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"Blue Homeland"

Préambule

L'agitation quasiment hystérique du président turc en Méditerranée orientale ne peut être comprise sans connaître Le Plan. Comme le "China Dream" de Xi Jinping, Recep Tayyip Erdoğan a son "Mavi Vatan". J'en ignorais les détails jusqu'à ce que je croise sur le site de l'IIMSR le capitaine de frégate en retraite Eyal Pinko qui m'expliqua tout ça par le menu. La doctrine turque s'appelle "The Blue Homeland". A partir d'ici c'est le marin israélien qui parle à travers une traduction belle infidèle typiquement RA [temps de lecture 9 minutes]:



The Blue Homeland

La doctrine Blue Homeland (on ne va pas traduire), qui fut annoncée par l'amiral turc Cem Gurdeniz en 2006 sous couverture du gouvernement, a pour but de consolider le contrôle turc des trois mers, pour affirmer l'influence régionale et internationale de la Turquie tout en accédant aux sources d'énergie, dans une démarche de souveraineté pour gérer sa croissance et la pression démographique sans dépendance d'aucun pays. Derrière les objectifs déclarés de la doctrine Blue Homeland, la Turquie cache celui d'annuler les effets du Traité de Lausanne qui fut imposé aux Turcs en 1923. Ce traité imposé après la Première guerre mondiale à la chute de l'Empire ottoman réduisit ses marches et les laissa sous contrôle occidental pour presque cent ans bientôt. Jusqu'aux années 2000, la Turquie put jouir des faveurs occidentales et américaines qui lui permirent d'affirmer sa souveraineté tout en se protégeant de la menace communiste. A la chute du bloc communiste et de l'affaiblissement de la Russie, la Turquie fit face à des besoins énergétiques corrélés à sa croissance économique et démographique (80 millions d'habitants aujourd'hui et un pronostic de 90 millions en 2030). L'énergie est le moteur de la croissance turque [...] mais ses sources d'approvisionnement sont toutes étrangères : les fournisseurs sont la Russie, l'Iran, l'Irak et la Libye. La Turquie a importé en 2018 plus d'un million de barils/jour de pétrole et 51 milliards de mètres-cubes de gaz de ces pays. La géoposition des sources étrangères d'énergie oblige la Turquie a être active militairement pour assurer un flux continu comme par exemple au nord de la Syrie et de l'Irak, en Libye et sur la Corne de l'Afrique. D'un autre côté, la Turquie affronte politiquement ces pays (Russie, Iran, Irak, Libye) même si ceux-ci ne le souhaitent pas vraiment. Par exemple, les tensions et la coordination délicate des combats face aux Russes dans le nord de la Syrie illustrent la finesse du jeu russo-turc qui par moment croise à angle droit les intérêts politiques, militaires et économiques turcs. Cependant, la probabilité d'un conflit ouvert entre la Turquie et la Russie (en général et en Syrie particulièrement) est très basse.

L'analyse turque du besoin d'indépendance énergétique conduisit à formuler la doctrine Blue Homeland dont le but, déjà mentionné, est de maîtriser des sources d'énergie et de créer un espace libre de contraintes dans ce domaine. Deux zones de contrôle sont assignées par la doctrine Blue Homeland : La première zone comprend les trois mers qui bordent la Turquie : Méditerranée (ndlr: orientale), Mer Egée, Mer noire. La seconde zone est stratégique (ndlr: pour les appros) ; elle comprend la Mer rouge, la Caspienne, la Mer d'Arabie et le Golfe persique. La domination turque et l'accomplissement de la doctrine BH se manifestent par un déploiement de la puissance navale sur ces mers, y compris par le contrôle de réservoirs de pétrole et de gaz. Un autre aspect de l'affermissement d'une supériorité réside dans le soutien politique aux pays de la région considérée, l'établissement de bases militaires et l'entraînement de forces militaires locales susceptibles de se ranger à ses côtés. Ainsi la Turquie a construit des bases militaires et navales en Somalie, au Soudan, en Libye et au Qatar, avec formation des soldats, fourniture d'armement, munitions et autre soutien militaire. Dernièrement, on a lu que la Turquie avait envoyé en Libye depuis la Syrie deux mille mercenaires et des conseillers militaires qui travaillent en son nom pour défendre et maintenir en place le gouvernement libyen.


