jeudi 3 juin 2010

Un bouclier trop lourd

Ce billet est la version bloguée de l'article paru dans l'AF2000 du 20 mai sous le titre "Un bouclier trop lourd à porter". L'article entre en archives RA.

fusée Aster européenneIl est un gros souci parmi les dirigeants de notre planète-village, celui de la vulgarisation de la bombe atomique. A la seule exception d'Israël, seuls les pays stables, membres permanents du Conseil de Sécurité de l'ONU, s'étaient jadis investis dans la recherche atomique militaire pour accéder à la parité technologique : l'effet Club.
L'antagonisme "héréditaire" des héritiers de l'Empire britannique¹ fit naître des bombes régionales qui brisèrent le consensus de non-prolifération et le traité éponyme TNP. La course à la bombe était désormais lancée par toute la planète, à tel point que l'on prête même à l'Algérie l'intention de s'en faire une, c'est dire !

Si dès les années 50, les Etats-Unis et l'Union soviétique sentirent le besoin d'une cloche à fromage anti-missiles balistiques au dessus de leurs intérêts vitaux, ils y renoncèrent vite quand les missiles à têtes multiples compliquèrent terriblement les contre-mesures et les interceptions. Chacun s'avouait qu'aucun bouclier ne le protègerait d'un bombardement de saturation. Nixon et Brejnev signèrent donc un traité de limitation des contre-missiles stratégiques en 1972 (ABM Treaty) pour sortir du piège "canon-cuirasse" et économiser l'argent de la Terreur.

Le gouvernement américain de réarmement moral présidé par un acteur de cinéma, Ronald Reagan, lança dix ans plus tard le projet d'une guerre extra-atmosphérique à base de satellites d'alerte et de plateformes orbitales capables d'attaquer au rayon laser des ogives balistiques en transit. Les studios californiens Lucasfilm² auraient pu réussir, le Pentagone échoua. On en revint vite à intercepter les fusées depuis le plancher des vaches, et encore ne prit-on en compte que les périls nés de la prolifération.
Les systèmes anti-missile dont nous parlons aujourd'hui sont donc construits pour parer les attaques d'Etats-voyous en instabilité mentale mais incapables de saturer leur ennemi. Aucun bouclier n'est prévu contre une attaque en règle entre gens du Club.

Il faut distinguer dès à présent deux catégories de systèmes, le système anti-missile stratégique et le système anti-missile tactique. Le premier est capable de tuer un satellite, donc une tête en croisière extra-atmosphérique à très haute altitude, le second, une ogive rentrant ou un missile de croisière endo-atmosphérique. Quatre pays ont fait la démonstration stratégique et possèdent aussi leurs dérivés tactiques : les Etats-Unis (systèmes MD et Aegis marine), la Russie (système Gorgon), la Chine (système KT), l'Inde (système Prithvi). Cinq pays ont des démonstrateurs tactiques éprouvés: Israël (Arrow), Taïwan (Système Sky Bow), France-Italie-Grande Bretagne (Aster). Le Japon et l'Autralie sont équipés d'Aegis, l'Allemagne de Patriots américains. Un dessin vaut mieux qu'un exposé fastidieux.

schéma du bouclier stratégique
Le système stratégique ci-contre accouple trois fonctions dans une poignée de minutes. Une grappe de satellites géostationnaires détecte le tir et la direction ; un ligne de radars avancés au sol donne le couloir balistique du projectile en discriminant les leurres ; des radars d'acquisition et poursuite affinent la contre-mesure et le contre-missile est tiré-guidé. Sa tête porte une charge kilotonnique ou une simple masse cinétique d'impact.

Si un tel système stratégique devient indispensable contre les pays qui menacent l'Occident, la France peut-elle s'en dispenser ? Notre industrie aérospatiale est capable de concevoir et construire ce sytème de protection de classe stratégique qui allie les trois fonctions précitées. Nous sommes en revanche incapables de le payer. Au bord de la faillite selon M. Fillon, l'Etat est plus directement menacé par la crise des dettes souveraines dont on parle chaque matin en se moquant de la Grèce que par les insomnies d'un ayatollah. Dans cet environnement de déficits, notre budget militaire ne pourra résister longtemps à des ajustements drastiques, la guerre étant encore bien au-delà de l'horizon, comme diront les gnomes de Bercy.

Mais si nous ne pouvons pas nous payer le bouclier stratégique sauf à enfoncer encore plus notre crédibilité conventionnelle, la "cloche" est utile dans le domaine de la guerre classique, la plus probable : il s'agit de protéger un théâtre d'opérations. Les deux guerres d'Irak ont montré les dangers d'un bombardement par les SCUD irakiens et la fiabilité des contre-missiles américains. On voit aujourd'hui les pays agressifs développer des capacités balistiques importantes pour ne pas être stoppés dans l'achèvement de leur dissuasion par un défaut de vecteurs puissants. Mais ces missiles peuvent s'armer aussi de têtes conventionnelles très brisantes ou sales, et créer bien des désagréments sur une base aérienne, un fort, une ville ferroviaire, un dispositif de concentration, etc... Dans la mesure où un théâtre d'opérations est à portée de tels missiles, il est tout à fait pertinent de le mettre sous cloche. La France sait-elle le faire ?

Oui. Son contre-missile existe. C'est l'ASTER, une arme franco-européenne du champ de bataille développée par Aérospatiale-Matra, BAe (British Aerospace), Thalès et Finmeccanica. Ses performances actuelles sont comparables au Patriot américain en version évoluée (PAC-3) et ce système d'arme est capable d'évolution.

