C'est en regardant un jour de petite bise les moutons se grouper pour brouter sans courant d'air sur le Causse, surveillés de loin par deux chiens bergers jaunes qui ne les lâchaient pas des yeux, que l'absurdité de la souveraineté populaire m'est apparue.
Les chiens très adroits les déplacent comme ils le souhaitent, ou comme le berger le leur ordonne. Ils tournent autour du troupeau compact et le font glisser dans la direction souhaitée. Si les moutons de la périphérie sont à l'évidence ceux qui ressentent la pression extérieure, ceux du centre ne bougent qu'au branle général et n'appréhendent rien. On comprend dès lors que des troupeaux puissent être précipités dans le vide par des prédateurs qui utiliseraient la mise en mouvement qu'ils ont observé des chiens. Finalement le cercle externe est le cercle d'impulsion. Le centre et la zone intermédiaire ne bouge que pour conserver ses positions relatives. Ce cercle externe - on pourrait dire "extrême" - est le cercle moteur.
Les hommes sont bien différents des moutons. Déjà ce sont eux qui les gardent et pas l'inverse, encore que l'on qualifie aussi les hommes de moutons. On voit bien que la société est mise en mouvement par sa périphérie, parfois par ses extrêmes. Ce ne doit pas être une grande découverte, les agitateurs de tous bords connaissent cela depuis toujours. Il est des écoles et même des stages pour apprendre cette cinématique révolutionnaire. Et pas que du bord trotskyste. Ainsi une infime minorité de cas "marginaux" oblige-t'elle l'ensemble de la société à bouger, sinon déjà à se poser des questions qu'elle croit fondamentales. Deux exemples :
L'adoption d'enfants par les couples incapables d'en produire de leur propre choix ! Définie ainsi, mais pourquoi devrait-on la définir autrement, il semblerait que la société ne doive être convoquée à légiférer dans une question très particulière du confort psychologique de quelques-uns, frustrées par leur propre nature. L'Etat doit-il s'occuper de ça aussi ? Dès lors que la loi est contingente en dessous d'un certain impact sociétal, c'est une loi de niche, et elle a tous les défauts du genre. Elle est faible car elle ne peut résoudre chaque cas particulier dès lors que la dispersion des situations est plus grande quand la population impliquée est moins nombreuse, elle exacerbe la revendication d'autres cas sociaux ultraminoritaires, loi de circonstance souvent électoraliste - non pour les intéressés mais pour les intéressants -, elle est susceptible d'être rapportée dès que le vent tourne par voie d'amendement parlementaire nocturne.
Mais comme on le constate aujourd'hui, une petite fraction d'agitateurs très au fait des leviers médiatiques, arrive à faire largement débattre d'une pareille "inutilité". Et si leurs amis reçoivent un jour le pouvoir, ils leur offriront cette petite satisfaction.
Le second exemple est la précarité professionnelle des jeunes et de bientôt tout le monde. Sans refaire le procès du CPE qui n'était qu'une fusée éclairante à destination des PME pour leur faire embaucher sans contraintes ni frais de Prud'hommes, des jeunes qui voudraient bien travailler sans glissières de sécurité coûteuses, on se rend compte qu'une petite minorité absolument pas impliquée par ces mesures - à 26 ans les étudiants étudient encore dans notre France si savante -, une petite minorité donc, travaillée par une idéologie révolutionnaire du désordre le plus large afin d'abattre le responsable de tous les malheurs de l'humanité, l'Etat, a réussi le tour de force d'ameuter suffisamment de forces officielles (syndicats, partis, administration) pour obtenir que soixante pour cent de l'Opinion demandent une mesure de retrait d'un texte qu'elle n'a pas lu. Trois chiens font tourner cent moutons autour d'une masse de deux mille et le troupeau se déplace. L'inertie de la vitesse acquise ne l'arrêtera pas. Par contre un bruit d'explosion n'importe où dispersera le troupeau en un instant. Que l'on en n'arrive pas là.
Dans les deux cas, la légitimité de la revendication est recherchée par la conviction la plus large du peuple qui est réputé souverain dans le dogme. On convoque la justice de l'égalité des sexes procréants et stériles ici, la justice de l'égalité des chances là, bien qu'elle n'existe du tout naturellement ni dans un cas ni dans l'autre. Pour que cette justice soit légitimée, on doit "compter" les soutiens parce que dans notre République, la sagesse et la bonne gouvernance sont arithmétiques. Si l'on n'atteint pas un chiffre, la meilleure des causes fait flop ! Par contre si on aboutit à faire émerger sur la scène politique un pourcentage significatif même encore minoritaire de soutiens, alors l'affaire s'inscrit sur l'agenda de la vie politique. Dans une République comme la nôtre avec des socles de lancement présidentiel bien inférieurs à vingt pour cent, cinq pour cent de soutien fait presque le tiers d'un socle, donc action !