Construction d'une puissance navale

La marine turque opère régulièrement en Méditerranée, en Mer noire (surtout devant la Bulgarie) et en Mer Egée sur les approches orientales des îles grecques. La marine turque a commencé à manœuvrer aussi en Mer rouge, dans le Détroit de Bab el-Mandeb, en Mer d'Arabie et sur le Golfe persique, et même conjointement avec le Pakistan. La coopération avec le Pakistan est basée sur une perspective stratégique de développement d'une présence permanente turque en Mer d'Arabie (ndlr: Gwadar) jusqu'aux golfes de l'Inde. La Turquie a compris que sa topographie terrestre couverte de montagnes était un avantage défensif qui la protégeait d'attaque au sol. Les frontières maritimes qui s'étendent sur trois mers, sont en revanche son point faible en un sens, mais constituent aussi une opportunité pour sécuriser des approvisionnement énergétiques indépendants et son expansion tout à la fois. Ce raisonnement, bien dans les traces de l'histoire ottomane, a conduit Erdoğan à initier un programme de construction d'une force navale appelé "Milgem", très peu de temps après son accession au pouvoir. Ce programme bénéficie de fonds et moyens abondants mais affirme aussi que l'établissement de la Turquie comme puissance régionale et internationale passe par le développement d'une technologie locale et d'une industrie turques indépendantes. L'industrie de défense turque est centrée sur le développement et la production de vaisseaux, avions et systèmes d'arme avancés pour l'armée en général et la flotte en particulier. Plus encore, la Turquie a pour ambition de devenir un leader mondial dans le commerce de l'armement, ce qui lui permettra d'influencer pays et politiques des pays, comme il en va dans les modèles américain, chinois et russe.

Dans le projet "Milgem", quatre corvettes ont été développée et construites pour la lutte anti-sous-marine, une autre pour l'acquisition de renseignement, quatre frégates surface-surface et quatre autres pour la lutte antiaérienne. Toujours dans ce projet, quatre corvettes modernes ont été construites pour la marine pakistanaise ces dernières années. De même ont été construits pour la marine turque trente-trois chalands de débarquement d'infanterie et de blindés sur les côtes ennemies. Le développement de capacités de soutien au débarquement sur les plages permet à la Turquie d'opérer sur les îles orientales grecques et d'en prendre le contrôle au cours d'une campagne. La Turquie construit en plus dans ses propres chantiers navals six sous-marins code U-214 allemand sous licence et appui des chantiers HDW (ndlr: Howaldtswerke Deutsche Werft AG, Kiel). Ces six sous-marins turcs (incorporant des capacités anaérobies qui autorisent une longue endurance en immersion) doivent être opérationnels de 2021 à 2027 et rejoindront la flotte des dix sous-marins classiques que la Turquie exploite depuis longtemps déjà. Le summum de la construction des forces navales turques est le porte-avions qui mettra en action les chasseurs F-35. Le porte-avions qui est attendu en opérations pour 2021, accroît sensiblement les capacités opérationnelles de la Turquie en Méditerranée et en Mer rouge, en insistant particulièrement sur la Libye, le Soudan et d'autres pays de la région. La Turquie envisage même de construire un second porte-avions. Il n'y a aucun doute qu'un groupement aéro-naval développera de manière décisive ses capacités de dissuasion. Durant les prochaines années, la marine turque mettra en ligne :

- 16 avions de reconnaissance
- 40 hélicoptères
- 16 sous-marins (avec les 6 HDW en construction)
- 21 frégates
- 35 torpilleurs
- 32 chasseurs de mines
- 1 navire de commandement et soutien à longue portée
- une douzaine de navires ancillaires

La marine turque enrôle environ 260000 personnels, y compris des commandos et des fusiliers-marins régulièrement entraînés par les Etats-Unis, et qui sont équipés de missiles anti-char, de blindés et d'armes de combat au sol. Ces troupes ont accumulé une grande expérience dans les campagnes de Syrie et de Libye, expérience qui leur servira à améliorer capacités opérationnelles et doctrine de combat.


