jeudi 24 janvier 2008

La lettre de Turgot

Attali songeurQue restera-t-il des 300-Décisions de M. Attali après les municipales ? Le préambule en forme de lettre de Turgot au roi ! Le Point avait ouvert le feu en faisant sa dernière couverture sur La Cour ! Jacques Attali a de l'humour à longue mèche.
Se souvenant que la surdité du roi Louis XVI aux propositions du ministre Turgot lui coûta plus tard sa tête, le président de la V° République dut moyennement apprécier l'ironie du conseiller Attali, quand on lui apprit au même moment que les Français, lassés des outrances de la communication élyséenne, avaient cédé au désamour.
Laissons les 300 décisions au débat inutile des parlementaires, elles heurtent de front tous les corporatismes et tabous nationaux, et seront donc archivées avec des milliers d'autres. Profitons-en pour relire cette lettre que Turgot écrivit au roi le soir de sa nomination comme Contrôleur Général. Elle est toujours d'actualité. Et le pouvoir reste toujours aussi sourd. Jacques Attali a de bonnes lectures.

Sire,

TurgotEn sortant du cabinet de Votre Majesté, encore tout plein du trouble où me jette l’immensité du fardeau qu’elle m’impose, agité par tous les sentiments qu’excite en moi la bonté touchante avec laquelle elle a daigné me rassurer, je me hâte de mettre à ses pieds ma respectueuse reconnaissance et le dévouement absolu de ma vie entière.

Votre Majesté a bien voulu m’autoriser à remettre sous ses yeux l’engagement qu’elle a pris avec elle-même, de me soutenir dans l’exécution des plans d’économie qui sont en tout temps, et aujourd’hui plus que jamais, d’une nécessité indispensable. J’aurais désiré pouvoir lui développer les réflexions que me suggère la position où se trouvent les finances ; le temps ne me le permet pas, et je me réserve de m’expliquer plus au long quand j’aurai pu prendre des connaissances plus exactes. Je me borne en ce moment, Sire, à vous rappeler ces trois paroles :

Point de banqueroute ;

Point d’augmentation d’impôts ;

Point d’emprunts.


Point de banqueroute, ni avouée, ni masquée par des réductions forcées.

Point d’augmentation d’impôts, la raison en est dans la situation de vos peuples, et encore plus dans le cœur de Votre Majesté.

Point d’emprunts, parce que tout emprunt diminue toujours le revenu libre ; il nécessite au bout de quelque temps ou la banqueroute, ou l’augmentation des impositions. II ne faut en temps de paix se permettre d’emprunter que pour liquider les dettes anciennes, ou pour rembourser d’autres emprunts faits à un denier plus onéreux.

Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen. C’est de réduire la dépense au-dessous de la recette, et assez au-dessous pour pouvoir économiser chaque année une vingtaine de millions, afin de rembourser les dettes anciennes. Sans cela, le premier coup de canon forcerait l’État à la banqueroute.

On demande sur quoi retrancher ; et chaque ordonnateur, dans sa partie, soutiendra que presque toutes les dépenses particulières sont indispensables. Ils peuvent dire de fort bonnes raisons ; mais comme il n’y en a pas pour faire ce qui est impossible, il faut que toutes ces raisons cèdent à la nécessité absolue de l’économie.

Il est donc de nécessité absolue que Votre Majesté exige des ordonnateurs de toutes les parties qu’ils se concertent avec le ministre de la finance. Il est indispensable qu’il puisse discuter avec eux en présence de Votre Majesté le degré de nécessité des dépenses proposées. Il est surtout nécessaire que, lorsque vous aurez, Sire, arrêté l’état des fonds de chaque département, vous défendiez à celui qui en est chargé, d’ordonner aucune dépense nouvelle sans avoir auparavant concerté avec la finance les moyens d’y pourvoir. Sans cela, chaque département se chargerait de dettes qui seraient toujours des dettes de Votre Majesté, et l’ordonnateur de la finance ne pourrait répondre de la balance entre la dépense et la recette.

