vendredi 11 février 2005

Ce Peuple qu'on abîme (II)

II./ Boucheries portes ouvertes (1871-1940)

Les dures leçons de la guerre perdue par une armée du modèle mexicain, avaient été comprises et codifiées rapidement dans un nouveau Règlement d'Infanterie dès 1875.
Malheureusement pour ce règlement, s'il fixait une doctrine raisonnable, cohérente et assez souple pour s'adapter à des situations très diverses, il ne répondait absolument pas à la profonde idée de la Nation, soi-disant hantée par l'esprit de "revanche" pour reprendre au Hun l'Alsace et la Lorraine, quels que soient les sacrifices que cela puisse lui coûter. La nouvelle doctrine de combat fut donc immédiatement attaquée par des écrivains porte-parole autoproclamés de l'opinion publique ; à tel point que « s’efforcer de limiter les pertes », « se terrer », etc… constituaient une pusillanimité coupable, des pratiques honteuses.
Neuf ans plus tard, le règlement incriminé fut remplacé par un nouveau inspiré par des auteurs plus offensifs : les Bonnal, Maillard, Langlois, Cherfils, va-t’en-guerre qui apportaient à la fière nation Doctrine & Vérité Nouvelles. Doctrine et Vérité simplistes : L'attaque, tête haute, sans se soucier des pertes.

On sait que ces idées furent poussées jusqu'à l'absurde à l'Ecole Supérieure de Guerre dans la période précédant la première guerre mondiale. Ceci se traduira par les stupides hécatombes de la brève guerre de mouvement, puis celles des non moins stupides offensives de 1915 et 1916, où une nation de 40 millions d'habitants prétendait "grignoter" celle qui en comptait 60 et qui était beaucoup mieux armée moralement et matériellement. L'essentiel était de hurler avec les loups, c'est à dire la presse et la classe politique aux manettes, puisque les pertes, touchant surtout les ruraux « qui votaient mal », n'avaient pas à être prises en compte.
Quelques esprits se référant à la Guerre de Sécession ou à celle de Mandchourie, se risquaient à prévoir que la bataille pourrait éventuellement s'éterniser, sans fin, en combats de tranchées. Mais les partisans de l'offensive à outrance, exclusive de la "vieille escrime" des méthodes surannées, emportèrent la décision du Commandant en Chef. Et la boucherie ouvrit grand ses portes.

Grâce à l’alliance de notre ennemi héréditaire qui n’était menacé en rien au départ mais nous avait à la bonne vraiment, et par le renfort des Insurgents que Lafayette avait un jour libéré, nous reconquîmes ce quart de France, l’Alsace-Lorraine, qui tel un bras coupé nous grattait encore à l’épaule. Mais le peuple, les peuples, allaient payer la morgue de leurs élites au prix fort. Ici, un million et demi de morts parmi la crème de l’effectif, cinq cent mille prisonniers ou disparus, quatre millions de blessés et des dévastations gigantesques dans le Nord-est de la France. En face, deux fois pire.

Alors dès la victoire acquise, la bêtise et la myopie des stratèges et politiciens sèmeront aussitôt les ferments d’une confrontation future en abaissant plus que le raisonnable l’ennemi vaincu qui avait lui aussi enduré d’immenses pertes, dont trois millions de morts et un océan de blessés et disparus (11 millions). Les autorités françaises à Versailles se vengeront de leur impéritie. Ce sera la politique des gnomes au comptant, sans vista ! On remettra le pays au travail, espérant cette fois en avoir fini une bonne foi des guerres faute de bras pour tenir les fusils.

Sans perspectives, sans permanence d’une analyse politique fondée, l’Europe se reconstruisit lentement jusqu’au krach. Le mal-être courrait les campagnes, il manquait trop de monde à la fin des hostilités, tant qu'on finira pas se douter qu'il y en avait d'irremplaçables. Les braves gens ne croiront plus vraiment à cette république qui avait pataugé dans le sang depuis qu’elle avait chassé l’Ancien régime. Là, un pacifisme compréhensible mais dangereux gagnait du terrain. Ici, les nostalgies se réchauffaient à la doctrine d’Action Française qui proposait autre chose autrement et un roi qui les aimerait pour conduire cela.

Hélas, la France qui compte se mit à l'agiotage, la magouille, ses classes dirigeantes se mouillèrent sans vergogne dans des trafics honteux montés par les ressortissants d’un cosmopolitisme sans freins ni racines. Les scandales firent rage autant que l’argent coulait à flot sur la classe aisée et sa domesticité politique, et ce lot commun de putréfaction morale devint la première circonstance atténuante invoquée à la barre des tribunaux. La nausée. Divorce entre le peuple laborieux et les élites.
Front Populaire, ras-le-bol des « soutiers ».

C’est dans ces conditions que le pays doit affronter maintenant la revanche de l’ennemi qu’il avait écrasé si complètement, mais qui s’est redressé moralement contre les vainqueurs d'hier pour se relever matériellement et réparer l’outrage. Alors que le pouvoir fébrile mais bavard recule, transige, recherche des alliances semblables à celles qui lui avaient permis de vaincre « quelles que soient les pertes » la fois précédente, déferleront de l’Est les hommes-machines dans le meilleur scénario de « L’Empire Contre-attaque » et le pouvoir une fois encore décidera de jeter son peuple au devant du danger, avant que de l’abandonner et s’enfuir. Mais ce peuple était déjà « trop tué » dans son coeur. Il va s’asseoir et attendre. Deux millions de prisonniers presque volontaires.
La nation française mourut en juin 1940.

La république à terre se suicide à Vichy et appelle au secours un maréchal de France dont on espère que les états de service dans la plus grande bataille que le monde ait jamais vu, Verdun, pourront intimider l’Allemand revenu en vainqueur. Il n’en sera rien. Ce militaire déjà atteint par la limite d 'âge dans son grade à l'ouverture des hostilités en août 1914 - on n'avait plus que ça sous la main en 1940 - avait un agenda de redressement moral qui fut largement débordé par les dompteurs de son entourage en agenda de dressage.
Pour punir peut-être le peuple français de s'être couché, le régime nouveau maniera le knout avec férocité. En vain, les ressorts étaient cassés. Les meilleures analyses ont donné cinq pour cent de résistants, cinq pour cent de collaborateurs, quatrevingt-dix pour cent de chasseurs de tickets de rationnement.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, la France qui ne s'est finalement pas ou peu battue mais a montré un certain génie de l'agitation militaire et un pouvoir de nuisance par le harcèlement permanent de ses alliés, la France libérée accède au statut de puissance moyenne, primus inter pares , bienvenue au club. Elle aura le front de ne pas l'accepter.

(à suivre)

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