jeudi 16 mai 2019

Quelle Europe ?

A dix jours du scrutin européen, Royal-Artillerie succombe aux sollicitations de son lectorat fidèle pour donner une opinion qui en vaut d'autres - mais pas toutes - sur l'Europe que nous pourrions souhaiter (c'est une blague).

- Roots ! -

Celle-ci ne sera ni socialiste (ou fasciste c'est égal) ni populiste (tous les partis démocratiques le sont devenus) mais construite sur le seul principe de réalités. Le temps nous est compté par les empires qui nous menacent carrément et sans doute en restera-t-il bien peu pour philosopher tout en se disputant. Les choses, procratinées depuis trente ans et maintenant retardées par la recherche d'une impossible unanimité à vingt-sept, se dénoueront dans l'urgence des défis que nous affronterons. Pour se bien faire comprendre, citons l'affaire de la téléphonie 5-G : le bras de fer entre Huawei, les Etats Unis, la République fédérale et les développeurs occidentaux ne va pas courir de conférence en conférence. Elle sera tranchée autour de deux pôles, l'un allemand, l'autre américain. C'est plus important que le calibre des melons ou le taux de particules fines. Le monde ne nous laissera pas le temps des raisonnements spécieux ou de longues incantations en conférences de presse avant de nous convoquer aux lices du camp clos.

Divisés, nous succomberons les uns après les autres car nous sommes chacun trop petits au pantographe de la mondialisation. La division des Européens est explicitement à l'agenda des nouveaux ogres, Trump détache la Grande Bretagne et la Pologne, Poutine aide par tous moyens les partis déconstructeurs comme le RN français, Xi appâte les malades comme la Grèce et l'Italie par la médecine douce des routes de la soie. Divisés, nous mutualiserons nos insuffisances, nos défauts, nos bêtises (nous avons tant déconné depuis le Congrès de Vienne). Ensemble, nous ferons faisceau de nos atouts. Ensemble ? La question ne se pose plus, sauf chez quelques nostalgiques de La France seule que plus personne de sensé n'écoute. Ensemble, oui, mais ensemble comment ?

La poussée des identitaires dans tous les pays de l'Union bloque la fédéralisation qui fut jusqu'ici la trajectoire de la technocratie bruxelloise sur le modèle éprouvé des Etats Unis d'Amérique. Le nationalisme endémique devait pour elle se contenter de particularismes régionaux, les Etats-nations devenant une circonscription linguistique.

A défaut donc de fédération à 27 il faut explorer voies et moyens d'une réactivité de même nature que celle de nos contempteurs dans les domaines qui l'exigent. C'est facile à écrire. Prenons les choses dans l'ordre d'apparition sur scène.

(A) La grande force de l'Europe est son marché commun des biens et services librement praticable. Cinq cents millions de consommateurs solvables achètent (et importent) des normes communes. Notons en passant que ni les Chinois ni les Américains ne sont parvenus à imposer leurs propres normes dans le Marché commun, sauf dans des niches étroites très spécifiques (circulation aérienne par ex.). Qui dit normes, dit aussi normes de production agricole afin que les produits distribués partout soient au-dessus des planchers qualitatifs acceptables.
Ce marché commun crée beaucoup de valeur ajoutée à l'échelle du continent et tout ce qui pourrait l'entraver diminue la richesse disponible, pour partie redistribuable.

Le bras armé du marché commun est la Douane. Fédérons alors les douanes - elles travaillent déjà de concert sur un code douanier unique - et nommons un Secrétaire général des Douanes européennes qui sera l'interlocuteur européen obligé pour toutes les questions de commerce mondial. La part prépondérante de la communauté européenne dans le commerce mondial nous donne toute légitimité de défense dans les guerres commerciales allumées par les uns et les autres à des prétextes stratégiques ou bassement politiques. Notre Secrétaire général parlera d'égal à égal avec les ministres du commerce extérieur chinois, américain, russe ou brésilien et à l'OMC dès lors qu'ils n'auront aucun canal de déviation de leur lobbying.

