Roman de gare estival - Chapitre 9
Il reste deux ou trois jours de roulage selon le temps qu'il fera pour atteindre la destination finale au-delà de laquelle plus rien n'existe.
C'est à Umeå qu'ils vécurent le tournant du voyage. Après un ravitaillement copieux au Systembolaget de la ville qui ce jour-là fermait à 15 heures, c'était samedi, il rentrèrent au petit cottage qu'ils avaient loué dans un camp pour touristes à huit cent mètres de la plage. Les provisions étaient copieuses avec du poisson en boîte, des boulettes de viande à la sauce brune, du pain plat, du pain levé et des pêches en conserves de Thaîlande. Les garçons se mirent en cuisine dès six heures, il suffisait de réchauffer finalement. Les filles mirent la table, de la musique et on passa l'aquavit, puis des bières à 3,5° en vente libre, et des liqueurs parfumées de deux couleurs en petits flacons, jaune et verte... et on acheva l'aquavit qui n'aime pas prendre l'air. C'est bourrés comme des Russes qu'il finirent par se coucher sans trop savoir avec qui. Sauf qu'au matin à se lever pour chasser le mal de crâne, il parut évident à tous les quatre qu'il y avait eu "échange" et sans doute pire, sans précautions. Une bonne douche plus tard, on convint à l'unanimité d'oublier le déraillement puisqu'aucun d'entre eux n'en gardait le souvenir et de trouver la pilule du lendemain au principe constitutionnel de précaution. Mais l'affaire laissa des traces car ils ne se regardaient plus l'un l'autre de la même façon avec cette complicité muette qui avait présidé à leur relation jusqu'ici. Alf se disait même qu'à l'occasion, il saurait trouver le moyen de lever le doute. Peut-être sur le chemin du retour s'ils réunissaient les mêmes circonstances. Mais tout compte fait à la fin, ils possédaient ensemble un secret maintenant. Et c'est dans cet équipage qu'ils reprirent la route du nord le surlendemain, lundi, se promettant de ne plus mélanger les alcools en se rabattant sur le vin moins traître. Mais il était cher.
Il ne restait plus qu'à entrer bientôt en Finlande pour ressortir ensuite en Norvège et atteindre la queue de trajectoire au fin fond de la Laponie, Kirkenès. Le van allemand qu'ils avaient cotoyé au motel de Sundsvall y montait aussi, mais en faisant l'école buissonière. Ils étaient équipés comme pour une expédition au pôle Nord et cela ne rassurait pas nos amis qui s'interrogeaient sur ce luxe de précautions qu'ils n'avaient pas jugé bon d'embarquer. Med se sentait à ce moment-là comme un Congolais qui montait au Mont Blanc en espadrilles. Aussi avaient-ils prévu de questionner en détail les permanenciers de l'automobile club de la première "grande ville" sur les risques ou l'absence de risques à cette saison, avant de s'enfoncer au pays des rennes. Une chose était sûre, le temps changeait rapidement comme en montagne chez nous depuis qu'ils avaient franchi le cercle polaire arctique. Même si ce n'était pas la Ligne, l'équipe déboucha le champagne avec des biscuits tuilés en se photographiant sous le panneau indiquant le passage du Cercle. Les blousons fourrés étaient toujours à portée dans la voiture avec des bonnets de laine et pas rangés au fond de la malle. De même avaient-ils pris l'habitude de mettre leurs chaussures de marche quand ils roulaient, pour parer toute éventualité météorologique ou les effets d'un accident. Et justement...
Le camion de grumes de 40 tonnes se déporta sur sa gauche dans un virage plus serré quand Med venait lui-aussi sur la gauche de sa voie pour rattraper la courbe imprévisible ; il roulait à 75 km/h et dans le hurlement de ferraille dont les morts sur la route se souviennent toujours, l'Amazon qui avait chassé et surviré fut carrément écrasée par le train avant du Scania. La suite, nous ne la connaissons pas. Le rapport succint d'accident transmis aux familles dont on avait retrouvé la trace dans les papiers des voyageurs signalait le décès de deux garçons assis devant et des blessures sérieuses infligées à deux jeunes filles assises sur la banquette arrière. Leur rapatriement avait été confié à AWP France, société de secours aux voyageurs désignée par leurs cartes bancaires. Les corps des garçons seraient conservés un mois à la morgue de Kolari après l'autopsie à Rovaniemi, la capitale de la région, en attendant la décision des familles, soit de les rapatrier par le système d'assistance, soit de les inhumer en Finlande avec une participation modique.
