Le problème de la place de la Tradition en politique et de ses rapports avec la Loi me semble être au cœur du problème politique, à la racine du disfonctionnement politique contemporain. Il s’agit d’un problème de fond, quasi philosophique. Selon moi trois questions successives et complémentaires se posent :
1.– Qu’est ce que la tradition ?
2.– La loi peut elle devenir tradition ?
3.– La loi peut elle toucher à la tradition ; ou tout simplement : peut-on toucher à la tradition ?
Je chercherais à donner ma réponse à ces questions à travers celle portant sur la place des femmes dans la monarchie française.
C’est long et sans doute confus : soyez indulgents !
Qu’est-ce que la tradition ?
La tradition, la coutume, sont la cristallisation des usages d’une société. Ces usages prennent avec le temps une dimension quasi religieuse, et obtiennent une autorité certaine.
Mais quels usages retenir ? Car les usages varient souvent insensiblement au cours du temps : il sont vivants. Il n’y a qu’à voir l’évolution de la place de la reine dans les affaires publiques : elles ont certes été exclues des affaires publiques mais petit à petit, et cette exclusion, d’ailleurs, n’a pas été tournée qu'à leur encontre : elle prend place dans un mouvement plus large qui touche toute la famille royale et s’explique par les querelles perpétuelles entre la monarchie et les grands feudataires.
En effet, au 12ème siècle encore, alors que la royauté baigne dans une atmosphère très féodale et aristocratique, on peut parler de « trinité royale » (Luchaire). L’autorité de la royauté est alors exercée au nom du lignage, mais en fait elle l’est comme en indivision entre le roi, sa femme, son fils. Les autres membres de la famille ont un rôle plus effacé, à commencer par les filles qui sont vouées à des mariages à l’extérieur du lignage.
C’est ainsi que les actes royaux sont expédiés et souscrits au nom des trois. La reine est d’ailleurs sacrée et couronnée comme le roi (de même que le fils aîné avait longtemps été sacré du vivant du père, jusqu’à Philippe Auguste : il s’agissait d’interdire toute velléité d’un retour à une élection comme ce fut le cas pour Hugues Capet).
La « trinité capétienne » ne s’étiole qu’à partir du 13ème siècle au bénéfice du seul roi. Certains rois se méfient de leurs épouses issues parfois des familles de leurs ennemis ; d’autres, comme Charles V, leur laissent toujours un rôle politique important. Mais le nom de la reine disparaît des actes royaux, et elle tend à s’effacer de par la croissance de fait du pouvoir exercé par le roi.
L’évolution vers le pouvoir unique est aussi favorisée par les déboires des rois capétiens avec leur famille : Isabeau de Bavière pendant la folie de Charles VI ; les révoltes parfois gravissimes des frères et oncles apanagistes à la même époque et par la suite, jusqu’à la « Folle Guerre » ; et même plus tard (voir Gaston d’Orléans et Louis XIII, par exemple).
C’est donc surtout en réaction contre ces querelles FEODALES qu’une sorte de consensus s’impose autour de ce qui apparaît comme une évidence : pour éviter toute guerre dommageable avant tout au peuple, il faut que l’autorité royale soit absolue et confiée à un personnage unique, le roi, bien entendu.
J’insiste sur ce fait (quitte à m’éloigner un peu du sujet) : c’est le peuple dans son ensemble qui a voulu voir la monarchie évoluer vers un pouvoir toujours plus fort, toujours plus « absolu ». C’est le Tiers Etat qui, lors des Etats Généraux de 1614, adresse cette supplique au Roi : « Supplions très humblement Sa Majesté qu’il soit déclaré par les Etats et passé en loi fondamentale du royaume, qui soit inviolable et notoire à tous, que, comme il est reconnu souverain en son Etat, ne tenant sa couronne que de Dieu seul, il n’y a aucune puissance en terre, quelle qu’elle soit, spirituelle ou temporelle qui ait aucun droit sur son royaume pour en priver les personnes sacrées de nos rois, ni dispenser ou absoudre leurs sujets de la fidélité ou obéissance qu’ils lui doivent pour quelque cause et prétexte que se soit. » N’était ce pas réclamer la tout puissance du Roi ? Marie de Médicis fit d’ailleurs étouffer le texte, ne voulant pas d’un heurt trop direct avec le Pape. Quoiqu’il en soit, le fait que le roi et le peuple se soient entendus pour édifier un pouvoir absolu afin de réduire les grands féodaux est une tarte à la crème de l’Histoire. Il est significatif que le pouvoir de Louis XIV s'impose sans heurt à la suite des troubles de la Fronde ; il est tout aussi important de noter que tous les jurisconsultes de l’absolutisme soient issus du Tiers Etat.
