dimanche 17 novembre 2019

Sahel, déviation politique des opérations

A la suite de notre billet du 7 novembre, De Barkhane à Tacouba, nous avons confronté notre point de vue à celui d'un historien spécialisé sur l'Afrique, Bernard Lugan qu'on ne présente plus. Dans un article récent de son blogue (ses cours magistraux sont payants à juste raison sur son amphi numérique), il termine à peu près où nous sommes arrivé.


Dans sa livraison, du 7 novembre également, titrée Sahel : et maintenant que faire ? dont nous recommandons la lecture attentive, il conclut qu'après avoir réglé le problème Peul... « il sera alors possible d’isoler les quelques clans donnant des combattants aux « GAT », ce qui empêchera l’engerbage régional. Le jihadisme qui affirme vouloir dépasser l’ethnisme en le fondant dans un califat universel se trouvera ainsi pris au piège d’affrontements ethno-centrés et il pourra alors être réduit, puis éradiqué. Restera la question démographique et celle de l’ethno-mathématique électorale qui ne pourront évidemment pas être réglées par Barkhane.
Placées à la confluence de l’islamisme, de la contrebande, des rivalités ethniques et des luttes pour le contrôle de territoires ou de ressources, nos forces percutent régulièrement les constantes et les dynamiques locales. Or, le chemin de la victoire passe par la prise en compte et par l’utilisation de ces dernières ».


Disons, en défense des états-majors sur place, que la diplomatie française et européenne oblige les commandants de zone à privilégier le contact des administrations politiques des pays sahéliens. La gestion ethnique* serait très mal vue des despotes locaux. Cette collaboration naturelle et obligée avec les pouvoirs locaux provoque en retour leur déstabilisation par des mouvements chauvins dont les revendications sont complètement infondées mais efficacement soutenues par les groupes islamistes en guerre.
(*) Touaregs au nord et Peuls au sud, selon Bernard Lugan.

En auraient-ils le pouvoir, les commandants de zone passeraient des accords avec certaines tribus nomades ventilées sur une base tribale, contre d'autres, dans le droit fil des expériences de la période coloniale : nous avons géré le Sahara pendant cent ans !
Par contre, les propositions de M. Lugan ignorent deux pays majeurs en fond de scène que sont l'Algérie et le Maroc, sans qui nous nous épuiserons et finirons par rembarquer piteusement en laissant derrière nous un chaos indescriptible comme le firent les Américains en Irak.

Le Maroc et l'Algérie, après les élections présidentielles pour celle-ci, doivent s'entendre malgré leurs profonds différends géopolitiques, pour mettre les groupes armés islamistes dans la tenaille. A défaut de quoi ils seront déstabilisés par l'avènement d'un califat sahélien qui cherchera à étendre son influence au nord, vers la zone riche de la région (phosphates, pétrole, gaz, uranium) et qui ouvrira les autoroutes des trafics en tout genre vers la côte méditerranéenne. Ces deux pays, pour ne pas parler de la Tunisie, offrent le terreau fertile de populations primitives laissées pour compte qui adhèreront aux promesses de justice divine par le sabre. Tant les pouvoirs du Makhzen marocain que ceux de l'état-major algérien seront mis en péril par les désordres d'une insurrection générale des provinces sahariennes.

Les chefs islamistes, qui ne sont pas des pouilleux échappés à la garde des chameaux, suivent apparemment un agenda raisonné. On en voit l'interdiction faite au pouvoirs centraux de reprendre position dans les préfectures du nord par des actions terroristes spectaculaires, et la propension à attaquer en même temps sur les espaces est (Niger), centre (Mali) et ouest (Burkina Faso) de leur zone d'intérêt. A quoi s'ajoute les manifestations anti-colonialistes, faciles à manipuler quand les gens manquent de tout.


Barkhane et Tacouba n'auront de succès qu'avec l'implication des deux grands pays du Nord. Ce ne sont pas des ronds de jambes qui les convaincront mais la démonstration qu'ils approchent d'un péril annoncé parce que la coalition occidentale patine et pourrait à terme se retirer derrière le rideau d'élections démocratiques perdues pour elle et pour ses alliés locaux devenus des collaborateurs. Et justement, venons-en à ce renfort européen !

Si les gouvernements qui nous aident (sans combattre quand même) sont motivés par la tâche d'huile de l'islamisme, surtout avec des communautés musulmanes en expansion dans leur pays respectifs, la rue, quand elle y pense, juge l'affaire sahélienne comme un traumatisme post-colonial français. La France n'a pas décolonisé en profondeur ses AFN, AOF et AEF et se bat (dans leur esprit) pour conserver des avantages indus. On comprend un peu mieux pourquoi nos amis ne se battent pas, car ramener des caisses à mort dans leur capitale risque de soulever des questions du genre de celles qui fusèrent lors de la seconde guerre d'Irak : en quoi sommes-nous concernés ? D'ailleurs Bernard Lugan souligne expressément que nous n'avons aucun intérêt vital sur zone. Malgré toute la meilleure volonté de bien faire, nous sommes dans la merde. Et plus ennuyeux, M. Macron ne semble pas dominer son sujet, lui qui reste scotché sur un G5-Sahel impraticable sur le terrain au motif des participants de recevoir d'abord des fonds de rééquipement et une instruction militaire gratuite, puis de préserver ces acquis plutôt que de les consommer bêtement à la guerre que d'autres font à leur place. Ce défaut d'axe se double d'un entêtement au huilage de procédures démocratiques, biaisées d'avance au bénéfice des "sortants", qui n'aboutiront à rien de définitif.

Sans l'implication des Etats arabes, la pacification sahélienne est un leurre autant que le mantra démocratique qui sert au bouffon de marotte à grelots.
What next ? Langue au chat.

Postscriptum du 20 décembre 2019 :
En cliquant ici on fera bon profit de l'article de Rémi Carayol paru sur Orient XXI le 18 décembre et qui explique parfaitement le dilemme peul dans la zone des trois frontières.

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