L'ardente obligation de la souveraineté populaire corrompt tout, sa propre représentation en premier lieu.
Comme l'expression de la souveraineté populaire n'est pas gérable par la démocratie directe au-delà d'une circonscription d'intérêts réduite comme la commune ou le terroir, on passe donc par le truchement de la démocratie représentative. Et l'on obtient un parlement. Si ce parlement est destiné aux débats d'idées, à la transmission de doléances, à la proposition de lois, à la transmission d'un ressenti à l'exécutif, à connaître les axes stratégiques suivis par le pouvoir, il doit refléter la nation dans son entièreté. Une représentation proportionnelle s'impose alors. Toutes les opinions, un peu plus largement partagées qu'individuelles, sont assurées de pouvoir s'exprimer.
Si ce parlement est souverain, or la démocratie, la vraie, exigerait que cela soit le cas, ce parlement doit dégager une ligne politique claire pour confier l'exécution de son programme à une équipe exécutive. D'expérience en Gaule françoise, cette majorité d'idées n'existe pas. Deux solutions :
- soit on gouverne par coalition d'idées (programmes) et cela exige que les vertus républicaines priment à tout moment sur les intérêts partisans. C'était l'intention de la IVè République au sortir de la Libération, qui ne sût prioriser ces vertus et s'est abandonnée dans les mains de la Haute Administration pour que le pays se reconstruise, pendant que la Chambre déconstruisait courageusement le régime, du même modèle que celui qui avait conduit au désastre de juin 40 ;
- soit on bâtit un scrutin artificiel qui va produire une majorité. On installe un crible entre l'électeur et les sièges à pourvoir, de façon à renforcer des majorités relatives. Les calculs de sièges et de voix faits sur une sectorisation artificielle des compensations et confinements, sont compliqués et toujours à somme nulle, la Chambre des députés n'offrant que 577 sièges. Le complexe du compartiment gagne vite toutes les formations ayant franchi les obstacles du steeple-chase législatif et accédé enfin aux bancs de l'Assemblée ; elles ont tendance à s'y claquemurer par tous moyens rendant plus difficile l'accès des "aliens". C'est la Vè République. Cette démocratie représentative tirée par les cheveux de la souveraineté parlementaire à majorité obligatoire, aboutit à déformer l'image de l'Opinion à un point tel que le pays légal est pris à contre-pied du pays réel. Présidentielles de 2002, référendum constitutionnel de 2005, loi d'égalité des chances de 2006, etc. En outre les filtres de tous ordres laissent hors de l'hémicycle une bonne moitié de l'Opinion. Le parlement est discrédité. Le peuple passe donc par la rue.
Et l'on revient à nos moutons. La rue ne connaît aucun mode légal d'utilisation comme en connaissent les hémicycles démocratiques. Si nos trois chiens s'avèrent être trois loups, le pays court à la falaise dans un mouvement parfaitement préparé, simple et comme la guerre, tout d'exécution. Les agitateurs agrègent un premier cercle extérieur en choisissant les plus réceptifs, c'est-à-dire les plus faciles à convaincre, le cercle est lancé à une vitesse telle qu'il va médiatiquement communiquer son mouvement aux cercles voisins, ce qui progressivement mettra le centre en branle. Il suffit de pousser à "couple constant" sans relâcher l'effort, c'est garanti.
Si par contre la souveraineté est remise entre les mains d'un souverain, à condition bien sûr que celui-ci soit attentif au bonheur de son peuple et qu'il ait les capacités de l'entendre, le Parlement reste dans sa fonction éminente de représentation du pays réel : quand il parle, il ne ment pas. Ce parlement sera élu naturellement au scrutin proportionnel intégral. Il ne s'agira que de l'écouter attentivement pour entendre battre les coeurs du pays. Pays légal et pays réel coïncideront.
C'est au souverain en ses conseils d'être à la hauteur des attentes du pays. La rue de la Gaule françoise restera ouverte pour les cas très graves. On ne pourra jamais la bâillonner. Par exemple quand on diminuera les pensions de retraite de moitié un premier août d'une année à venir dans la décennie prochaine, la rue parlera ! Que l'on ait déjà ou pas encore le roi.
Ce n'est donc pas toujours gagné non plus. Mais il y a plus de dialogue permanent entre la nation et le souverain dans le cas d'une monarchie du modèle capétien, que lorsqu’une fraction (faction) ramasse toute la mise politique en partant d'un petit vingt pour cent démocratique.
Ceux qui veulent approfondir sont aimablement conviés à se procurer les albums de F'Murr sur la société d'alpage et son Génie méconnu.
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