Votre Majesté sait qu’un des plus grands obstacles à l’économie, est la multitude des demandes dont elle est continuellement assaillie, et que la trop grande facilité de ses prédécesseurs à les accueillir, a malheureusement autorisées.

Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté de votre bonté même ; considérer d’où vous vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est quelquefois obligé de l’arracher par les exécutions les plus rigoureuses, à la situation des personnes qui ont le plus de titres pour obtenir vos libéralités.

Il y a des grâces auxquelles on a cru pouvoir se prêter plus aisément, parce qu’elles ne portent pas immédiatement sur le Trésor royal. De ce genre sont les intérêts, les croupes, les privilèges ; elles sont de toutes les plus dangereuses et les plus abusives. Tout profit sur les impositions qui n’est pas absolument nécessaire pour leur perception, est une dette consacrée au soulagement des contribuables, ou aux besoins de l’État.

D’ailleurs, ces participations aux profits des traitants sont une source de corruption pour la noblesse, et de vexation pour le peuple, en donnant à tous les abus des protecteurs puissants et cachés.

On peut espérer de parvenir, par l’amélioration de la culture, par la suppression des abus dans la perception, et par une répartition plus équitable des impositions, à soulager sensiblement le peuple, sans diminuer beaucoup les revenus publics ; mais si l’économie n’a précédé, aucune réforme n’est possible, parce qu’il n’en est aucune qui n’entraîne le risque de quelque interruption dans la marche des recouvrements, et parce qu’on doit s’attendre aux embarras multipliés que feront naître les manœuvres et les cris des hommes de toute espèce intéressés à soutenir les abus ; car il n’en est point dont quelqu’un ne vive.

Tant que la finance sera continuellement aux expédients pour assurer les services, Votre Majesté sera toujours dans la dépendance des financiers, et ceux-ci seront toujours les maîtres de faire manquer, par des manœuvres de place, les opérations les plus importantes. Il n’y aura aucune amélioration possible, ni dans les impositions, pour soulager les contribuables, ni dans aucuns arrangements relatifs au gouvernement intérieur et à la législation. L’autorité ne sera jamais tranquille, parce qu’elle ne sera jamais chérie ; et que les mécontentements et les inquiétudes des peuples sont toujours le moyen dont les intrigants et les malintentionnés se servent pour exciter des troubles. C’est donc surtout de l’économie que dépend la prospérité de votre règne, le calme dans l’intérieur, la considération au dehors, le bonheur de la nation et le vôtre.

Je dois observer à Votre Majesté que j’entre en place dans une conjoncture fâcheuse, par les inquiétudes répandues sur les subsistances : inquiétudes fortifiées par la fermentation des esprits depuis quelques années, par la variation des principes des administrateurs, par quelques opérations imprudentes, et surtout par une récolte qui paraît avoir été médiocre. Sur cette matière, comme sur beaucoup d’autres, je ne demande point à Votre Majesté d’adopter mes principes, sans les avoir examinés et discutés, soit par elle-même, soit par des personnes de confiance en sa présence ; mais quand elle en aura reconnu la justice et la nécessité, je la supplie d’en maintenir l’exécution avec fermeté, sans se laisser effrayer par des clameurs qu’il est absolument impossible d’éviter en cette matière, quelque système qu’on suive, quelque conduite qu’on tienne.

