samedi 30 octobre 2010

Intérêts général et particuliers - scrutins

Il était une fois...
... un chemin royal qui montait de la plaine de Languedoc vers le Vigan jusqu'au Rouergue par la vallée du Rieutord de Sumène, sur l'empreinte d'une voie romaine, sans autre choix de passage qu'un col malcommode dont l'approche était si escarpée qu'elle faisait la fortune du cabaret installé au sommet, quand elle ne rompait pas les jambes des chevaux. Plusieurs fois les services de l'intendant avaient proposé d'élargir la voie pour avoir au moins douze pans¹ utiles, construire en pied de côte un pont de trois cannes afin d'allonger le trajet et diminuer la pente, et plus tard, d'abaisser le cap de côte lui-même de quinze toises, ce qui était considérable mais nécessaire. Sans le terrassement final, il y en avait pour 1330 livres, mais les riverains qui céderaient du terrain étaient contre, et la qualité des mis en cause était telle qu'on avait dû reculer, d'autant que la guerre des camisards était dans tous les esprits malgré l'apaisement.

Le Subdélégué, lassé d'une dispute plus que centenaire sur cette route, stratégique à tous points de vue, fit ramasser un beau matin les traîne-savates du quartier que l'on mit au travail contre des bols de soupe et quelques étrennes. Hurlements des riverains qui connaissaient les lois mieux que quiconque et mandèrent le premier notaire venu pour un transport judiciaire sur le chantier : " Il n'y a pas de Corvée dans les Etats de Languedoc, point-barre !". Tous travaux publics étaient donnés à des entreprises, à prix faits ou en régie. Vaincus, les services durent débander leurs équipes de volontaires désignés. La contestation rusée n'est pas de notre siècle comme on le voit, mais la vengeance administrative non plus :

L'intendant agacé lança alors un relevé de profils dans la vallée même de l'Hérault parallèle à la vallée du Rieutord pour s'affranchir de cette maudite côte. On disait le passage impossible dans les gorges, même les Romains avaient reculé. Mais que sait-on d'un ingénieur en colère !
Les études achevées, un pont fut jeté à Ganges - les travaux durèrent sept ans car on manquait de crédits - puis la voie à Pont-d'Hérault fut décaissée directement dans la paroi qui contenait le fleuve. C'est aujourd'hui la départementale 999 ; on peut encore admirer le travail. En 1725, le nouveau chemin royal fut ouvert au roulage et l'intendant, ayant appris que Monsieur de Sumène dont l'enclos aurait été entamé par le projet refusé, avait quand même perdu 20.000 livres au jeu, au carnaval de Montpellier, taxa la communauté de Sumène de 5400 livres pour lui apprendre à vivre, ce malgré la peste de 1721 ! Ça mais !

La ruine de Sumène était en marche, ses pises² qui jadis tenait toute l'huile d'olive exportée au Rouergue étaient vides. Ses cinq notaires dépérissaient et les tonneaux qui faisaient sa réputation depuis l'âge des Gaules s'empilaient sous les clèdes. Pour sauver ce qui restait d'économie locale, la communauté décida d'élargir "sa" côte à vingt pans et d'abaisser "son" col autant que faire se pouvait. La dépense fut considérable puisque il fut demandé un dégrèvement de 5800 livres au roi.
Les impôts communaux qui les écrasaient tous n'enrayèrent pas le déclin. Ce n'est que lorsque la voie ferrée de Sommières à Tournemire reprit en 1868 son axe naturel mais en passant sous le col escarpé par un tunnel de 1400 mètres, que l'injustice du XVIII° siècle fut réparée. Effectivement, Sumène reprit alors son rang économique traditionnel. Des usines de bas de soie s'installèrent et quelques tonneliers se remirent à cueillir des douves de châtaignier. Les riverains de 1714 ne savaient pas que leur ruse légale stériliserait le pays pour 150 ans !
Fin de l'histoire³.