Pour faire bon poids en frontière, il serait intelligent de subordonner au Secrétaire général des Douanes les corps nationaux de garde-frontières et le corps européen des garde-côtes à créer. Un seul numéro de téléphone pour entrer.
Première conclusion pratique : on peut protéger ce marché sur son périmètre et le fermer quand c'est nécessaire, mais on sanctuarise le principe de libre circulation intérieure. L'invocation terroriste pour fermer les frontières intérieures est une ânerie parce que le terrorisme n'a jamais été bloqué en douane pas plus que le tabac ou la cocaïne et que pour le vaincre, il faut aller à la racine du chiendent et l'arracher pour qu'il crève. C'est un choix national.

(B) L'autre valeur commune est la monnaie. Sans entrer dans la dispute académique des devises privées de l'Ecole autrichienne d'économie, dispute qui enfonce les monnaies régaliennes, la force d'un empire est aussi dans la monnaie qu'il bat. Avant l'euro, seulement deux pays européens avaient une monnaie cotée au tableau chaque jour, la République fédérale et son deutschemark, la Grande Bretagne et sa livre sterling. Toutes les autres monnaies du continent étaient cotées par opposition, avant de dévaluer périodiquement pour rattraper le wagon de tête. Les ressusciter dans chaque pays européen reviendrait à redonner la prééminence aux deux anciennes et à déclasser toutes les autres à nouveau. Qui prendra du franc neuf en monnaie de réserve avec l'état de calamités financières déclaré en France ? La monnaie nationale revenue deviendrait une monnaie de circulation intérieure que les acteurs économiques devraient échanger pour une monnaie internationale dans tous les actes du commerce extérieur ; autant dire qu'au change quotidien elle s'effondrerait et naîtrait un marché noir du DEM ou du dollar comme en Iran.

Seconde conclusion pratique : Qui dit monnaie, dit banque centrale d'émission. Qui dit émission dit volume imprimé et taux de pension. Ces deux actions conditionnent l'économie. Si les Etats Unis fonctionnent à cinquante Etats fédérés avec une Réserve fédérale indépendante des pouvoirs politiques, il est difficile de combattre cette organisation en Europe occidentale si les Etats sont honnêtes. Le souci de saine collaboration des Etats entre eux devrait les obliger à soutenir leur monnaie commune en impulsant chez chacun d'eux des conditions économiques et fiscales productrices de richesse à l'équilibre budgétaire, comme on le fait dans bien des pays où on vit heureux.

Avançons. Deux questions s'avèrent inextricables au moment : ce sont la diplomatie et la guerre. L'histoire du continent est une des plus riches du monde en drames de toutes sortes. Il s'ensuit que les diplomaties nationales héritent de cette histoire et en sont durablement marquées. Le temps n'est pas venu d'unifier nos diplomaties que nous allons passer en revue :

Deux grandes diplomaties mondiales subsistent, la française et l'anglaise. Elles ont hérité de leur rayonnement européen, de victoires qui les ont épuisées et de leurs empires coloniaux. Elles divergent souvent, l'anglaise ayant un réflexe de retenue dans ses interventions jusqu'au jour où elle fait débarquer les boys qui ravagent tout pour l'exemple, puis rentrent au pays des brumes et des ondées. La France a la même, sauf que porteuse d'un message universel, elle demeure sur place et s'y fatigue à raccommoder des gens qui se détestent.

L'Allemagne n'a pas de diplomatie autre que celle de la Deutschland AG. Daimler-Benz, Bayer, Siemens, Badische Anilin sont les ambassades du pays le plus pacifiste au monde, prêt à payer pour ne pas se battre. D'autres pays ont des diplomaties circonscrites à leur région qui ne mériteraient pas une mutualisation stricto sensu : citons l'Espagne et l'Afrique du Nord, la Pologne sur la Baltique et l'Ukraine, l'Italie en Méditerranée centrale, la Grèce en Méditerranée orientale. On comprend dès lors qu'une diplomatie commune européenne est impossible sauf à organiser des canaux de coopération sur notre hémisphère comme ne le font pas si mal Frederica Mogherini et son staff.

Pour ce qui concerne la défense européenne, on a devant soi la lubie typiquement française de vouloir imposer aux autres nos conclusions stratégiques sans avoir les moyens d'en forcer l'achat. Pour tous, absolument tous les pays européens, la défense européenne est assurée par l'OTAN. Ont-ils tort ? Une prochaine guerre si elle éclate, nous le dira. Souhaitons de ne jamais savoir. Faire campagne pour cette défense européenne rejetée in petto par tous nos voisins frise l'escroquerie. Pour qui se prennent-ils à avancer seuls sur ce chemin sans issue ? Pour qui nous prennent-ils pour nous vendre l'impossible ? Les listes européennes promouvant une défense intégrée sont à bannir ; c'est un leurre à gogos ou à gaullistes.

