samedi 26 janvier 2008

"Nobody takes culture more seriously..."


couverture TimeLe désormais fameux dossier de Time Magazine massacrant la culture française, avait suscité une vive réaction de l'ambassadeur des Etats Unis à Paris, réaction dont nous reprenons ci-dessous l'essentiel de l'original après en avoir fourni la traduction "belle infidèle" dans un billet précédent...:
« I was happy to read your assertion that "Nobody takes culture more seriously than the French." That's right. Cultural creativity is alive and well in France — and in French. The French Culture Ministry spends $4.4 billion a year on the development and nourishment of culture, and I have never heard a word of complaint about the cost. The wonderful thing about "culture" — its very essence — is that it doesn't have an expiration date. Culture is not a competition. The United States and France share a high regard for culture, and for more than two centuries, our respective cultures have been intertwined — and reinforced and challenged by each other. (Craig R. Stapleton, ambassadeur des Etats Unis d'Amérique à Paris) »

La France et les Etats-Unis d’Amérique sont intimement liés l’un à l’autre, en effet, et ce aussi bien historiquement que culturellement… Cependant le texte de Son Excellence Stapleton me laisse perplexe, et je le soupçonne de nous brosser dans le sens du poil, de défendre cette culture française dans le strict cadre diplomatique de la plus élémentaire politesse que l’on attend d’un ambassadeur.

Je ne peux m’empêcher de soupçonner que SE Stapleton ne semble pas avoir approfondi la question et ne s’en tient finalement qu’à donner deux exemples sporadiques, les plus évidents certainement, mais les plus singuliers aussi, ce qui me permet de douter du bien fondé de leur utilisation comme révélateurs de dynamisme et d’importance de la culture française hors les murs, et a fortiori outre Atlantique.

Certes, la « French Touch » jouit outre-atlantique d’un beau prestige dans les milieux huppés, entre le restaurateur des quartiers chics et le décorateur frenchie à la dernière mode etc., les Américains fortunés semblent se passionner pour ce que l’on pourrait percevoir comme une certaine idée de la France.
Mais ce qui peut intéresser les Américains dans tout ceci, n’est pas à proprement parler l’aspect culturel typiquement français, ce « goût » que tout le monde nous jalouserait, seulement l’idée qu’ils se font de la réussite, et les moyens d’en faire étalage, ce n’est que faire valoir.
Ainsi Louis XIV est considéré comme un « self-made man », Marie-Antoinette comme une Lolita trop gâtée, etc.

Le riche entrepreneur yankee ne retient des aspects d’une culture que les fastes et l’apparat, avec pour toile de fond sa propre réussite affichée mais strictement observée sous le filtre de l’American Dream. Voilà pour le tableau.

Force est de constater que la France actuelle et sa faillite ne passionne guère nos voisins d’outre-atlantique, encore que les clichés et les tares dont on l’affuble n’ont pas encore détrôné cet attrait typiquement américain pour le luxe - dont nous sommes encore a priori les meilleurs ambassadeurs - et effectivement, ils continuent à se rendre toujours aussi massivement dans nos boutiques, dans nos châteaux-musées…
Il en ressort cependant que ces Américains se font une idée de notre pays qui oscille entre la Toile de Jouy et la carte postale de Versailles, manifestement eux qui n’ont guère d’histoire… apprécient ce pays, qui a été. Pourtant lorsque Le Nouveau Monde se penche sur l’Europe, le regard se situe entre le respect que l’on doit aux vieilles dames et la morgue d’une jeunesse sûre d’elle et arrogante.
Son Excellence ne dit-elle pas que nos cultures se sont (aussi) challenged ?

Alors, peut-être que cette France là est de ces vieilles personnes que l’on place dans un cadre, un musée de cire ; pourtant cette France, ils l’affectionnent, elle intrigue sincèrement les Américains de l’upper class. Mais une chose les freine, à croire que pour qu’ils aiment totalement la France, pour qu’ils l’acceptent, ils doivent nécessairement la dompter, l’acheter et la modeler, et que le cadre corresponde enfin à leur monde, au nouveau monde qu’ils ont jadis conquis, bâtis.
On sous estime trop fréquemment ce côté pionnier et bâtisseur qu’ont en eux les Américains, c’est atavique.
Certes, les Américains aiment que leurs vins, leurs mets, leur mobilier soient estampillés « Made In France », mais à condition qu’ils soient à leur goût !
Ainsi les vins sont parkerisés, les fromages pasteurisés, les huîtres javellisées et les châteaux dont ils sont mécènes ou propriétaires doivent répondre à l’idée qu’ils s’en font… Les meubles et antiquités qu’ils importent doivent se fondre dans leur décor, où le mauvais goût et l’extravagance sont roi… C’est Marie-Antoinette de Sofia Coppola, la reine en basket Converse, acidulée et rose bonbon…

