Lors du prochain Camp Maxime Real del Sarte à Roanne, Bernard Lugan traitera de "Mai 68 vu d'en face". Le programme, que l'on peut consulter en cliquant ici et en zoomant dans son navigateur, propose bien d'autres chapitres dont un très intéressant sur la stratégie de l'Action française, à côté des sessions propres à l'année Maurras.
Ayant vécu de près les Evénements, le Piéton apporte sa contribution oculaire à l'histoire. Situons tout d'abord la géographie du témoignage : jeune cadre plein d'avenir tout juste libéré de ses obligations militaires, je travaillais avenue de l'Opéra et logeais pas loin dans un hôtel mono-étoile au carrefour de la rue de Richelieu et des Petits-Champs. Ce genre de disposition était encore possible à cette époque. A 17h40, je dévalais l'avenue vers les guichets du Louvre puisque l'histoire s'écrivait au Quartier latin. J'y suis allé tous les soirs en semaine et fort tard chaque fois. Parfois des copains m'y rejoignaient. Si on ne pouvait franchir les ponts, on passait par le métro.
L'ambiance de liberté y était extraordinaire et les opérations de police un spectacle inoubliable et gratuit quand on parvenait à passer entre les deux fronts. On y parlait beaucoup entre inconnus et personne n'achetait les délires mao-spontex et autres foutaises crypto-marxistes. Pas plus d'ailleurs que les opinions
responsables des quelques gaullistes égarés là. Le centre d'intérêt général était la
libération sexuelle. Le Quartier et ses arrondissements voisins était devenu un immense lupanar et j'avoue avoir prisé cette révolution. N'oublions jamais que le mouvement avait débuté dans les universités américaines dans le grand remue-ménage du Vietnam.
Pour ma culture générale, j'ai quand même
fait la Sorbonne et l'Odéon, assommant déjà, mais des pépinières de radeuses surtout. Pourquoi j'insiste ? Personne des gens que j'ai connus ne faisait de la politique autrement que sur un zinc, même si les tracts affluaient de partout. Le sentiment le plus partagé était cette lassitude du pouvoir gaulliste posé comme un couvercle haute-pression sur le pays, avec toujours les mêmes têtes qui faisaient tourner les maroquins entre eux, et un vieux président autocratique qui n'en finissait pas de menacer le pays du chaos sans lui.
Quand nous sûmes que la volaille gaulliste avait décampé des ministères - seul restait d'Etat à Paris que le Premier ministre Pompidou et le Préfet de police Grimaud, le reste avait pris le maquis - nous comprîmes que la victoire sociale était à portée des syndicats. Je sus plus tard qu'Alain Peyrefitte, ministre de l'Education quand même, s'était planqué chez sa mère de peur que les sectionnaires de son imagination ne le débusquent à Provins et le traînent à quelque procès de rue improvisé.
L'annonce de la fuite à Baden-Baden (un Varennes réussi !) fit craindre un instant que le pouvoir désemparé (au point d'embarquer toute la marmaille de Gaulle dans l'hélicoptère) n'obtienne de Massu le déclenchement de
Bâton Bleu, un exercice programmé en Allemagne depuis le retour du général aux affaires pour rétablir l'ordre en France. Après cinq minutes de crainte, tout nous montrait que Paris résisterait et que les régiments d'appelés que je venais de quitter, fraterniseraient. Aussi nous commandâmes un nouvelle tournée de Cinzano, garçon ?
Deux points pour finir : les conditions de vie du petit peuple étaient très serrées. Le salaire minimum garanti, qui évitait juste de tomber dans la misère, s'élevait à 373 francs bruts par mois pour quarante heures hebdomadaires, ce qui obligeait à réglementer les prix de la consommation nécessaire. Il passera à 534 francs après les accords de Grenelle mais l'économie étant à la merci de l'échelle mobile qui organisait la course entre les prix et les paies, l'amélioration fut dévorée par l'inflation. Le développement était tout dans le Plan quinquennal comme en Union soviétique et on y engloutissait des sommes faramineuses. Le pays était bloqué ! Il fallait payer les délires gaulliens sur le dos de l'
intendance. On n'imagine pas qu'il existait encore dans la Petite Couronne des bidonvilles datant des années 50, celui de Nanterre était le plus grand et ne fut définitivement rasé qu'au moment de la construction de l'autoroute A14.
Bien des postes de travail étaient déjà abandonnés par les Français parce qu'ils ne permettaient pas d'en vivre tout simplement, et le patronat ramenait de la main d'œuvre d'Afrique du nord pour les remplacer à bas prix. Donc la révolte sociale était amplement justifiée. Le souffle de la Grandeur avait embué le panorama, le pouvoir ne voyait pas que le pays se crevait à rester "grand". Je pose souvent la question :
"Que reste-t-il concrètement des rêves gaulliens de grandeur aujourd'hui, qui coûtèrent au pays tant de milliards ?"
Rien, sauf la bombe atomique qui ne se mange pas ! La liste des faillites est très longue à commencer par le Plan Calcul et celle de tous les Kombinats protégés... Cherchez et dites-moi par la fiche de contact ce qui a survécu, à part la pure rhétorique destinée aux séances du Conseil de sécurité de l'ONU où nous nous mêlons toujours des affaires des autres et jamais de nous.
Second point (j'ai promis de faire court), je n'ai jamais vu l'Action française dans la rue ou les amphis pendant les événements. Les anciens "combattants" qui racontent leur guerre durent être très discrets jadis, sinon ils baisaient comme tout le monde devant la ronéo pendant les gazages !
Conclusion : le régime politique ne pouvait pas être renversé par les étudiants, car cette rupture de paradigme n'intéressait personne en dehors de quelques excités dont le discours antédiluvien de
libération était incompréhensible du plus grand nombre. Par contre le régime économique était en péril car complètement inadapté au temps. Et son éventuel effondrement aurait ouvert la route à une soviétisation plus forte des rouages, ce que le Programme Commun de Mitterrand mettra en musique plus tard pour la plus grande ruine du pays. Nous le payons encore !
Au plan de la consommation (société si décriée) nous étions en retard sur tous nos voisins. La moindre escapade à l'étranger faisait toucher du doigt ce décalage. Tout y était nouveau, moins cher que chez nous, même en Suisse ! Pompidou a très bien vu l'obsolescence du système gaulliste qui écrasait le peuple au profit des chimères pour décider d'en discuter aux réunions de Grenelle. C'est lui et lui-seul qui a sauvé les meubles de la République, et non pas les autocars du Parti et du SAC vers les Champs Elysées ; ce qui nous permet d'affirmer qu'un homme capable suffit parfois, au bon endroit, au bon moment. A bon entendeur, salut. Il faudra attendre Raymond Barre pour que la France entre enfin dans l'ère moderne qu'avaient déjà explorée tous ses voisins.