En résumé

La vision Blue Homeland qui est active depuis les années récentes n'est pas que celle d'Erdoğan, l'homme fort de Turquie, mais s'accorde avec une aspiration nationaliste qui convoque la Turquie à retrouver l'influence politique et économique qu'avait obtenu en son temps l'Empire ottoman. Ce sont des considérations politiques et économiques qui conduisent la vision du Blue Homeland dont l'essence-même est d'offrir à la Turquie l'indépendance dans les domaines économiques et énergétiques. L'indépendance énergétique turque dépend de sa capacité à exploiter et contrôler les eaux de la Méditerranée, de la Mer noire, de la Mer Egée, de la Mer rouge et du Golfe persique. La doctrine Blue Homeland bâtit une force navale conséquente pour la Turquie qui comprend non seulement des douzaines de nouveaux navires et aéronefs mais aussi la technologie et les capacités domestiques de construction navale, la production d'aéronefs, celle des capteurs de données et plus généralement l'armement. L'effort de construction des forces turques va apporter dans les années à venir une puissance navale de plus de cent quarante navires (y compris les sous-marins), plus de soixante aéronefs (dont des chasseurs) et des milliers de troupes de marine. Cet effort est soutenu de démarches politiques et militaires telles que la formation d'unités au combat et leur équipement dans des contrées éloignées comme la Libye, le Soudan, le Qatar et le Pakistan. Début mars 2019, la marine turque a conduit l'exercice de guerre le plus important depuis sa création. La manœuvre qui fut appelée "The Blue Homeland", a suivi et validé la doctrine turque établie en 2006 et a donné le tampon final sur ses capacités militaires, en surface et en immersion, dans l'attaque des côtes et le débarquement. Les ambitions navales turques sont devenues réalité treize ans seulement après qu'elles furent déclarées. [...]
Erdoğan sait qu'Israël, la Russie, la France, l'Egypte, l'Arabie séoudite, la Grèce et Chypre ne soutiennent pas ses ambitions politico-économiques, et c'est pourquoi il applique à pas lent la Doctrine afin de ne pas être surpris en train de menacer la stabilité régionale (ndlr: c'était peut-être vrai au printemps dernier, ça ne l'est plus). Mais l'achèvement de la doctrine BH assurera à la Turquie son indépendance énergétique et lui permettra d'être une puissance maritime, économique et politique régionale capable de contrôler les eaux de la Méditerranée (orientale), de la Mer Egée, de la Mer noire et de la Mer rouge. [fin de l'article de Eyal Pinko]


Commentaires

Il y a plusieurs étages à commenter. Le premier point qui fasse débat est la légitimité ou non de la démarche géopolitique de la Turquie islamique qui vise à revenir sur les marches de l'empire défunt, qui fut aussi un califat. Le traité de Lausanne a dénié toute souveraineté maritime à la Turquie en Mer Egée au bénéfice des héritiers de la vieille thalassocratie hellénique. L'affaire aura tenu 97 ans. La Turquie réarmée peut reprendre les îles orientales grecques, parce que c'est vital pour elle, donc inéluctable. Elle laissera peut-être les populations résidentes vaquer à leurs occupations touristiques, mais l'eau sera rouge ! Cette provocation enfreint le droit, l'alliance atlantique et les bonnes mœurs des chancelleries mais quand on a dit ça, on n'a pas avancé beaucoup. La situation en Mer de Chine orientale et méridionale est comparable avec celle en Méditerranée orientale. Ou bien on négocie un amendement au traité de 1923 qui ne lèse personne, ou alors on fait la guerre à la Turquie. Qui va la gagner ? Celui qui aura les Etats-Unis et la 6è Flotte avec lui.

