lundi 26 juin 2006

La justice du roi

Justice de l'Ancien régime par le petit bout de la lorgnette,
ou comment était jugé un bourg de la baronnie d'Hierle en Bas-Languedoc, Sumène, d'après ce que nous en a dit Boiffils de Massanne devant le caveau de qui je me découvre chaque année au mois d'août.

"Nulle terre sans seigneur, Nul seigneur sans terre", le principe wisigothique fondera le système féodal. Ce principe territorial explique l'organisation plus moderne qui lui succèdera et surtout la nécessité d'un cadastrage des valeurs et des servitudes. Le régime féodal est avant tout foncier. Deux autorités se partageaient le pouvoir sur la terre d'Hierle :

  • le baron qui était Seigneur, c'est à dire chef des possesseurs de fiefs et souverain des roturiers ; et parallèlement à lui,

  • l'Evêque qui prélevait la dîme.
Le baron administrait par son Viguier et tranchait par son Juge. L'évêque par l'archiprêtre, curé de Sumène.

baronnie d'HierleAprès le 16è siècle, l'encadrement territorial de Sumène, participait de l'organisation suivante, déclinée ici de haut en bas. On mesure l'emboîtement du féodal et de l'administration césarienne civile ; le système féodal sera grignoté par le roi jusqu'au drame de la Révolution.

  • Etats Généraux du Languedoc à Toulouse (parlement souverain)

  • Gouverneur de la province (prince du sang), ses lieutenants généraux.

  • L'Intendant de Justice, Police et Finances, à Toulouse, la vraie cheville ouvrière de l'Etat.

  • Les Intendants-subdélégués répartis généralement par diocèses, dans le cas présent celui d'Alès. C'étaient les Subdélégués qui détenaient le pouvoir visible. Ils en avaient bien plus que nos préfets : justice, police, fisc et droit coutumier local. Ils pouvaient aussi modifier les juridictions subalternes. Ces fonctions étaient souvent dans les mains d'une famille qui risquait de les transformer en mini "vice-royauté" jusqu'à ce que l'Intendant de la Province se lasse. Le Subdélégué dont dépendait Sumène résidait au Vigan de son propre choix.

  • La Sénéchaussée de Nîmes, d'origine militaire (noblesse de robe courte) ; le sénéchal perdra au 16è siècle ses pouvoirs militaires et judiciaires au bénéfice de magistrats civils, mais son titre sera maintenu et les jugement rendus en son nom.

  • La Viguerie du Vigan ; idem, le Viguier d'épée sera supplanté par le Juge de la Viguerie dépendant du Subdélégué civil, mais conservera son titre.
A côté de ce découpage, il y avait celui de l'Eglise dont le modèle est parvenu jusqu'à nous ; archevêché de Narbonne & primature d'Occitanie, évêché d'Alès.

L'ETAT JUDICIAIRE
(de la première instance à la cassation)

Les "tribunaux de simple police" qui réglaient les civilités ordinaires assuraient le maintien de l'ordre à travers des juridictions spéciales comme la maîtrise des eaux & forêts, les juges voyers pour les règlements de voirie, les juges gruyers (garde chasse), la connétablie qui jugeait les "points d'honneur".

Au civil, le justiciable s'adressait à l'Officialité ordinaire du bourg. C'était la justice de paix de première instance au niveau seigneurial. Elle jugeait souverainement jusqu'à 50£ de dommages. Le tribunal était présidé par un viguier nommé par le seigneur, et le ministère public était assuré par le procureur fiscal qui disait le droit ; le viguier nommait deux assesseurs parmi les hommes de loi du cru.
En appel (au-dessus de 50£) on allait devant la Cour royale du Vigan qui était compétente jusqu'à 250£.
Elle était présidée par un Viguier d'Etat jamais présent à l'audience, un Juge commun, deux lieutenants, principal et particulier, et d'un Procureur du roi.