Ne vint à l'enterrement que la soeur aînée de Med qui monta en train de Liège par Cologne jusqu'à Stockholm puis Gällivare en pleine Laponie, en autocar ensuite. Elle mit quarante heures mais avait une phobie sévère de l'avion. Romain-Jean avait été averti du décès d'Alf par sa mère qui avait été prévenue par l'ambassade de Finlande à Paris. Elle lui demandait d'avoir plus d'informations des autorités locales puisqu'il parlait l'anglais. Plutôt que de multiplier les appels à Kolari, il décida d'assister aux obsèques de son meilleur copain et partit de Calais vers Londres pour prendre un vol SAS vers Pajala via Stockholm et Luleå. D'un côté comme de l'autre, les familles n'avaient pas voulu se mettre en frais. Elles firent faire une gerbe chacune chez la fleuriste du village que leur avait indiquée le responsable local des pompes funèbres. Le pasteur prononça la prière d'usage devant les fosses jointes, tout en finnois, et tendit l'aspersoir. Y assistaient l'adjoint au maire et un délégué de l'entreprise de camionnage, le gérant des pompes funèbres municipales, ses quatre acolytes et deux retraités venus là par compassion. A peine eurent-ils tourné les talons que le fossoyeur démarra le bobcat municipal pour l'enfouissement. Romain-Jean ne voulait pas attendre qu'il tasse la butte à coups de godet et accéléra le pas. La sœur de Med rejoignit l'arrêt d'autocar pour attraper le prochain à ce qu'elle dit, mais il semblait douteux qu'il en passe un avant ce soir. Romain-Jean rattrapa l'adjoint au maire pour lui demander s'il était possible de voir la voiture. Il lui fut répondu qu'elle était une pièce à conviction qui illustrerait le rapport d'accident attendu par les autorités judiciaires de Rovaniemi. Mais vu la distance qu'avait franchi le Français, l'adjoint le confia à un chauffeur de la mairie qui l'amena à la casse-auto où gisait l'Amazon rouge. Romain-Jean avait nourri le secret espoir de la sauver en souvenir de son pote Alf. Le soir apportait la bise du pôle et l'épave était irrécupérable.
Toutes les vitres avaient explosé et le train avant était rentré dans l'habitacle avec la colonne de direction. Le moteur-boîte avait cassé l'arbre de transmission en reculant. Les secours avaient scié le pavillon en carré pour extraire les victimes. La clé était toujours sur le contact et la montre qu'il avait rajoutée sur le tableau de bord indiquait la bonne heure, comme un souffle ultime de vie. L'habitacle était plein de verre et brisures de toutes matières sous lesquelles il miroitait de l'huile sur le plancher, qui n'était pas de l'huile ; le coffre béant avait été vidé. Les roues arrière étaient intactes et montraient des pneus neufs. Il n'y avait plus de places à l'avant et deux minuscules espaces à l'arrière. C'est cette bulle dans la ferraille qui avait sauvé les filles de la mort, mais les séquelles des blessures provoquées par l'écrasement de la carrosserie dureraient sans doute longtemps. L'employé de mairie lui dit que le chauffeur du camion était toujours à l'hôpital et qu'il avait raconté l'accident à la police. A ce jour, personne n'avait dit qui était au volant, au prétexte des besoins de l'enquête, une discrétion qui semblait suspecte à Romain-Jean. Le premier communiqué de la "gendarmerie" qui avait été traduit en anglais indiquait que la Volvo aurait franchi la ligne jaune continue avant un virage à gauche quand le camion de grumes arrivait en face à vitesse normale en prenant tout sa voie mais que la sienne. Il était sûr que les autorités locales n'incriminerait pas le chauffeur routier, bien qu'il soit Pakistanais, et encore moins l'entreprise qui était un employeur local où le travail était rare. La venue du délégué à Kolari pouvait aussi signifier qu'il fallait accorder les violons de circonstances dans la dernière ligne droite administrative. Romain-Jean avait remarqué pendant le trajet en autocar entre Pajala et Kolari qu'ils n'avaient croisé quasiment personne sur les trente kilomètres du parcours. Ceci aurait pu laisser croire aux Français qu'ils étaient réellement seuls au bout du monde et faire relâcher leur attention, jusqu'à faire l'écart de carres fatal. Romain-Jean hésita un instant à prendre un souvenir comme le bouchon du réservoir mais préféra éviter les questions. Elle partirait à la compression dans quelques mois. De retour à la mairie, l'adjoint lui proposa un hébergement pour la nuit chez une paroissienne et lui offrit de le faire ramener à l'aéroport de Pajala demain matin par un employé de mairie qui avait des courses à y faire pour lui et le bureau.
Le Beechcraft décolla à l'heure. Quand il redescendit sur Luleå, Romain-Jean put contempler le port industriel encombré de grumiers et où stationnaient des brise-glace attendant l'embâcle de la baie. Il laissait deux potes sous terre avec qui faire des projets était terminé. Même s'il ne s'agissait que de bagnoles, Romain-Jean encaissait la tragédie comme un échec personnel ; il ne comprenait pas, pourquoi ce goût amer dans la bouche. Il était à un doigt d'imaginer une rupture du bras Pitman ou d'une rotule de direction sinon même une avarie du boîtier. Pourtant il avait ouvert le boîtier au garage pour changer les bagues, et les biellettes lui étaient apparues plutôt récentes. Une refabrication indienne ? Il ne pouvait libérer son esprit de ce tracas. S'il connaissait assez peu Med, Alf avait été son copain d'enfance depuis le collège, et ils avaient fait les quatre cents coups par toute la côte d'Opale. Jamais perdus de vue, ils passaient d'agréables soirées au pub, parfois en bonne compagnie. La page était tournée comme par un coup de vent froid. Il accusait le coup ! Deux mois plus tard, Liliane décédait à l'hôpital de Metz d'une embolie pulmonaire, il n'en sut rien.
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