De fait la France semble devoir se soumettre à ce que les Américains pensent d’elle au risque que leur passion ne s’en détourne. Nous devons répondre à leurs attentes, quitte à les aguicher ! Ainsi « l’entente » dont parle l’Ambassadeur à ce stade n’est simplement qu’un dérivé du marketing, de la société de consommation, où lorsqu’un choix s’offre à soi, on prend indifféremment ce qui nous plaît, en jetant négligemment le reste. A ce stade, la consommation n’est pas un échange, elle est unilatérale.

Dans l’individualisme ambiant, l’on trouverait cela presque normal. Pourtant cela peut s’avérer désastreux, car ce sont des pans entiers de patrimoine qui se retrouvent fragilisés, attaqués par ses protecteurs affichés. Un mécène n’a pas de droit sur ce qu’il finance.

Aussi lorsque Son Excellence vante les milliards unanimement attribués à la Culture en France, quoiqu’il n’en pipe mot, deux sons de cloches s’affrontent pourtant…
Opposant deux conceptions de l’incursion de l’Etat dans la culture, d’un côté, les thuriféraires de l’argent public, ce dont la culture n’a jamais assez*, voudraient que l’Etat-prodigue- donne sans compter. Et en face ?
En face, il y a les autres, adorateurs de l’argent privé, de la défiscalisation des œuvres d’art, ils prônent une conception plus ouvertement libérale (qui serait proche de celle défendue par les auteurs de l’article initial du Time Magazine), et pour qui la culture ne devrait pas être la danseuse des politiques, mais la question de ceux qui s’investissent, exposent, achètent, de ceux qui font « vivre » la culture et, ... accessoirement le fait des artistes :

La polémique ferait presque rage, l’on se bat à coup de pétitions, à coup de guest-stars, de comités de soutiens... Les intellectuels millénaristes et pétitionnaires des Inrocks notamment invoquent la culture assassinée, privée d’argent de poche. Et les artistes qui se rebiffent réclament le droit de respirer. Ils viennent à ce propos de publier dans le magazine Artension une pétition pour la Restauration du Sens plutôt que des colonnes de Buren et dont Royal-Artillerie s’est naturellement fait l’écho.

Au delà de cette querelle, il est important de remarquer qu’en France apparaît une autre dichotomie dans l’approche de la culture par le pouvoir, et celle-ci, plus insidieuse voire cruciale, réside entre le concept « universel » d’une culture oecuménique chantre de Grands Principes aux relents des Lumières, et, la spécificité française, pour ne plus dire son « génie », pendant plus national et chauvin, quoique ces sentiments soient non avoués…

Outre le ridicule que peut avoir cet étalage de culture à double sens, mal digérée, il en résulte pour la France une certaine mise à l’écart et un repli sur elle-même quasi autarcique.
Attendu que la France n’a plus les capacités qui devraient aller de pair avec son orgueil, soit dit en passant, c’est une très mauvaise pub, même au sein de la « francophonie », l’arrogance gauloise est souvent mal perçue. En effet, si la France est raillée hors les murs, son influence remise en cause, alors, il ne lui reste plus qu’à se recentrer sur elle-même, au coin. Ce ne serait pas forcément un mal si toutefois nous lâchions l’universalité du discours culturel, et si nous chaussions enfin une chaussure à notre pointure.
French paradoxe ?

Conséquemment, les artistes français ne font pas vraiment partie du marché de l’Art, ou si peu. Tout au plus quelques uns arrivent-ils à avoir une renommée mondiale, mais le gros des troupes évolue en vase clos**, leur cote n’est pas reconnue et dès lors que les stars franco-françaises veulent jouer dans la cour des grands, les prix ne décollent pas, le public ne suit pas…
Parce que la participation de l’Etat est bien trop importante ; rappelons qu’elle va de la base, l’enseignement de l’art à la reconnaissance des artistes, à leur insertion dans le marché national ; il s’est petit à petit créée un « académisme », un « goût » qui, s’il peut trouver sa place dans les fondations régionales, ou nationales d’arts plastiques, est à mille lieues de la réalité du marché mondial*** où les artistes américains, britanniques et allemands (et très bientôt chinois et russes) se taillent la part belle.
Pour Marc Fumaroli, si la France est une entreprise, le ministère de la culture en est le C.E… Qu’ajouter de plus ?

