à l'abbé Terray (+1778). Turgot découvrant le trou de 22 millions de livres qui plombait les Finances à tel point que Terray avait recommandé la déclaration de banqueroute, ose lui dire: « Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté, de votre bonté même, considérer d'où vous vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans ».
Turgot veut éviter la banqueroute par laquelle l'État se reconnaît incapable de rembourser ses créanciers, car elle ruinerait la confiance du public et rendrait impossible tout nouvel emprunt. Il fait quelques économies en taillant dans les dépenses de la Maison du roi et en supprimant les corps de parade. Mais comme cela est loin de suffire, il engage aussi des réformes audacieuses pour libérer l'économie des entraves bureaucratiques et en conséquence faire rentrer les impôts.
Le 13 septembre 1774 il fait prendre un arrêt rétablissant la liberté du commerce des grains à l'intérieur du royaume. Mais la récolte est inférieure au nécessaire et les spéculateurs qui vivent de "l'emprisonnement des blés" agitent le peuple. Ignorant des principes de l'économie, les bonnes gens croient que cette liberté de circulation va aggraver les disettes en laissant s'échapper le grain. Les spéculateurs comme le très influent prince de Conti se gardent bien d'éclairer les lanternes plébéiennes car ils tirent leur fortune des limites à la circulation des grains qui leur permettent de provoquer artificiellement des pénuries localisées. Habilement, ils manipulent le peuple et entament une cabale contre le ministre. Une augmentation momentanée du prix du blé suffit à donner crédit à ces craintes, et provoque une série d'émeutes dans les villes, la «Guerre des farines» de mai 1775. C'est la fin de sa popularité (l'état de grâce d'aujourd'hui), d'autant qu'une épizootie des vaches lui succède.
Le crédit du ministre déjà détérioré par l'opposition des parlements, de la cour et du clergé (il est agnostique) à celui qui est perçu comme représentant les savants et philosophes, s'amenuise dangereusement. Turgot n'en poursuit pas moins le train des réformes.
Six édits de 1776 sont annoncés portant suppression des corvées, des jurandes et maîtrises, de la Caisse de Poissy, des droits sur les grains à la halle, des charges sur les ports et diminution des droits sur les suifs. Deux sont particulièrement retenus contre lui :
- celui qui supprime les corporations qui entravent la liberté d'entreprendre et l'initiative.
- celui qui prévoit de remplacer ces corvées destinées à l'accomplissement des travaux d'utilité publique par un impôt sur tous les propriétaires, la «subvention territoriale».
Tollé chez les privilégiés qui ne supportent pas pareil assaut, et surtout le projet de subvention territoriale. Les deux premiers édits après être passés au Conseil, sont forcés au Parlement par un lit de justice. Contre l'avis de Conti ! Conti, la coqueluche du parlement qu'il avait contribuait à faire rappeler en 1774. La déchirure est dès lors irréparable. La cabale est à son paroxysme. Louis XVI va céder. La veille de son renvoi, Turgot écrit au roi : « N'oubliez jamais, Sire, que c'est la faiblesse qui a mis la tête de Charles 1er sur un billot ».
Au départ de Turgot les édits sont rapportés.
Les corporations sont rétablies sur le mode facultatif, elles n'avaient pas eu le temps de disparaître.
La réquisition des paysans pour la corvée royale est rétablie, et la subvention territoriale assise sur tous les propriétaires évidemment oubliée.
L'intendance suivra au son de la musique baroque, et Necker n'hésitera pas à lever des emprunts à taux élevé pour financer l'entrée en guerre du roi à côté des Insurgents américains.
Turgot meurt d'une attaque de goutte le 20 mars 1781 à l'âge de 54 ans.
Le clou n'est pas dans le cercueil que l'on croit !
La dette atteint des proportions ingérables. Pour accroître la ressource fiscale et élargir l'assiette de l'impôt, il faut convoquer les Etats Généraux. On connaît la suite.
Turgot, un libéral avant l'heure
Turgot figure parmi les disciples de François Quesnay, partisan du « laissez faire, laissez passer ». À ce titre, on le qualifie de physiocrate.
Il adopta très tôt le libéralisme politique, comme le montre cet extrait de son discours de jeune docteur en 1750 :
" On s'est beaucoup trop accoutumé dans les gouvernements à immoler toujours le bonheur des particuliers à de prétendus droits de la société. On oublie que la société est faite pour les particuliers ; qu'elle n'est instituée que pour protéger les droits de tous, en assurant l'accomplissement de tous les devoirs mutuels ".
Après avoir rencontré les physiocrates, il se convertit également au libéralisme économique. Il aura l'occasion de le mettre en pratique comme Intendant de la généralité de Limoges. Comme les physiocrates, il pense que les impôts indirects entravent le commerce. L'impôt direct à créer doit porter sur le produit net des terres (ce qu'on appellera un peu plus tard la rente), et lui être strictement proportionnel. Mais contrairement aux physiocrates, il affirme que l'industrie et le commerce produisent des richesses tout comme l'agriculture. Sur le plan politique, Turgot est un bien meilleur démocrate que les physiocrates : il croit en la souveraineté populaire, alors qu'ils prônent le despotisme éclairé.
Un enchaînement de circonstances conduira Turgot à écrire son chef-d'œuvre théorique. En 1766, les jeunes jésuites chinois Ko et Yang sont envoyés à la Cour de France pour y perfectionner leurs connaissances. Le Contrôleur général des finances de l'époque demande à Turgot de leur fournir un manuel d'économie ; ce sera les Réflexions sur la Formation et la Distribution des Richesses.
Son "programme de gouvernement" se résumait en quatre points :
- Rétablir les finances par la limitation des dépenses et la relance de l'économie.
- Réduire le rôle de l'Etat en maintenant son autorité sur les infrastructures et grands chantiers.
- Adopter une politique de l'offre.
- Réformer la fiscalité.
Il se fourvoya dans sa sensibilité "démocratique" qui lui fit négliger la résistance des puissants. En 1773 n'écrivait-il pas : " C'est au public lisant et réfléchissant qu'il faut parler, c'est à lui qu'il faut plaire, lui et lui seul qu'il faut persuader ; toutes les flagorneries aux gens en place, tous les petits détours dont on s'enveloppe pour ne pas les choquer sont une perte de temps écartant du vrai but et ne réussissant même pas à faire sur eux l'impression qu'on s'est proposée ".
En ce sens il eut tort !
Il surprendra aussi au Ministère de la Marine en envisageant l'émancipation progressive des colonies et des esclaves.
Les disciples de Turgot se nomment Condorcet, Lavoisier, Adam Smith, ..., ce sont des noms de lycées. Il n'y a pas que je sache de lycée Conti !
PS : L'article de Turgot pour le Dictionnaire du Commerce de l'abbé Morellet, VALEURS & MONNAIES (1769) est disponible chez Royal Artillerie et transmissible à qui en fera la requête par e-mail.
Nombre d'éléments relatés ici ont été puisés dans les contributions de Joël-Thomas Ravix et Paul-Marie Romani que nous remercions sans les connaître.
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