Pour revenir au sujet, c’est encore le Tiers Etat qui, aux Etats Généraux d’Orléans (1560), a dénié à la reine mère le titre de majesté, qui sera dès lors porté uniquement par le roi. La reine mère n’aura aucune participation aux affaires, sauf en cas de régence ou de délégation explicite (comme ce fut le cas lors du départ à la guerre de Louis XIV). Il n’y a plus de communauté de biens entre le roi et la reine à partir de son avènement (tout ce que le roi acquiert « tourne au profit de la république qui est leur épouse mystique et la plus privilégiée » dixit Cardin Le Bret).
Qu’en conclure ? Ma conclusion personnelle est celle ci : si la tradition a ce caractère quasi sacré qu’on lui prête souvent, c’est parce qu’elle est en rapport avec le « Bien » au sens large. L’exclusion des reines des affaires publiques, tout comme la mise en place d’une monarchie absolue, ont été perçues à un moment donné, comme quelque chose de positif. Ces usages se sont alors imposés comme tel et ont dès lors été perçus comme quasi intouchable car « traditionnels ».
Mais il faut aller plus loin :
La loi peut elle devenir tradition ?
Ici il faut faire attention. Tout le monde connaît, en effet, les fameuses Lois Fondamentales de la monarchie française. Il faut bien préciser que ces principes n’ont rien, à vrai dire, de « lois » mais relèvent plutôt, elles aussi, de la tradition.
Quelques caractéristiques de ces lois peuvent déjà le laisser supposer : la liste de ces lois n’a jamais été dressée, et chacun faisait (mis à part l’hérédité, la masculinité et l’inaliénabilité de la couronne) la liste qui lui plaisait. Le Parlement de Paris, par exemple (mais il y en aurait beaucoup d’autres exemples à donner) faisait de l’enregistrement des textes royaux par les cours « souveraines » une loi fondamentale !
Les Lois Fondamentales sont des principes qui, pour la plupart, prennent place dans le contexte de flou politique entourant ce qu’on appelait à juste titre « les mystères de la royauté ». Le Cardinal de Retz évoque à la fois ce mystère essentiel qui entourait la monarchie à une époque où l’idée de constitution fixe et écrite n’était pas réalisable, et le fait que la liste de ces lois pourtant « fondamentales » n’ait été dressée : « On chercha en s’éveillant, comme à tâtons, les lois : on ne les trouva pas, on s’effara, on cria, on se les demanda : et dans cette agitation… le peuple leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l’on peut croire du droit des peuples et de celui des rois, qui ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. » A la veille de la Révolution, la royauté ne pouvait cacher sa relative faiblesse derrière ses mystères… c’en était fini pour elle… mais c’est un autre problème.
Le fait est que c’est la tradition des « lois fondamentales » qui exclut les femmes de la succession au trône. Pas la peine de disserter ici sur la question : tout le monde connaît la « loi salique », base de la masculinité de la couronne reconnue par les Lois Fondamentales du royaume. Cette loi salique, déterrée en quelque sorte du droit des Francs saliens, est mise en avant par le frère de Louis X le Hutin, Philippe, pour écarter de la succession la fille de Louis. Son recours faisait à la fois appel à la tradition (une loi venue des temps les plus reculés) et au législatif (une loi malgré tout). La masculinité eut son aspect foncièrement positif lorsqu’il s’est agi, à travers elle, d’éviter qu’un prince étranger ne s’empare de la couronne de France ; nous étions en 1328 à la mort de Charles IV le Bel, et c’est là, en effet, que la fille de Philippe le Bel a été écartée (mais tout était joué depuis bien avant !).
Ceci dit, la loi peut elle devenir tradition ?
