Depuis la nuit des temps dont on se souvient, cinq repas ponctuent ici la journée de l'honnête homme, manant ou monsieur.
Au saut de six heures, on tue le ver qui a creusé l'appétit au cours d'un juste sommeil, d'un pic de fromage sur une croûte de pain que l'on pousse d'un café noir allongé. Et l'on se met en train, qui au jardin, qui à l'atelier, à l'officine ou sur le seuil de chez soi si l'on est de publique fonction afin de causer au passage.
Entre huit et neuf heures, le Cévenol déjeune pour de vrai. S'il ignore l'avoine du quaker, il apprécie la bouillie de farine de maïs sinon une poignée de châtaignes sèches recuites à l'eau. Un fruit est toujours apprécié s'il reste un peu de temps.
Quand le soleil est au zénith, il s'arrête pour "dîner".
Merveille de la soupe à la oullé, choux, patates blanches, poireaux ou fèves, parfumée d'une pièce de lard-ventrèche ou carsalade (chair salée) que l'on ne touche pas. En devisant sur le programme de l'après-midi, il croque un oignon doux et sucré de Saint Martial, avant que de s'autoriser une courte sieste d'un quart d'heure sur la chaise même qu'il occupe, si bien sûr il est rentré chez lui à midi ; sinon adossé au muret du traversier.
Arrive quatre heures, le goûter sur le pouce. Une tranche de pain rassis fera l'assiette sous un petit fricandeau de porc, ou une confiture de fromage râpé (qui deviendra un jour la Vache-qui-rit), plus un fruit du verger. Il sera temps de scruter le ciel en hiver pour devancer la baisse du jour, serrer les outils, ranger la réserve ou la carriole car dès l'Angélus, il faudra rentrer. En été le ciel donne du temps, mais il y a plus de travail aussi.
Le souper se prend au crépuscule toujours à table. C'est le repas familial et l'heure du débriefing. On sert le lard de la soupe sur une tranche de pain bis, quelques gras-doubles de mouton sinon un ragoût de la basse-cour, un féculent et surtout une grosse salade verte ou du jardinage. Le souper s'arrose d'un verre de vin, un seul. On est en pays de vignobles, il n'est pas de travailleur qui boive en semaine, et jamais avant le coucher du soleil.
Le dimanche, on se régale à la veillée de châtaignes rôties que l'on pousse d'un verre de vin blanc ou de muscat.
S'il y a quand même des variations du régime, le rite immuable est bien celui de l'invitation à dîner : C'est donc à midi puisque le soir la table est privée.
Le manant d'Hierle est digne de Sparte dans ses effusions gastronomiques familiales : "Là où se sert le pain et le vin, le roi peut pénétrer", telle est sa devise. Tout un programme de régime svelte ! Il n'en demeure pas moins que sa fierté est mise à l'épreuve par l'invitation d'un tiers.
C'est une affaire qui ne se rate pas, à peine d'entraîner des commérages qui vous poursuivent sur trois générations. L'étiquette n'est pas si perdue qu'on ne puisse la rencontrer de nos jours en quelque mas reculé niché loin de la draille.
Le menu standard en cette occasion se compose d'une soupe au lard et légumes (il vaut mieux couper la faim du convive), puis d'une omelette aux fines herbes. Arrive le plat de viande. Le luxe est d'avoir une viande blanche, une volaille ou du lapin, et une viande rouge, du mouton. A défaut une pièce de porc rassis vaudra ce que vaut sa préparation en sauce. La garniture sera de châtaignes ou de champignons.
Le convive a son rôle à jouer sauf à passer pour un goujat. Il aura apporté son propre couteau pour éviter à la maîtresse de maison de fouiller dans le trousseau de mariage à la recherche du couteau à lame de fer le moins rouillé. Il s'asseoit de côté et se garde bien de mettre les jambes sous la table, ce qui le ferait passer pour un crevard.
L'hôte l'invite alors à goûter la soupe ce qu'il déclinera une première fois, pour s'en laisser resservir plus tard afin que la cuisinière soit contente. La maîtresse de maison et ses filles s'affairent sans jamais s'asseoir à table, et passeront les plats un par un en desservant à mesure. Chaque met donnera lieu à la comédie du premier refus et de l'insistance.
La conversation est neutre et l'on évite la médisance comme l'enthousiasme débordant ; on est presque de la montagne ici.
Quand l'hôte essuie consciencieusement sa propre assiette d'un morceau de pain, c'est le signal du dessert. On retourne alors l'assiette sur la table pour goûter au fromage sur son revers.
La corbeille de fruits est sur le buffet, mais il est rare qu'on y touche.
Le vin est mis la table en bouteille de cinq litres; il est convenable de n'accepter que deux ou trois verres, mais surtout de déclarer quand le repas touche à sa fin qu'il " doit y en avoir bien assez sinon trop déjà ".
L'hôte se lève alors et le convive accepte une courte promenade digestive pour admirer l'agrément de la propriété ou l'état de maturité des cultures. C''est le départ, on se salue jusqu'à ce que l'on se soit perdu de vue.
Nous avons omis l'échange incontournable de cadeaux.
L'invité apporte un lièvre frais ou un gigot que l'hôte pourra réserver à sa consommation familiale de la semaine. Si l'invité vient de la ville, il lui suffira d'apporter des pâtisseries.
L'hôte offrira à son invité qui prend congé, un panier de fruits du verger, des noix et s'il est de la ville, des châtaignes ou des oignons doux.
Voila, vous êtes prêts à remonter le temps.
Habitudes enfuies
Il arrivait que les hommes décident de souper au cabaret le dimanche soir pour soulager le train de leur maison. L'usage voulait alors qu'on emporte son fricot couvert d'une assiette de salade, le tout sous un linge propre, une miche de pain sous le bras. Le soupeur prenait alors place à la table longue, disposait son repas et commandait du vin qu'il partageait.
Le cabaretier se contentait de vendre le vin un peu plus cher que d'ordinaire, parfois un sou de plus au litre, ce qui payait le bois de la cheminée et les chandelles.
Le souper en gaillarde compagnie restait à la portée de tous dès lors qu'on restait sobre.
C'était le jeu, le plus dispendieux ; sans parler du péché de chair, hors de prix et sans espoir d'indulgences en pays sitôt réformé !
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