Roman de gare estival - chapitre 5
La nouvelle se déplace au nord.
Rentrés comme prévu au Quinze Août, Alf repartit du Plessis-Robinson et continua sur Calais où un ancien copain du collège technique avait un garage réputé en anciennes et ferait une révision complète de la Traction à prix d'ami, à la seule condition d'être cité dans le magazine Autoretro où paraîtrait la voiture au printemps prochain. L'autoradio Radiomatic - il n'en restait que la façade - balançait ses fréquences dans des haut-parleurs modernes et Alf s'en mettait plein les oreilles avec la capote fermé pour cause de mauvais temps. Après Noailles, il chargea sur la nationale un jeune couple d'Anglais trempés qui remontaient au ferry de Calais. Quand fut épuisé le sujet sur la voiture super-sympa mais qui consommait beaucoup sans doute, Alf sut qu'ils avaient passé leurs vacances sur le lac Léman. Quelle idée ! Puis ils étaient remontés par la Bourgogne, évitant Paris et sa faune urbaine, les rats, les voyous et la merde des chiens. Alf ne relança pas, sachant qu'ils décrivaient aussi la banlieue de Londres comme à Seven Sisters. Le garçon était plutôt beau pour un Rosbif et la fille semblait à côté de lui un en-cas. Mais comme sa plastique commençait à souffrir des nuits à bières, on sentait qu'elle s'y était faite. Alf comprit très vite qu'il n'y aurait pas de conversation, surtout au premier barrage de CRS protégeant la côte des routiers double-usage. "Les Français avaient créé le problème migratoire transmanche en ne retenant pas les faux réfugiés désireux de passer en Angleterre et en fermant les yeux sur les passeurs". Inutile de leur expliquer qu'en France, le migrant était une culture, au même titre que le maïs ou le canard gras, et que rien ne changerait jamais, ni de ce côté du Channel ni de l'autre. Il les mena aux bureaux de l'embarcadère qu'ils pénétrèrent sans se retourner, et reprit la route du littoral vers chez lui, mit la cassette de Wilson Pickett et monta le son :
Mustang Sally (au casque).
Les vacances étaient terminées depuis une quinzaine. S'ils n'avaient pas fait tant que ça de photos, ils avaient passé du bon temps, avec de super-nanas décoincées qui plus est, et montraient un bronzage très classe moyenne supérieure. Alf avait repris son poste de dessinateur industriel dans un chantier naval de Calais et Med était retourné dans sa clinique. La titine était sous housse chez Romain-Jean qui allait la préparer cet hiver pour le reportage d'Autoretro. Il était envisagé de lui ajouter des watts comme à l'époque avec un compresseur Constantin, mais aussi un visco-coupleur de ventilateur de chez Rover pour réduire le couple perdu, une culasse Speed (pas facile à trouver) et sans doute de vraies jantes à rayons pour mieux refroidir les tambours de freins. Mais le premier travail était d'ouvrir la boîte de vitesses dont la seconde sautait, obligeant à tenir enclenchée la queue de vache avec le genou. Ça n'était pas la tringlerie. Sur la carrosserie, on ferait juste un polish pour la garder dans son jus, Alf et Med s'en chargeraient en venant un samedi au garage. Le programme était simple et abordable. Alf rentrait le vendredi soir chez ses parents à Zutkerque pour faire un peu de jardinage le week-end, son linge et ballader le terre-neuve le long de la rivière. Parfois il montait un hameçon à sa canne d'ado et allait pêcher au coup quand il ne pleuvait pas. A Calais, il avait son pub et des copains de zinc et comme toute sa classe d'âge à Calais, il sautait à l'occasion des Anglaises qui venaient sur le continent faire des courses. Une vie réglée de célibataire en somme.
Med fut réveillé en sursaut par le téléphone bien qu'il soit onze heures mais c'était un samedi. Alf appelait de chez ses parents. Il avait la Voix du Nord dans les mains avec un titre en page 3 qui lui glaçait le sang. Il parlait à mi-voix.