Troisième conclusion pratique : à l'impossible nul n'est tenu. Une diplomatie européenne serait utile aux marches de l'empire en ce qu'elle surmonterait les obsessions nationales nées de confrontations anciennes. La grande diplomatie resterait dans les mains de ceux qui peuvent encore l'actionner, la diplomatie de proximité serait quant à elle remise au Service fédéral des Affaires étrangères et de la Politique de sécurité existant. Bien sûr les Polonais gueuleront mais si cela nous évite une guerre avec la Russie, ce ne sera pas cher payé. A défaut, ils pourront toujours devenir le Porto Rico balte des Etats Unis. A l'inverse, renforcer la diplomatie italienne en Libye serait efficace car elle assume la création de garde-côtes libyens capable de tenir les eaux territoriales.

Comme nous l'avons souvent dit, en matière de défense, une coopération étroite avec les Anglais musclerait nos forces, et symétriquement une coopération franco-allemande dans les usines d'armement nous assurerait des moyens de qualité sans aller encore les chercher outre-atlantique. Le socle de défense reste l'OTAN, une machine de guerre éprouvée qui est dénoncée par tous nos adversaires, ce qui en montre la force dissuasive.


Le reste n'a aucun intérêt à la fédéralisation dans la mesure où ça ne circule pas. Droits de l'homme, santé (normes de potabilité... mais qualité de l'air, si), normes hôtelières, normes universitaires (le marché triera les compétences sans exclusive). Par contre les normes de construction automobiles doivent être européennes comme toutes les certifications des engins circulants et des opérateurs qui les conduisent tels les chauffeurs routiers (c'est un exemple). Mutualisons ce qui en vaut la peine et laissons les Nations libres d'organiser leurs sociétés. Il n'y a pas d'épure miraculeuse, l'Europe restera longtemps un projet en construction, inachevé, c'est un legs de l'histoire. Mais déjà pointent à l'horizon des défis qui risquent de faire précipiter la désunion en cluster de combat, c'est le défi aérospatial.

(C) Après le marché commun en libre pratique, notre deuxième force est l'aérospatial. Nous sommes à parité en aéronautique avec les Etats-Unis et nous sommes un acteur majeur en astronautique, bridés seulement par la congruité des budgets nationaux. Le secteur des missiliers européens fait également référence à l'international quand ça pète quelque part. Mais pour la première fois depuis longtemps - en fait depuis la ruée vers l'or noir - nous sommes confrontés à des compétiteurs strictement privés qui disposent de capitaux libres en quantité, c'est-à-dire non gagés sur des politiques sociales, pour développer les rêves spatiaux de demain. J'ai nommé Amazon (Jeff Bezos), Virgin (Richard Branson), SpaceX (Elon Musk).
Il y a sept ans, Bernard Werber confiait à Atlantico que « l’entreprise [était] en train de devenir la nouvelle cellule de reconnaissance, une cellule plus dynamique et plus libre que l’Etat. Un chef d’entreprise n’est pas élu démocratiquement, il n’a pas besoin d’être aimé, il a juste besoin de gagner de l’argent. La conquête spatiale qui demande de lourds investissements financiers se passera donc très probablement des Etats et les entreprises construiront des lanceurs privés mais aussi des fusées, des satellites et des vaisseaux spatiaux ». On y est. Space X livre la station spatiale internationale avec ses propres fusées en récupérant les étages propulseurs d'arrachement à l'attraction terrestre.

Quatrième conclusion pratique : Ce défi peut-il être relevé par les Etats européens ? Non ! Le modèle socialiste européen stérilise le capital, et ceux qui en créent comme l'Anglais Richard Branson, expatrient leur recherche et développement pour sortir du carcan taxateur. D'autres capitalistes européens se lanceront-ils dans l'aventure spatiale ? Nul ne le sait mais apparemment il ne semble pas que nous ayons, même ensemble, les capitaux libres nécessaires. Ce défi ne sera pas relevé par l'Europe institutionnelle, mais par des génies à naître. Favorisons leur éclosion et la création de richesse avant de dévorer le capital pour la survie des demeurés !


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