Au-dessus, mais on pouvait l'atteindre sans passer par la cour du Vigan, il fallait aller à Nîmes à la Cour Présidiale du Sénéchal présidée par un Juge-Mage et disposant d'un grand nombre de conseillers qui formaient un tribunal de sept membres à chaque audience. Elle jugeait en dernier ressort jusqu'à 300£ au nom du sénéchal qui ne siégeait jamais, et avec une possibilité d'appel, jusqu'à 500£.

A côté de ceux-là il y avait les tribunaux exterritorialisés (attributifs de juridiction) qui jugeaient à charge d'appel les parties ayant convenu de trancher leur différent en se présentant devant eux, sans obligation de résidence. Deux tribunaux étaient courus dans la région du Bas-Languedoc, celui des Conventions Royaux de Nîmes et celui du Petit Scel de Montpellier. Leurs jugements étaient exécutoires par tout le royaume. Ces tribunaux offraient la possibilité de plaider localement une affaire dont la partie défenderesse aurait transféré son domicile par exemple à Lille. Aujourd'hui il faut aller au tribunal du ressort du domicile du défendeur.

La justice criminelle était entre les mains du baron ou marquis selon l'époque. Bien qu'ayant dans leurs pouvoirs la justice haute et basse, ils hésitèrent toujours à pendre. Le juge seigneurial de Sumène ne connaissait que les contraventions et petits délits. Les délits plus graves montaient à la viguerie du Vigan. Les crimes valant galère ou la vie étaient soumis au Présidial-Sénéchal de Nîmes ou à celui de Montpellier.

La justice ecclésiastique était représentée par l'Officialité diocésaine d'Alès qui jugeait la simonie, le blasphème et l'hérésie. L'exécution des sentences était déférée à l'administration séculière. L'Officialité d'Alès n'étant sans doute pas assez féroce, elle ne jugea aucun huguenot rebelle. On chargea les Présidiaux-Sénéchaux de Nîmes et de Montpellier du sale travail à l'endroit des Camisards.

La justice consulaire était rendue à la Bourse de Montpellier qui connaissait les disputes commerciales, nombreuses sur cette route marchande, véritable route de la soie méditerranéenne qui allait de l'océan et des Pyrénées à l'Empire.

Au sommet de tout cela, on trouvait la Cour souveraine du parlement de Toulouse. Le parlement des Etats de Languedoc faisait cour d'appel du dernier ressort, cour de cassation et assemblée législative quand il édictait lois ou règlements. Siégeaient aux Etats, le gouverneur (un prince du sang jamais présent), ses lieutenants-généraux, l'Intendant, les Syndics généraux de la province, tous les évêques, les titulaires de baronnies représentant tous les possesseurs de fiefs, les consuls de certaines villes plus importantes.
Le parlement avait compétence sur tout, droit civil, pénal, coutumier, féodal et droit canon. Il n'en fallut pas beaucoup plus pour qu'il juge aussi des ministres.
Le roi tint à modérer les prétentions des parlements et furent ainsi crées à part d'eux la Chambre des Comptes et la Cour des Aydes.

La cour souveraine des Comptes Aydes et Finances de Montpellier jugeait en dernier ressort toutes les contestations de taille, capitation, et tous crimes et délits concernant les impôts. Elle jugeait aussi de la "noblesse" du fait des exemptions fiscales qui lui étaient attachées.
Ce tribunal fiscal avait développé ses rameaux en installant des magistratures ad hoc servies par des officiers des Finances nombreux. Ainsi pouvait-on comparaître devant des Greniers à sel, Commissaires de francs fiefs, Trésoriers de France ; tous siégeaient à Montpellier.

Le système judiciaire connu sa clef de voûte avec le Conseil des Parties, établi par le roi au niveau du royaume.
Ce conseil présidé par un Chancelier était composé de Conseillers d'Etat et de Maîtres des Requêtes, avec la prétention de casser les arrêts des parlements et régler les juges. Il faisait office de ce que de nos jours on appellerait Conseil d'Etat et Constitutionnel.

