Enfant, j'y ai pris souvent la micheline vers Sommières ou Le Vigan, avec mon grand-père cheminot qui m'expliquait que cette ligne resterait toujours ouverte car elle participait du réseau de chemins de fer stratégique français. Il est vrai que lorsqu'on regarde une carte même pas d'état-major, la voie ferrée de Sommières à Tournemire permettait de basculer en sûreté des forces armées de la plaine de Nîmes vers l'Aquitaine hors de portée des canons de marine anglais à l'affût dans le Golfe du Lion. Impressionnant !
Ce temps est fini, les voies ferrées sont des fils à la patte stratégiques ; dans tous les films elles sont bombardées avec succès et leurs ponts durent à la guerre moins longtemps que celui de la rivière Kwaï ; ceci étant précisé pour MM. Morin & Sarkozy qui en visionnent beaucoup pour la juste réforme des Armées !
Entre la fin du XIX° siècle et la Seconde Guerre Mondiale, les Etats impériaux ont tiré des milliers de kilomètres de voies ferrées stratégiques, les refinançant par le développement économique qu'elles suscitaient. La plus célèbre après le Transsibérien est le Bagdadbahn de Guillaume II, qui devait rapprocher les champs de naphte ottomans de la Ruhr. Quand il sera complètement achevé par les successeurs anglais en 1940 sous le nom de Taurus Express, en hommage aux montages que les ingénieurs allemands avaient eu tant de mal à dynamiter, il déploiera 3200 km de voies en Turquie, Syrie et Mésopotamie et contribuera au décollage de la région. Elle s'est crashée depuis.
On pourrait penser que cette ère est révolue sous le règne des porte-containers géants et autres avions-jumbos. Que nenni ! Ce n'est plus le Istanbul-Bagdad qui est dans les cartons mais le Istanbul-Shanghaï.
A l'origine deux pays frères de l'arc turc - celui qui va de Edirne (Thrace) à Urumchi (Turkestan chinois) - veulent coopérer entre deux mers. L'un, la Turquie baignée par les mers noire et méditerranée, l'autre l'Azerbaïdjan sur la mer caspienne, envisagent de relier leurs économies par trains-blocs à travers la Géorgie qui est d'accord. Outre son caractère de développement lourd, doublé sans doute d'un couloir d'énergies, la ligne a aussi une fonction stratégique : au flanc sud de l'empire russe en rénovation, elle permet de transférer rapidement des moyens importants dans cette région qui par son ébullition permanente menace les deux pays formant les deux oreilles du grand sourire caucasien.
Pourquoi le fer ?
La rusticité et la régularité du vecteur sont ses qualités premières.
Rustique : Une voie ferrée c'est du génie civil classique, à portée de bras si l'on n'a rien de mieux, facile à entretenir par des techniciens lambda, vite réparée si elle attire des mécontents, et sa capacité de transport n'est limitée que par le nombre de locomotives qui circulent et le parc de wagons. C'est en plus un vecteur polycombustible capable même de survivre à toute pénurie avec seulement de l'eau et du feu. En attendant Armageddon, il est des études qui poussent à la pile à combustible hydrogène dans les locomotives !
Régulier : la déesse du Fer c'est la pendule ! Les meilleurs polars tuent dans les trains car ils étalonnent mieux le chronomètre.
Si le projet interturc inquiète l'Arménie qui est de plus en plus marginalisée dans la sous-région à cause de l'affaire du Haut-Karabakh enclavé en pays azéri, il intéresse le plat pays du Kazakhstan juste derrière, qui court sans une bosse jusqu'au bout de la steppe mongole pour atteindre la Chine. L'Empire du Milieu compte bien se raccorder au nouveau réseau pour faire des trains-blocs Europe-Xian-Shanghaï sur un fuseau méridional indépendant des feux de signalisation russes.
Ainsi voit-on le chemin de fer reprendre des couleurs après qu'on se soit essayé aux recommandations modernes des comités Théodule sur les technologies de pointe comme les ballons dirigeables de charge ou les cargos stratosphériques.
"Build and Forget!" des rails n'est pas excitant pour le Geo "trouvetout" qui sommeille en chacun, mais "simplicité et sûreté" semble redevenir le slogan de développement en vogue après bien des déboires dans le calcul de résistance des matériaux et des cervelles. Le rail c'est tout con, ça se pose au pied à coulisse et ça s'astique au papier-verre.
On ne peut évoquer les chemins de fer stratégiques sans une pensée émue pour le Petit Train de Palavas dont la commémoration tire de larmes en cliquant ici.
Non plus que la fabuleuse - et là ce n'est pas de l'humour - voie ferrée tirée entre le port de Haïphong au Tonkin et la ville chinoise de Kunming à travers des montagnes escarpées de 2000m de haut par la Société de Construction des Batignolles - un des plus grands TP européen de l'époque - pour la CIY, Compagnie Française des Chemins de Fer de l’Indochine et du Yunnan. La ligne inaugurée le 1er avril 1910 coûtera 12.000 coolies et 160 millions de francs-or. La France n'avait pas alors besoin de l'euro pour faire sérieux.
Ce réseau était destiné à l'origine à redescendre le bois, le thé, l'étain, le cuivre et l'argent des mines chinoises d'altitude. La voie ferrée a été coupée - pont détruit à la frontière - par la guerre sino-vietnamienne de 1979 car elle était la voie d'invasion chinoise la plus rapide. La ligne cumule 300 ouvrages d'art en seulement 465 km. Les locomotives rallumées en 1990 sont aujourd'hui remisées car obsolètes et tellement usées, mais les deux pays caressent de grands projets sur cet axe.
Terminons par un conseil aux jeunes voyageurs : Sur longue distance, le train a l’avantage sur l’avion de vous laisser découvrir les pays à vitesse humaine, et la mémoire ensuite les relie les uns aux autres. Le train fourmille de situations imprévues et de possibilités de rencontres, si limitées dans une cabine d’avion. Il abolit aussi le décalage horaire. Quant au temps prétendument perdu, c’est plutôt beaucoup de temps gagné en souvenirs.
Utile pour vieillir un jour.
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Je suis d'accord sur la découverte à vitesse humaine, pourvu qu'il ne s'agisse pas de TGV bien sûr.
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L'avenir est au rail, je le crois !
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