Tandis que la France est le pays dont la politique culturelle est la plus présente, dont proportionnellement les subventions sont les plus fortes, les fruits que devraient porter cet arbre auquel l’on apporte tant de soin, sont bien amers…
Ainsi le marché, le box-office n’est peut-être que la conséquence naturelle d’un problème qui se situe en amont de ce que l’on appelle une politique culturelle, qui résulte plus d’une simple gestion bureaucratique qui n’a pour seul aboutissement que sa propre existence. La culture s’auto-suffit en France.

Alors, en quelque sorte, Son Excellence, lorsqu’elle oppose le calcul des « recettes » à la vitalité et à la valeur de la culture française, ne fait que prouver la situation de la culture en France, qui est celle d’une culture grandiloquente aux prétentions universelles, mais qui doit se contenter finalement de peu...
Un prix par ci, une traduction par là, ne reste que l’inanité des beaux discours et des prétentions.
Oui, « Nobody takes culture more seriously than the French » …

scrutateur uncle Sam
On lira avec intérêt les réactions de certains Français à l'article provocateur de Time Magazine en cliquant ici pour Olivier Poivre d'Arvor ; et ici pour celles de John Lichfield (The Independent), Bernard-Henry Lévy (The Guardian), Didier Jacob du Nouvel Obs, Edouard Launet de Libération, Gilles Martin-Chauffier de Paris-Match. Nous terminerons par le cri de Maurice Druon dans Le Figaro : "Uncultivated America!" I wanted to cry out. But no. The United States has many researchers, scholars, thinkers and artists of the highest level. Only they don't write in TIME.

Note *: Pour preuve certains de nos musées font appel au mécénat privé et notre patrimoine architectural est dans le même état que nos finances !!! (sic)
Note **: Exemple : des quelques 18 000 œuvres acquises par les FRAC depuis 1983, il y a 3800 artistes différents dont 60% de français.
Note ***: Part de marché mondial, pour la période du 1er oct. 2004 au 30 sept. 2005 :

  • Etats-Unis d’Amérique : 58%
  • Royaume-Uni : 27% (seulement 4% en 1990 !)
  • France : 3% (35% en 1990, 9% en 95 et 5% en 2005)
  • Italie : 2%
  • Allemagne : 2%
  • Autres : 8%

  • Si l'article vous a plu ou déplu, vous pouvez aussi le faire suivre à un ami en cliquant sur la petite enveloppe ci-dessous :

    2 commentaires:

    1. Le marché de l'art en France s'est effondré, d'abord par la "délocalisation" des acheteurs qui se sont réfugiés ailleurs que dans ce pays.
      Le problème est que le "marché" tire toute la galaxie artistique. Sans lui, on doit substituer des subventions publiuqes. Mais dans un pays en faillite, la précarisation des artistes est annoncée.
      Peut-être l'article du Time est prémonitoire.

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    2. Permettez-moi d'en douter. Comme j'ai tenté de le démontrer il y en France une dichotomie sclérosante qui vise à créer de grandes gloires nationales bombardées de commandes publiques, donc franco-françaises incapables (semble-t-il) de se lancer dans le marché international ; serait-ce de la frilosité ? Ainsi l'état français par sa politique culturelle paralyse totalement le marché de l'art en entretenant à grand frais une sorte d'art officiel qui laisserait sur le carreau de nombreux artistes français dont le talent ne peut s'exprimer librement, ou du moins avec les mêmes chances.
      Il suffit de considérer la façon dont les artistes se sont engagés dans la campagne présidentielle de ces derniers mois.
      La France est un vivier d'artiste, très dynamique et au fait des réalités du marché, ils se battent pour exister dans ce monde avec leur propre spécificité.
      L'article de Time Magazine n'est pas prémonitoire car il ne prend pas la situation de l'art en France (et non "art français") dans sa globalité, mais selon ses critères propres qui ne sont que financiers.
      Il faut se méfier et ne pas faire l'amalgame entre marché et qualité, marché et pérennité. Comme la bourse, le marché à ses fluctuations et nul ne peut prédire ce que les artistes d'aujourd'hui pourraient être demain. Seulement le marché est une donnée qu'il faut prendre en tant que telle et l'article du Time a au moins l'avantage de mettre la culture à la française au pied du mur et de lui apporter un point de vue critique extérieur qui lui fait cruellement défaut.
      Il faut que la France cesse d'étouffer l'art par de l'argent franco-français, il faut laisser sa chance aux artistes. Assumer cela, permettrait à la France d'enfiler enfin une chaussure à sa pointure. Car en ce moment elle ressemble à Bourvil marchant avec les souliers de Louis de Funès dans la Grande Vadrouille... Clopin Clopant... :D

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