Voilà les points que Votre Majesté a bien voulu me permettre de lui rappeler. Elle n’oubliera pas qu’en recevant la place de contrôleur-général, j’ai senti tout le prix de la confiance dont elle m’honore ; j’ai senti qu’elle me confiait le bonheur de ses peuples, et, s’il m’est permis de le dire, le soin de faire aimer sa personne et son autorité. Mais en même temps j’ai senti tout le danger auquel je m’exposais. J’ai prévu que je serais seul à combattre contre les abus de tout genre, contre les efforts de ceux qui gagnent à ces abus ; contre la foule des préjugés qui s’opposent à toute réforme, et qui sont un moyen si puissant dans les mains des gens intéressés à éterniser le désordre. J’aurai à lutter même contre la bonté naturelle, contre la générosité de Votre Majesté et des personnes qui lui sont les plus chères. Je serai craint, haï même de la plus grande partie de la cour, de tout ce qui sollicite des grâces. On m’imputera tous les refus ; on me peindra comme un homme dur, parce que j’aurai représenté à Votre Majesté qu’elle ne doit pas enrichir même ceux qu’elle aime, aux dépens de la subsistance de son peuple. Ce peuple auquel je me serai sacrifié est si aisé à tromper, que peut-être j’encourrai sa haine par les mesures mêmes que je prendrai pour le défendre contre la vexation. Je serai calomnié, et peut-être avec assez de vraisemblance pour m’ôter la confiance de Votre Majesté. Je ne regretterai point de perdre une place à laquelle je ne m’étais jamais attendu. Je suis prêt à la remettre à Votre Majesté dès que je ne pourrai plus espérer de lui être utile ; mais son estime, la réputation d’intégrité, la bienveillance publique qui ont déterminé son choix en ma faveur, me sont plus chères que la vie, et je cours le risque de les perdre, même en ne méritant à mes yeux aucun reproche.

Votre Majesté se souviendra que c’est sur la foi de ses promesses que je me charge d’un fardeau peut-être au-dessus de mes forces, que c’est à elle personnellement, à l’homme honnête, à l’homme juste et bon, plutôt qu’au roi, que je m’abandonne.

J’ose lui répéter ici ce qu’elle a bien voulu entendre et approuver. La bonté attendrissante avec laquelle elle a daigné presser mes mains dans les siennes, comme pour accepter mon dévouement, ne s’effacera jamais de mon souvenir. Elle soutiendra mon courage. Elle a pour jamais lié mon bonheur personnel avec les intérêts, la gloire et le bonheur de Votre Majesté.

C’est avec ces sentiments que je suis, Sire, ...

Anne Robert Jacques Turgot
Compiègne, le 24 août 1774


couverture du Point


Si l'article vous a plu ou déplu, vous pouvez aussi le faire suivre à un ami en cliquant sur la petite enveloppe ci-dessous :

5 commentaires:

  1. J'ai toujours eu une admiration pour le physiocrate Turgot dont les réformes auraient sans doute évité la ruine de la monarchie.

    Nous sommes aujourd'hui en 1774 ou 1784 ou 1789 et les préceptes de bon sens qu'énonçait Turgot sont plus que jamais nécessaires pour sauver notre nation.

    Le roi dormait au conseil, le président a-t-il le temps d'écouter avec son agenda de pop-star gonflé aux amphétamines ?

    RépondreSupprimer
  2. Attali est un gourou utile pour faire bouger les lignes partisanes. S'il n'est pas exempt de reproches quant à sa gestion erratique de la BERD, il a une capacité de synthèse étonnante.
    La classe politique va le détester du moment qu'il préconise d'attaquer tous les lobbies de front et non un par un !
    La clientèle de l'Assemblée Nationale est menacée.
    Hi hi hi !

    RépondreSupprimer
  3. Le rapport Attali est un coup de pied dans la fourmilière. On observe maintenant la panique des lobbys de blocage du pays.
    Ce pays n'est pas réformable autrement que par un séisme général, une révolution, quoi !

    RépondreSupprimer
  4. je trouve la lettre interéssante,il parlait sur des réformes qui sont actuellement des règles sacro-saint.

    RépondreSupprimer
  5. On retrouve Attali ans cet état d'esprit sur FR3 chez Taddei dans une vidéo signalée par Café Royal :
    http://dai.ly/k3anGn

    RépondreSupprimer

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.

Les plus consultés

Compteur de clics (actif)