Le débat "canon-cuirasse" est tranché préventivement par le ministre Morin qui a exclu le bouclier stratégique lors d'une lecture³ à la commission de la Défense de l'Assemblée nationale le 27 avril dernier, en dénonçant la futilité d'une nouvelle "ligne Maginot", ce faisant le contresens habituel (la Ligne Maginot a tenu en 40 bien plus longtemps que le mental de l'Etat-major). Ce serait quand même lui faire un mauvais procès que de lui répondre que le bouclier est étanche. Il suffirait que sur un tir groupé de plusieurs missiles atomiques, un seul traverse le filet pour que les dommages subis le condamnent. Mais il est un motif plus subtil d'y renoncer qui court les couloirs budgétaires : cette protection par sa trompeuse sécurité ébranlerait notre détermination à répliquer automatiquement à une attaque nucléaire par nos propres bombes, comme on l'argumentait jadis du refus de construire des abris anti-atomiques en France. Ce bouclier mettrait en péril toute la logique de la dissuasion nucléaire fondée sur une partie d'échecs préjouée.

La dispute russo-américaine sur le bouclier d'Europe orientale tient toute dans ce jeu de rôles : Moscou affirme que l'invulnérabilité américaine obtenue inciterait Washington à frapper préemptivement et que le système anti-missile polonais servirait à contrer une partie des tirs de représailles russes. En conclusion de quoi, le bouclier serait un facteur de guerre. Les Chinois approuvent, et construisent le leur ! Obama déplace le sien.

Débinant la cuirasse trouée, on peut donc s'inquiéter du canon. Disons-le tout net, notre force de frappe résiduelle est menacée d'abord par notre impécuniosité. Mais de bons esprits du camp de M. Morin soutiennent aussi que la dissuasion est un leurre diplomatique asservi au rayonnement du pays, mais pas une arme d'emploi. Il faut remonter à Sun Tse pour comprendre les armes de non-emploi, et nous y reviendrons une autre fois. C'est une arme de tapis vert. Or la seule valeur qu'aurait pu reconnaître l'adversaire est celle d'arme d'emploi. La "menace du faible au fort" n'a jamais inquiété le fort. Si vous mettez la théorie dissuasive en situation de confrontation des blocs telle qu'elle existait avant la chute du Mur, l'inutilité polémologique de la dissuasion française saute aux yeux, même si on entend dire que grâce à elle, nous sommes encore là pour en discuter, comme le chaman applaudit à la pluie si le matin il a dansé. La menace du faible au fort ne percutait pas, parce qu'elle aurait été éteinte préventivement ; mais ce serait débattre des vaches sacrées que d'expliquer la levée préalable du doute par l'un ou l'autre des adversaires dominants de jadis, ou même par les deux, avec le pressentiment que la France aurait pu être le seul pays d'Europe occidentale vitrifié préventivement.

Aujourd'hui, la force de dissuasion française est en veilleuse, maintenue au taquet(4), sans ennemi déclaré, en attendant que croissent les périls et sans exclure celui d'une prise de pouvoir par des fous n'importe où. C'est un outil utile pour repousser une future guerre directe contre un ennemi plus faible ou de niveau, dès lors que nous l'avons déjà payé et qu'il serait sot de le remiser. Il sierait seulement de lever le tabou de non-agression nucléaire de pays dénucléarisés au cas où notre dissuasion conventionnelle de plus en plus maigre échouerait, et de reconsidérer la doctrine d'emploi des bombes tactiques avec lesquelles nos deux escadrons de chasse doivent signer notre premier avertissement. Mais cette évolution doctrinale (à la Rumsfeld) va se heurter à un nouveau défi : le projet de désarmement nucléaire de Barrack Obama, projet bien accueilli à Moscou, Londres et chez tous les pays non-nucléarisés.

Mirage 2000 nucléaire
En revanche, la décision de ne pas construire le bouclier anti-missile ne doit pas peser sur la recherche et le développement de cette arme, sauf à vouloir laisser l'avenir sous le doigt des puissances ré-émergentes (Russie, Chine, Inde), émergente (Brésil) et américaine. Mais il serait aussi coupable de confier toute notre sécurité à l'art diplomatique de l'ours confronté à la mouche du jardinier car depuis cinquante ans nous sommes engagés en contre-guerilla et pas dans une bataille de théâtre, et que dans les limites d'un budget de défense à deux pour cent du PIB, nous peinons à projeter nos forces quand ce n'est pas à les équiper. Le défi est d'abord là, pieds au sol !



Notes
(1): Bombes indienne et pakistanaise. Il faudra un jour faire le recollement entre les points chauds du globe et les bidouillages du Foreign Office impérial pour s'apercevoir qu'ils n'ont oublié de sévir qu'en Amérique latine.
(2): George Lucas est le créateur de la saga Starwars - la Guerre des Etoiles
(3): le texte du ministre de la Défense est disponible dans les archives de l'Assemblée nationale (XIII° législature - compte-rendu n°28 Commission de la Défense et des Forces Armées du 27.04.2010)
(4): La plateforme stratégique sol-sol du plateau d'Albion a été démantelée et les bombardiers stratégiques de veille Mirage IV muséifiés. La composante sous-marine a été réduite d'un tiers. La composante tactique mobile (Pluton, Hadès) a été démantelée. La production de matières démontée.
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