Le "Pays des trésors enfouis" s'était défini depuis les années soixante comme le contrepoint parfait du Népal voisin. La vague hippie avait abordé Katmandou, et l'hospitalité légendaire du Gurkha démobilisé avait fait le reste. La ville entière s'était mise à fumer de la marijuana, les jolies filles s'allongeaient à la demande pour quelques banknotes, les hôtels louaient des bat-flancs pour trois fois rien, les restaurants servaient au menu borsch hongrois, potée auvergnate avec lasagnes à la crème en entrée, tiramisu grec en dessert, le tout sur Heineken, les routards aux longs cheveux, ruinés ou dépouillés dormaient dans les rues, s'y lavaient et déféquaient en groupe, et les rupins venus s'encanailler, montaient leur caméscope au trekking des hautes pentes pour y déposer leurs canettes en plastique. Le parangon de la démocratie élémentaire, mon cher Watson.
Le Bhoutan regardait cela avec horreur et posait des barres de fer sur ses fenêtres. Pas de télévision, pas de journal quotidien à Thimphu, pas de construction hormis la réparation soignée des maisons médiévales, pas de vêture occidentale qui serre les joyeuses, et presque pas de touristes ; surtout pas les Allemandes en short !
Le roi du Bhoutan défiait l'Histoire et lançait son indicateur statistique du Bonheur National Brut comme un pied de nez élégant au FMI ; tout cela dans le but de préserver l'identité culturelle de son royaume hermétique dans la meilleure continuité.
Mais le lama perché dans son monastère des neiges sait des choses que même un roi peut ignorer : "La continuité n'est assurée que par le changement". En Occident nous avons inventé pour se faire, la roue, qui effectivement n'écrase jamais le même gravier dès qu'elle avance.
A l'occasion du règlement successoral dynastique de 2001 rédigé au fusil-mitrailleur, le Népal a manifesté son aspiration à revenir à une certaine discipline publique. Le retour de l'ordre tombait bien puisque d'une part, le nouveau roi n'était pas trop "parlement et concussion" mais donnait plutôt dans le style Frédéric II (qu'il n'a jamais connu), quand ses adversaires maoïstes prêchaient de leur côté pour le niveau moral populaire le plus élevé possible en vertu, compte tenu des altitudes pratiquées. Alors Amour, Gloire et Beauté à la maison finit par remplacer la parade vespérale, les rues devinrent calmes à la nuit tombée, calme encouragé par le couvre-feu royal, et les touristes considérés un peu comme surnuméraires. Finalement, l'hospitalité népalaise commenca à se dissiper comme les brouillards des cimes, pour avoir trop embrassé et si mal étreint. La situation déplaît aux tour-operators, et surtout aux démocrates cosmopolites qui forcent leur modèle partout, ne s'interrogeant jamais sur son échec éventuel. C'est toujours la faute à quelque chose qui est étranger au modèle sacré universel.
En face, au Bhoutan, le manque de télévision hertzienne avait été contourné par les loueurs de cassettes, et la pop culture avait commencé à entrer au moins dans les foyers, même si le folklore local garde toujours la faveur des populations très conservatrices. Le roi a décidé d'accompagner cette ouverture du royaume jusqu'à modifier les moeurs politiques d'une monarchie absolue en celles plus tendance d'une monarchie constitutionnelle scandinave. A part le climat identique, la greffe aura du mal à prendre. En effet, le peuple est partagé entre la possibilité de voir Sex In The City à la télévision nationale, et l'importation du désordre étranger qu'elle affronte ce faisant chaque jour à travers les nouvelles lucarnes bleues. Quant à sa consultation sur cent sujets qui autrefois étaient du ressort du roi en son conseil, la possibilité ne l'émeut pas vraiment, y soupçonnant des soucis qu'il ne réclame pas.
Ainsi sur des territoires semblables où vivent des ethnies cousines, voit-on d'un côté un monarque constitutionnel débordé par le jeu politicien démocratique retourner à la monarchie absolue pour tenter de sauver son pays - le parlement est dissous - de la révolte maoïste ; de l'autre un monarque absolu incontesté, tirant son régime vers une démocratisation représentative de proximité, contre le gré de son peuple. Les deux rois des neiges sont certifiés "dictateurs" par l’organisation américaine de cotation démocratique Freedom House qui ajoute ainsi l'insulte à la misère de son analyse.
"Le droit du prince naît du besoin du peuple", a dit René de la Tour du Pin. Quel est en l'espèce le besoin des peuples ? Eliminons pour la discussion le bien-être statistique qui dans nos longitudes peut être atteint la tête dans le four de la société de consommation et les pieds dans le frigo de nos espérances économiques et morales. Restons "politique".
Le besoin du peuple peut-il être défini par le meilleur Bonheur National Brut du roi Jigmé Singye Wangchouk ? Quoi de mieux ? Déjà le titre est son programme. Nous l'allons montrer tout de suite.
Les objectifs contraignants sont au nombre de quatre qui constituent les paramètres du BNB :
- autosuffisance du pays dans les domaines les plus nombreux afin de garder la main (coup de pied discret à la mondialisation et à la division internationale des productions)
- amélioration de la condition humaine (ne pas se payer de mots, de chiffres, au résultat tout simplement)
- préservation des valeurs culturelles (ce qui ne veut pas dire qu'elles soient figées dans une tradition immobile mais que leur évolution les conserve dans le "camp" des valeurs)
- préservation du milieu environnemental (no comment)
Pour être atteints, ces objectifs sont dominés par des facteurs historiques au nombre de quatre :
- la paix entre et avec les nations voisines (c'est la condition sine qua non)
- une construction nationale autonome libre de toute domination étrangère afin de laisser s'affirmer l'identité politique, sociale et culturelle du pays (le Code Napoleon n'a aucun avenir hors de France. L'universalité des valeurs est récusée)
- une religion comme pierre d'angle de l'identité nationale (le liant national des âmes)
- des concepts étrangers importés ou non, (pour garder une ouverture d'esprit critique en se défiant des modes)
Toute la politique du gouvernement et tous les projets de développement sont obligatoirement criblés à travers ce tamis du BNB
source : Bhutan Studies
Quand on applique le concept du BNB himalayen ligne par ligne à notre pays ouvert à tous les vents, on mesure la distance qui nous sépare encore de ce bonheur promis. Et dès qu'on appréhende le niveau d'exigences, on comprend vite que seul un régime vertueux et intelligent soit capable de le mettre en oeuvre.
Il nous faut un roi de la classe intellectuelle de SM Sigmé Singye Wangchouk, assisté des conseils avisés de ses quatre reines du bonheur national.
Cet article fait suite à celui du 28 janvier 2006 intitulé Le Dragon des Cimes, archivé ci-après, dans lequel on traitait de l'abdication du roi et où l'on évoquait pour la première fois le Bonheur National Brut.
RépondreSupprimerLa définition du BNB donnée ici est plus précise car elle provient d'experts. Ceux qui s'y intéressent auront le meilleur avantage en allant sur le site Bhutan Studies, lié dans le texte d'aujourd'hui.