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Câblez-vous, je le veux.

La Commission de Bruxelles a gagné la bataille du Net mais peut-être pas la guerre. Au motif louable d'organiser le financement des autoroutes à haut débit dans le cadre d'une directive européenne de stratégie numérique appelée Agenda digital (clic), les professionnels de la filière ont convenu de différencier leur prix d'accès selon le débit et la bande passante offerts. Tous les Européens à 30 Mbps minimum en 2020 et la moitié d'entre eux à 100 Mbps est du domaine du slogan bureaucratique, mais ça marche bien pour contenir la liberté internétique dans les limites imposées, disent-ils, par la comptabilité.

Le triumvirat du projet était constitué d'un producteur de contenu de masse (Vivendi), d'un équipementier des centres de traitement et des voies (Alcatel-Lucent), et d'un transporteur (Deutsche Telekom). Jusqu'ici quoi de pire... sauf que l'amalgame préétabli entre la production et la circulation amène à financer l'une par l'autre et donc détruit la neutralité d'Internet. On crée un tarif, non pas à la valeur intrinsèque du produit, mais à sa sophistication marketing et à l'intensité du désir d'achat. Un peu comme si au péage de Saint-Arnoult-en-Yvelines la Porsche 911 payait le double du camion dix fois plus lourd sur la chaussée à tout le monde.

Tout content d'être aux manettes (il y a une certaine proximité entre la direction de la société universelle et la représentation permanente française au Conseil européen), Vivendi vient de publier ses onze propositions (détaillées ici) que nous listons ci-dessous ; les titres des propositions forment le commentaire du piéton du roi :

(1) Bunkerisation : les créateurs de contenu doivent bénéficier de dispositifs d’incitation adéquats afin de ne pas être évincer par l'arbitrage des marchés. Vivendi-SNCF même combat.
(2) Mutualisation : les fournisseurs d'accès ne peuvent être laissés seuls devant le défi d'investissement que représente l'Agenda numérique. A nous la BERD.
(3) Dérogation de concurrence : les acteurs ne doivent pas être bridés par la Commission dans leur stratégie de domination de leur segment, voire monopolistique.
(4) Création du marché commun numérique : le cadre règlementaire doit être paneuropéen pour éviter le dumping.
(5) L'innovation sans risque : les modèles économiques (actuels) doivent être pérennisés afin de garantir leur profitabilité, gage de créativité.
(6) Passe-droits : les marchés bifaces seront privilégiés entre un créateur de contenu et un transporteur à qui le premier paiera la dîme de priorité de passage, afin de boster l'innovation;
(7) Des crédits : l'Europe doit "encourager" l'investissement puisqu'il y va du bien-être des consommateurs.
(8) Priorité au privé : les lignes et équipements des opérateurs privés auront le pas sur ceux du secteur public, sauf en rase campagne où celui-ci sera appelé à contribution.
(9) Le câble forcé : les obstacles réglementaires au tirage de lignes en fibre optique et le câblage des copropriétés seront levés pour abaisser les coûts de déploiement.
(10) Normalisation : des normes d'exploitation interopérables sont indispensables en Europe afin de rentabiliser les OPA.
(11) Répétition martelée de la neuvième proposition.
C'est donc bien un décalogue, et le président Jean-Bernard Moïse Lévy de découvrir "un degré de consensus remarquable et inattendu entre ces acteurs de toute la chaîne de valeur".

Les dérives d'Hadopi¹ qui consacrent un modèle économique désuet, nous avaient préparés au bétonnage des positions des acteurs du Web qui se sentent menacés par la créativité des geeks. Il faut dire que les internautes leur en font voir des vertes et des pas mûres. La dispute réside dans l'affrontement de deux modèles sociétaux. On sait que force restera à la Loi, mais on peut y aller voir quand même, derrière Benjamin Bayart².


Le système orwellien est pour le minitel. Mais la communauté internétique, née dans l'université américaine des années "peace & love", est anarchique. D'un côté, une architecture en étoile, en roue, vous tenez le moyeu, vous tenez tout ; de l'autre, des fils dans tous les sens, un désordre incompréhensible à SciencesPo. Or dans ce foutoir inimaginable, chacun peut théoriquement servir la Toile à partir de sa propre machine, s'il peut résoudre son alimentation électrique afin de la laisser branchée. Horreur, de l'information sans diplômes, des thèses sans jury, et pire que tout, des inventions sans le CNRS ! Or voilà que se popularisent les panneaux solaires, qui avec un train de batteries au plomb, annulent l'empêchement. C'est très grave, chère médème, car de toute la production de contenu émise sur le Web ce sont les internautes qui assurent la plus grande part aujourd'hui !
Et oui !
Que serait le chroniqueur judiciaire français sans le geek innocent fourvoyé à l'audience de Strauss-Kahn pour tweeter les mimiques du vieux jaculateur privé de parole ? Quand partira le grand reporter couvrir les massacres d'Homps si le geek syrien n'a pas tweeté les images des foules assadistes acclamant leur raïs sur la place de la Nouvelle Horloge ? Qui donne les premières photos de l'attentat d'Oslo ?

Cette "organisation bruxellienne" du Web de demain engage notre liberté de manière insidieuse mais sûre. Moi j'y tiens, même si la liberté peut être vénéneuse, les royalistes ne le savent que trop. Je suis né en un temps où on pouvait être condamné pour avoir nui à personne désignée. Puis est venu avec un ministre communiste le délit d'expression de sa pensée sans personne désignée. Ce qui induit forcément une police de la pensée intime : vous ne pouvez pas penser cela, c'est impossible, voyons ! Reste à capter les canaux de diffusion qui avaient réussi à s'affranchir des anciens. 1984 plus que jamais, mais on n'est pas de la montagne pour rien !

Finissons sur un slogan pour le Parti Pirate, un des acteurs du Net libre qui cherche à se présenter aux élections à venir :

Voler c'est soustraire
Copier c'est multiplier


Note (1): Relire nos billets "Contrôle parental national" et "Hadopi". Plus de billets à propos d'Internet dans la barre de recherche.
Note (2): Sa conférence Internet et Minitel est un must de la Communauté du Libre.

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