Des scrutins et des hommes
La démocratie locale a ses limites et les intérêts particuliers sont rarement surmontés au niveau de gouvernement où leur pouvoir s'exerce. La contrainte administrative doit aussi être finement réglée par des compétences et de bonnes anticipations. L'intendant capable de lancer une route impossible était tout à fait capable de prévoir la ruine probable de la ville contournée. Sumène n'était pas chef-lieu de la baronnie d'Hierle mais son poumon économique, l'impact de la décision était bien plus large que l'accélération de la Poste Royale. Cette petite histoire pourrait servir d'argument à ceux qui préfèrent voir le Bien Commun géré par des esprits éclairés et désintéressés, loin des disputes locales. Or on sait bien la force d'exécution des choix obtenus par le vote des administrés concernés, et les esprits éclairés et désintéressés ne sont malheureusement pas en nombre. Y aurait-il un moyen de s'affranchir de la "bêtise" humaine ? Vaste programme, mais allons-y voir :

(a) La première sélection des expressions est le cens. Ne parlent que ceux qui contribuent. On sait que la frustration des non-inscrits est redoublée par la stigmatisation de leur pauvreté relative et que les autres sont d'avance désignés à la vindicte publique en période difficile. En plus la liste ploutocratique est passée de mode.

(b) On peut imaginer une pondération des voix par points civiques. Chacun a dix points, puis les chefs de famille ont un point supplémentaire par enfant, les bacheliers deux points, les diplômés de l'université quatre, les rastacouères zéro, les pupilles de la Nation cinq etc... La commission parlementaire chargée de la grille tarifaire n'en verra jamais l'issue.

(c) Pourquoi pas le QI ? Au niveau de la troisième, on passe l'examen de quotient intellectuel à la place du Brevet des collèges et le chiffre obtenu (divisé par dix) donne autant de voix lors du scrutin au suffrage universel. Sauf que la prolifération des Giscard d'Estaing par exemple n'augure pas nécessairement des bons choix. La liste est longue des bêtises du pharaon le plus doué d'Auvergne, disait Antoine Pinay parlant du pharaon pas des bêtises.

(d) La tentation est grande localement d'ancrer les suffrages au sol s'il s'agit d'y toucher. Ne parlent de la route que les propriétaires fonciers quelle que soit leur taille. Dans notre petite histoire, les artisans directement impactés par le détournement du chemin royal n'auraient eu rien à dire alors qu'ils étaient bien plus les victimes de cette décision que les agriculteurs qui nourrissaient le pays. Ca n'est pas bon.

(e) Quotient familial
: l'Alliance Royale, sous l'impulsion de son fondateur, père de huit enfants, a caressé l'idée de privilégier les familles par une pondération des voix. A y regarder de plus près, la mesure ferait le lit des tradi-cathos d'un côté et des animistes maliens de l'autre. Mais après tout favoriser les enfants c'est favoriser le futur, et si l'incitation civique redresse la barre démographique, pourquoi pas.

(f) Finalement, comme disait Churchill de la démocratie dans son fameux "le pire régime à l'exception de tout autre", le suffrage universel, un homme une voix, simplifie bien les choses. On devrait quand même le civiliser en le subordonnant à la délivrance automatique d'un quitus fiscal. Votent les résidents qui sont en règle avec l'administration des Impôts ; et au niveau local, quelle que soit leur nationalité s'ils sont établis durablement et contribuent. Ce n'est pas nouveau, mais ça peut ressortir.


Note (1) : Le pan de Montpellier fait 25cm ; la canne de Montpellier a 8 pans et fait 2m ; la toise du roi fait 1,95m.
Note (2): Grand vaisseau intransportable creusé d'une seule pierre dédié uniquement à l'huile d'olive. Chaque maison de négoce de la Grande Rue avait la sienne.
Note (3): Un blog personnel dédié à la ville : Je t'M Sumène.
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