Qu'en retenir ?
Le pays était très administré par un croisement de justice féodale de proximité et d'une justice "professionnelle" d'Etat ; celui de Languedoc bien sûr. Le roi - au sens de la fonction - intervenait dans le domaine judiciaire par le truchement de ses intendants qui eux-mêmes au plan judiciaire se limitaient le plus souvent à régler les juges, et à surveiller les délibérations du parlement. L'Intendant avait une grande liberté exécutive du fait que le Gouverneur restait à la cour du monarque, et même sans cela car il avait autorité sur une administration ramifiée ; si son développement n'était pas uniforme, il n'en était pas moins universel.

Le maillage judiciaire désordonné mais serré suscitait paradoxalement les contestations. Les guichets de justice étant nombreux et pourvus, le pays était très "plaideur". La première en importance de ces contestations surgissait de l'opposition inlassable entre les coutumes aborigènes et celles imposées par les Francimans. A noter qu'il n'y avait en Languedoc ni serf, ni "homme de poëste" contrairement au Nord, puisqu'il avait été jugé au Moyen-Age que le débiteur de droits féodaux gardait celui de s'exonérer des devoirs y attachés en abandonnant le fonds grevé. Les autochtones se réclamaient d'une constitution antérieure à la conquête franque, supérieure bien sûr à la loi barbare, leurs seigneurs faisant de même en invoquant leur loi ancestrale qui en valait bien autant. Pour régler les conflits entre ces "âges d'or" réciproques, il y avait transaction.
L'Ancien Régime fourmille de transactions ; mais en Languedoc les innovations dans la tradition devaient être ratifiée par la convocation des citoyens visés à un scrutin d'acceptation. Ces mutations fréquentes obligeaient à tenir un relevé précis des possessions, titres et droits attachés. Ce furent les livres terriers qui remplirent ce rôle en commençant par le cadastre ecclésiastique. Le territoire de Sumène était repris en détails sur cinq cadastres :

- le Cartulaire du chapitre ecclésiastique de Nîmes
- L'Aveu de Justice, dénombrant tous les droits appartenant au seigneur justicier
- L'Aveu des Fiefs, dénombrant tous les droits des possesseurs d'un fief
- Les Cahiers emphytéotiques, dénombrant les reconnaissances féodales consenties par les emphytéotes à leurs seigneurs directes. Ces cahiers furent détruits à la Révolution.
- Le Compois municipal évaluant chaque parcelle et son revenu, sur lequel on répartissait la dîme et la taille.
On devine bien que dans cette "anarchie juridique" le pays était devenu le paradis de la Chicane. Et la Chicane, passionnée de rationalité, sera conquise par le discours des Lumières jusqu'à devenir le fourrier de la république. Ce pullulement juridique et la jurisprudence produite n'amélioraient pas la lecture des droits fondamentaux des gens et surtout ne diminuaient pas, bien au contraire, la pléthore d'abus mineurs et de contradictions de tous ordres. Finalement à la porte de la Révolution plus rien ne coïncidait entre les deux systèmes, féodal et césarien, tout était disparate. Il fallait réformer.
La mutation vers un despotisme éclairé ne put aboutir. Malgré un souci ardent de justice qu'on lui reconnaît aujourd'hui, le roi chercha à préserver les droits anciens de sa charge, faute de savoir ou pouvoir imposer aux privilégiés les réformes indispensables qu'il avait pourtant fait rédiger.
La monarchie capétienne n'avait eu de cesse de réduire le régime féodal en ignorant peut-être que ce faisant elle se saignait, puisqu'elle en était issue. Elle disparut avec lui. La Justice devint alors pour une longue période, politique.

Nous espérons que cette notice donnera au novice une idée du droit d'Ancien régime, lui épargnant ainsi la lecture d'une somme de 600 pages, ce que la présente ne saurait bien évidemment pas, remplacer. Une prochaine note est en préparation sur le même schéma pour la fiscalité.

Références bibliographiques :
- Histoire de Sumène, Boiffils de Massanne, Editions du Vieux Pont
- Les justices ordinaires, inférieures et subalternes de Languedoc : essai de géographie judiciaire, 1667-1789, Didier Catarina, Université de Montpellier III.

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