- Ecoute ça :
Crime d'honneur à Mannheim au Bade-Wurtemberg, titrait le canard avec une photo d'un immeuble entouré de voitures de patrouille et d'ambulances. La police est intervenue la nuit dernière dans un immeuble de la Maximilianstrasse à l'appel de voisins effrayés par des cris de terreur apparement féminins provenant du dernier appartement. L'équipe d'intervention renforcée dut fracturer la porte pour trouver deux femmes dans la trentaine baignant dans leur sang sur le tapis du salon. Quatre hommes furent appréhendés comme témoins dans l'immeuble, dont un qui tentait de gagner le toit, mais qui ne sont pas connus des services de la police criminelle. D'après les témoignages recueillis à proximité par les correspondants du Stuttgarter Zeitung, il pourrait s'agir d'un crime d'honneur, vu l'appartenance communautaire de la famille. Les premiers éléments divulgués sur les victimes indiquent qu'elles étaient originaires de la Sarre.
Suivait des considérations sur les statistiques de criminalité dans un district plutôt calme...
Un blanc au bout du fil. Med était suffoqué et ne disait rien. Au bout d'un moment Alf brisa le silence pour dire que d'une certaine façon, c'était écrit : des Turcs ne laisseraient pas passer ça et le petit du camping ne s'était pas trompé. Vous sûtes instinctivement que vous étiez aussi des cibles ; si l'honneur de la famille turque avait été ruiné, c'était en partie de votre faute. Alors vous échafaudâtes les prémices d'un protocole de sûreté qui commençait par ne pas se rencontrer déjà, pour éviter que l'un ne mène à l'autre. Le plus sûr était de quitter les logements présents au cas où une enquête de voisinage par des malfaisants ne démarre à la Tamarissière ou autour. Le bureau du camping avait les adresses et la photocopie des cartes d'identité. Ainsi Med se fit à l'idée de quitter le Plessis-Robinson pour Paris intramuros et Alf prit un petit triplex rue de la Monnaie à Lille, qui était déjà dans ses intentions en location-vente. Ils avaient la chance d'être restés célibataires mais chacun de son côté prévint sa parentèle qu'il partait en mission à l'étranger sans possibilité de le joindre. Si les explications ne suffisaient pas, ils étaient près à se fâcher avec les leurs. Il y avait aussi le reportage à venir dans Autoretro. Ils étaient indentifiables bien plus facilement par la Onze décapotable de couleur marron que par aucun autre signalement précis. Il fallait annuler et arrêter les frais chez Romain-Jean. Comment le prendrait-il ? Surtout si la meilleure précaution était de ne pas l'informer du pourquoi pour éviter la dissémination, lui qui était en ce moment identifiable par la voiture garée chez lui. Mais à la fin du mois, Alf fit une rencontre utile.
Un pote d'un pote était turc (ou kurde). Quand un soir au pub la conversation avait roulé sur la civilisation toujours archaïque de la Turquie populaire et sur les crimes d'honneur chez les paysans d'Anatolie. Alf apprit sans que les autres ne le sussent qu'il devait être mort à cette heure. Le protocole de vengeance communément admis voulait que l'amant soit sacrifié le premier, si possible sous les yeux de la femme adultère, laquelle devait tourner de l'œil pour faire bonne contenance avant que d'y passer à son tour. A distance, on pouvait rapporter à l'épousée les glaouis du défunt comme preuve de l'exécution. S'ils étaient encore vivants il n'y avait que deux raisons probables : soit ils étaient restés introuvables mais alors pourquoi priver les "coupables" de la douleur du spectacle promis en les égorgeant les premières ; soit les maris les considéraient comme des pigeons innocents qui auraient été séduits par leurs femmes dévergondées. Faudrait peut-être continuer à réfléchir... Chacun avait retrouvé un boulot correct ; un nouveau logement sympa ; ils décidèrent de s'en tenir au plan une année encore et jusqu'après les vacances de l'an prochain. Le mieux d'ailleurs n'était-il pas de les passer en... Norvège ? A Kirkenes, les Turcs ne vont jamais à Kirkenes. Et les Russes non plus maintenant.
(la suite au prochain numéro)
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