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La feuille de route allemande


Peu de commentaires de la presse généraliste française sur le discours de Frank-Walter Steinmeier à l'ouverture de la Conférence de Munich sur la Sécurité le 14 février dernier. Ce n'est pas un speech protocolaire du modèle choisi pour ouvrir les jeux olympiques mais une déclaration de politique extérieure de la République fédérale allemande engageant les années à venir. Tous les chapitres y sont traités et nous pouvons considérer qu'au moment où la Chancellerie se cherche, la présidence assume l'intérim de l'intelligence. Il faut dire aussi que M. Steinmeier n'est pas une potiche constitutionnelle mais un homme de convictions qui ne les a jamais cachées dans sa fonction.

La présidence allemande diffuse le texte en français, profitons-en en cliquant ici.

Nous allons reprendre quatre temps forts de cette allocution. D'abord le président constate que depuis sa création (ndlr: 1871) c'est la première fois que l'Allemagne n'est entourée que d'amis. Mais ce n'est pas le cas de ces voisins qui sont confrontés à des "menaces existentielles". Aussi le désintérêt de la nation germanique pour la politique extérieure est-il coupable. De même les Allemands pensent être les meilleurs européens du monde par le niveau de leurs contributions tant économiques que financières mais l'Union est fracturée en tous sens et les politiques divergent notamment au chapitre de la défense commune.
En résumé, l'Europe réelle n'est pas l'Europe souhaitée par les Allemands. C'est le constat numéro 1 !

Plus grave peut-être est de réaliser que les grands empires du monde qui jusque-là poussaient à la réussite du projet européen, ressenti comme un facteur d'apaisement et d'équilibre mondial (ndlr : le soft power), menacent aujourd'hui directement l'Union européenne dans ses intérêts vitaux quand ils n'œuvrent pas à sa fracturation.
Le président en tire un conclusion qui ramasse tout : « 75 ans après la fin de la guerre, l’Europe est et reste par ailleurs la seule réponse efficace aux défis de notre histoire et de notre géographie. Si le projet européen échoue, les enseignements tirés de l’histoire allemande seront remis en cause. C’est ce tout qui rend l’Europe pour nous existentielle. C’est grâce à l’Europe et à travers elle que l’Allemagne a pu cesser d’osciller entre une politique de puissance débridée et la démesure culturelle. Cette Europe unie ne pourra survivre que si nous la considérons comme le lieu parfaitement concret de la responsabilité allemande. ».
Chaque mot compte ; la germanité ne peut s'épanouir et se contrôler qu'au sein de l'Union européenne. C'est le constat numéro 2 !

S'ensuit une séquence que je juge adressée à la France sans qu'elle ne soit nommée, mais le rappel des Lumières et celui d'un ambition civilisatrice transportant un modèle unique partout où se pose notre regard retentit comme une ironie feutrée de la mission universelle de la Grosse Nation, nous ! Il défend l'approche pragmatique des conflits avant la célébration des principes, à commencer par éviter les guerres. Plus loin une pierre dans notre jardin sahélien où l'affaire ne se résoudra pas en ignorant la complexité des causes premières. Le propos est raccord avec le refus de la Chancelière de fournir des effectifs de combat supplémentaire à la structure Takouba montée par la France. (ndlr : cette approche ethnique rejoint les analyses de Bernard Lugan).
C'est le constat numéro 3 : pour obtenir le renfort allemand il faudra convaincre de la profondeur de nos analyses !

Au chapitre de la défense commune, le président entremêle une composante européenne dans les commandements de l'OTAN et s'appuie sur les déclarations de M. Macron qui assurait que « la sécurité à long terme de l’Europe passe par une alliance forte avec les États-Unis ». En fait l'idée porteuse de la logique allemande est de ne jamais porter atteinte à la cohésion et à l'unité européenne. Quand on sait comment raisonnent les Baltes et les pays de Visegrád sur la question atlantique, on a compris que nous ne trouverons pas toujours l'Allemagne à nos côtés dans la poursuite de la chimère d'arrogance militaire, ici souvent dénoncée. Symétriquement, il refuse d'engager l'Europe dans des relations particulières avec la Russie si elles sont susceptibles de heurter le sentiment d'insécurité des pays de l'Est. Mais, à juste raison, il prévient que ce ne sont pas les deux pour cent de dépenses militaires à budgéter par tous les pays de l'Alliance qui vont suffire à contrôler les désordres grandissants de notre planète. Et d'exalter la diplomatie, le retour de l'intelligence et l'abandon des analyses primaires (à la Trump).
On en arrive rapidement au Conseil de sécurité des Nations-Unies. Les privilèges des cinq membres permanents du Conseil se justifient aussi longtemps qu'ils œuvrent en tant que gardiens de l'ordre et de la paix, ils ne le sont plus s'ils protègent les intérêts propres de chacun au détriment de cet ordre. L'ambition allemande est sur une voie de responsabilité mondiale (à l'image de son industrie qui couvre tous les compartiments de production à l'échelle mondiale), mais elle opérera à travers les structures institutionnelles de l'Union européenne. Comprenons que le siège de la France au Conseil (ndlr : impécunieuse et déclassée) devrait logiquement devenir celui de l'Union.
C'est le constat numéro 4 !


Voila ! Le président fédéral reprend l'intuition d'Agela Merkel exprimée à Taormina sur le largage d'amarres des Etats-Unis qui déplacent leur centre de gravité vers l'Asie, mais il y ajoute que ce n'est pas que l'affaire de l'Administration Trump ; c'est une tendance de fond du Congrès. N'étant pas chef de l'exécutif, il ne peut proposer ou annoncer des mesures précises pour avancer sur un quelconque agenda, mais puisque l'Allemagne prend la présidence tournante du Conseil de l'Union européenne pour le second semestre 2020, sa feuille de route est imprimée.

Ce document est essentiel pour qui voudra analyser la politique étrangère allemande dans l'avenir.

Ceux de nos lecteurs qui ont continué l'allemand après le lycée peuvent écouter le prononcé diffusé par la chaîne publique allemande ARD :

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