Le second volet de notre exercice d'explication de l'indépendance nationale concerne l'ultima ratio, l'indépendance militaire. Il faut dire d'entrée que nous sommes ici moins dépendants d'autrui que dans l'économique. Nous traitons aujourd'hui de la stratégie directe, la plus facile, réservant la stratégie indirecte à plus tard. On y va ?
Aux quatre paramètres de notre environnement (UE, Euro, Occident, Chrétienté) il faut rajouter une Géographie "spécifique". Manière de signaler qu'elle est extraordinaire et que nous ne pouvons nous en défaire. La France est le plus beau pays d'Europe et pour ceux, dont je suis, qui sont allés plus loin, le plus beau du Monde. Au coeur du continent, ouvert sur la grande plaine du Nord, il distribue quatre mers et deux grandes péninsules dont il se garde par de hautes montagnes. La géographie a fait la France ; la France que nous aimons ; ce qui est rassurant puisqu'on n'arrache pas si facilement l'empreinte à sa matrice.
Finistère du continent eurasien, la France a le dos à la mer derrière les frontières naturelles que donnent le Rhin d'Alsace, le Jura et les Alpes, mais son angle nord-est est ouvert à tous les dangers. Ainsi, bien que nous soyons le seul pays à accéder directement à toutes les mers ouvertes d'Europe, nous n'avons pu développer chez nous une marine insurpassable parce que notre exposition aux dangers terrestres était trop grave.
Chaque fois que le Grand Puant et sa horde de freux se mirent en marche vers le soleil couchant, cent ans plus tard des casques à cornes aux yeux bleus forcèrent la trouée de Saverne. Parmi les derniers venus, les Francs ressentirent le complexe du compartiment et comprirent que pour fermer derrière eux la porte de ce magnifique eldorado (le terme naîtra plus tard), il fallait être fort et bien commandé sur tous les fronts simultanément. Nos rois privilégièrent donc l'unité de commandement direct de préférence aux alliances, même sous le régime de secours mutuels de la féodalité. Le danger étant au nord-est, la monarchie phagocytera patiemment ses marches orientales et il s'en faudra de peu qu'elle ne réussisse à fermer l'angle dangereux, au fossé naturel de la Meuse et du Rhin mosellan.
Dans cette situation unique de cage de football, la France eut à subir tout au long de son histoire le choc frontal des coalitions de toute nature. La Nation n'eut que le choix de se renforcer en continu ou disparaître, jusqu'à devenir une sorte d'Ost colossal que ses voisins venaient défier régulièrement pour s'affirmer eux-mêmes. France, mère des arts, des armes et des lois, écrivait Du Bellay. Que reste-t-il aujourd'hui de cette stratégie du mur infranchissable, de cette obsession de la guerre directe ?
La force de dissuasion, pardi !
La France de la République - c'est Guy Mollet qui en 1956 lança les études - comprit que la guerre directe nous serait un jour fatale et que nous l'avions échappé belle. La guerre de Quarante terminée, l'URSS remplaçait déjà le IIIè Reich à la fenêtre de nos inquiétudes. On ne pouvait faire l'impasse à aucun motif sur un affrontement probable. Par suite des dégradations matérielles et morales de la nation après deux invasions subies sur cet angle nord-est, nous devions compenser notre déclassement de degré sur l'échelle de la menace, en changeant celle-ci de nature. Si vingt divisions mécaniques ne pouvaient que vaincre une armée de cinq divisons, il n'en allait pas de même dans le rapport de forces d'une guerre apocalyptique. Il n'était pas utile de surclasser l'ennemi au jour et au lieu prévus pour percer ses lignes et le vaincre. Il fallait le menacer de disparition par notre propre disparition. Une attitude de kamikaze, en fait. Personne n'a souhaité savoir si ça marcherait. Observons néanmoins que nous sommes encore tous là pour en discuter.
Plutôt que kamikaze, la dissuasion ressortissait en fait au billard à trois bandes : Deux adversaires formidables en capacité d'overkilling ; au milieu d'eux, le petit poucet atomique. Attaquer le petit poucet obligeait à détruire simultanément le plus possible des forces du grand adversaire car les dommages attendus de la part du petit poucet affaibliraient gravement la masse offensive de départ, ce dont l'autre grand adversaire prendrait avantage immédiatement, à moins d'être neurasthénique.
Mis à part la suppression des fusées balistiques du plateau d'Albion, qui étaient enfouies là pour lever le doute sur les intentions de l'ennemi, notre force de dissuasion est intacte. N'y voyez aucune ardente obligation de conserver l'héritage, la formule est tout simplement la moins onéreuse pour l'effet recherché : éviter la guerre directe.
A peine de se dissoudre comme l'or dans l'eau régale, cette arme de kamikaze ou ce poker ne peuvent être évidemment confiés à personne d'autre qu'un chef d'Etat français. Quiconque d'autre que lui n'en saurait rien faire et ne serait pris au sérieux. La force de dissuasion est l'archétype de notre indépendance.
Aujourd'hui les deux grands adversaires se parlent courtoisement et il n'est pas dans les conjonctions astrales qu'ils en viennent à l'apocalypse de sitôt. Par contre, si la menace de guerre directe sur notre angle nord-est est improbable avant longtemps, ils ne sont plus seuls à disposer de la Terreur atomique. La Menace comme tout le reste, s'est globalisée.
D’une certaine façon nous avons gagné la guerre directe. L'arme nucléaire restera dans nos mains, ce qui contraindra nos gouvernements, par l'essence même du concept, à une certaine indépendance. N'avait-on entendu dire que nous offririons "notre" parapluie à nos voisins continentaux ? Fadaises que cela. Reste la question plus complexe de la stratégie indirecte : évaluer les menaces et les espaces où elles naissent, mesurer l'importance de la surveillance et de la riposte exigées, tout ceci fera l'objet d'un prochain billet.
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