Tout dépend de quelle loi on parle ! Ici il faudrait rentrer dans les arcanes du droit, et cela me dépasse (je ne demande que les éclaircissement de personnes plus compétentes).
Pour moi il existe deux sortes de lois :
- celles qui organisent le fonctionnement de l’Etat et celles qui fixent les principes philosophiques vers lesquels l’Etat doit tendre son action. Il s’agit de la Constitution et de son préambule. Je pense que la Constitution et son préambule doivent être tenus pour traditionnels : ils doivent être considérés comme étant un point fixe parce qu’en relation avec le « Bien » au sens large.
L’important est donc d’édicter ces principes et valeurs morales fondamentales, et l’on rejoint le problème de la Nation : qu’elles sont les valeurs fondamentales de la nation française, quelles sont les valeurs qui nous donnent un sentiment d’appartenance à une communauté particulière ? Pour ma part, je considère que les valeurs de la nation française étant et devant toujours être les valeurs judéo-chrétiennes, le préambule touche donc au bien au « Bien » en tant que tel, et devrait être en conséquence intouchable, « traditionnel ».
La Constitution proprement dite organise l’organisation et le fonctionnement de l’Etat. Elle permet l’épanouissement des valeurs fondamentales dans la société.
- celles qui réglementent la société au cas par cas dans tous les domaines. Ces lois, lois ordinaires et règlements, ne doivent pas aller à l’encontre de la Constitution et de son préambule
Et c’est là où on arrive à la troisième question : la loi ou les lois (les lois ordinaires) peuvent-elles aller à l’encontre de la tradition ?
La loi peut elle toucher à la tradition ?
Si vous m’avez suivi jusque là (félicitation, vous avez eu du courage !), vous devez deviner ma réponse : NON, ou tout du moins tout changement doit être le plus lent et le plus pensé possible..
Tradition = le « Bien » avec un B majuscule = Intouchable, ou presque. Le changement est possible, car les valeurs positives sont un cadre assez large pour laisser la mutation possible. Mais la norme doit être cette référence au Bien supérieur. Et ne croyez pas que je veuille une nation du rigorisme moral à tout crin. Les valeurs chrétiennes sont entre autres celles de la liberté, de l’égalité, de fraternité (1789 n’en apporte qu’une version laïcisée et mal comprise) !!!!
Or que voyons nous actuellement : nous voyons que le préambule et la Constitution sont organisées entre autres principes autour de cette idée que c’est « la volonté générale », la « majorité » qui fait la loi.
Or le propre de la volonté générale, le propre des majorités, c’est d’être fluctuantes, d’être ballottées au gré des passions du moment, des intérêts majoritaires, etc. Lamartine disait que la loi « n’est que la sanction de la justice »… mais quelle justice trouve t’on dans la loi du plus fort ? Ce qui est bien et juste un jour ne le sera plus dix ans plus tard si les intérêts ont varié en sens contraire. Il n’y a alors plus ni « Bien » ni « Mal », ni juste ni injuste, il n’y a plus qu’une lutte sans merci entre le « bon » des uns et le « bon » des autres. Cette fluctuation, cette incertitude quant à la norme supérieure, c’est cela l’arbitraire !
Ici pourrait prendre place une tartine de critique sur la démocratie absolue.
Pour finir, quelles conclusions tirer par rapport au sujet qui nous préoccupe ?
Les usages fluctuent, et seuls certains usages sont retenus dans la tradition. Si la légitimité ne tient que de l’antériorité, pourquoi ne pas réclamer au nom de la tradition une place politique réelle de la reine dans la monarchie française ?
La place de la reine dans la monarchie à venir ne doit pas dépendre des usages du passé, elle doit dépendre du « Bien » et du "Juste", un point c’est tout.
Il s’agit de mettre en place une monarchie moderne, qui tienne compte du « Bien » et des valeurs morales du temps. Pour les tenants d’une monarchie constitutionnelle, la tradition ce sera la Constitution, voilà le principe. C’est en effet elle et elle seule qui fixera les conditions de dévolution de la couronne ; elle tiendra compte ou non de la « tradition » venue du passé. Il s’agit de repenser la place de la reine par rapport aux valeurs du temps et au « Bien » de tous les temps.
Copyright Vivatrex, contribution postée sur le forum ViveLeRoy le 27 août 2005
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