L'étage en-dessous est dans le rapport de puissance, de puissance tout court. Le talon d'Achille (gag) de Recep Tayyip Erdoğan est son économie domestique qui est assez mal en point, sans parler de sa monnaie qui est une piastre sans valeur. Pour devenir puissant, il faut une chaudière économique performante, à défaut, beaucoup de rentes minières à valoriser comme le fait la Russie de Poutine lente à s'industrialiser. La brutalité de l'administration AKP est la cause du blocage économique et la classe moyenne en est persuadée. A 867b$ le PIB turc est en bas du Top-20 au même niveau que celui des Pays-Bas. Ce n'est pas beaucoup pour un pays de 80 millions d'habitants qui veut construire une escadre de suprématie. Mais, comme on le voit ailleurs, crève le paysan s'il faut couler l'acier. Sauf insurrection générale !

Le dernier étage est le nôtre. Faute de succès intérieurs, le président Macron compense ses déboires nationaux par une agitation extérieure tous azimuts. Que l'on sauve le Liban, pourquoi pas, même si la corruption endémique de la kleptocratie locale est le plus sûr gage d'échec. Quoique les rapports qui rentrent montrent que les intervenants extérieurs comme la France ne s'encombrent plus de pseudo-autorités locales en pleines magouilles. Si les moyens choisis sont "spectaculaires" (dixit Erdoğan), ils nous engagent peut-être plus que de raison, surtout si on les renforce encore en Mer Egée. Que ferions-nous si un sous-marin grec torpillait le navire de recherche sismique Oruç Reis en haute mer (photo) ? Nous avons déjà essuyé un vent de la part de l'Amirauté turque en voulant arraisonner un cargo escorté à destination de Tripoli. Allons-nous nous ranger au côté de l'escadre grecque et ôter les tapes de bouche ? Quatre autres marines sont intéressées à la question : la 6è Flotte US, celle de sa Gracieuse Majesté au point d'appui de Gibraltar avec la RAF sur la base anglaise d'Akrotiri à Chypre, l'escadre italienne et l'escadre russe de Sébastopol. Avons-nous parlé à ces gens ? Il semblerait que la 6è Flotte américaine envisage de nous mettre des bâtons dans les roues. Je laisse à chacun le plaisir de délirer sur les suites à attendre d'une confrontation gréco-turque en Méditerranée orientale. [Fin des commentaires]

Commentaires

  1. Ce billet n'aborde pas la question européenne ni le défi atlantique sur lesquels on pourra revenir. Pour le moment la présidence allemande du Conseil européen est en retrait, et le Secrétaire général de l'OTAN ne fait qu'observer.

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  2. Au Conseil européen des ministres des affaires étrangères hier, la demande de sanction déposée par la Grèce à l'encontre de la Turquie a été refusée par quatre pays : l'Allemagne qui préside le Conseil ce semestre, l'Espagne, l'Italie et Malte. La Bulgarie ce n'est pas clair, mais la Hongrie d'Orban soutient toujours Erdogan. La France est donc seule en soutien de la Grèce (avec Chypre).
    On sort l'escadre de Toulon ou pas ?
    Aymeric de Ponthieu

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    1. Nous avons présentement le PHA Tonnerre à Beyrouth, une frégate Lafayette sur zone et deux Rafales en Crète. Cela ne peut pas suffire à intimider Erdogan. Le groupement naval, autour du porte-avions CDG avec sa flottille de chasse et deux frégates surarmées classe Forbin et Fremm, peut faire reculer les Turcs. Normalement le groupement comprend un sous-marin d'attaque en flanc-garde. Macron va avoir bien du mal à trouver les mots justes pour ne pas y aller maintenant. A suivre.

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    2. Le commentaire d'Aymeric de Ponthieu montre bien que non seulement l'Europe "unie" n'existe pas plus aujourd'hui qu'à l'époque de Lépante mais surtout que le couple franco allemand est une mystification totale. Pas de nouvelle "Illiad"e en vue donc, sur le cotes d'Asie Mineure pour défendre l'honneur des Achéens. C'est sur qu'aujourd'hui (notre) petit Jupiter/Zeus est désespérément seul à la manœuvre sur l'Olympe européen pour filer un coup de main à "La Grèce notre mère".

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    3. Camisard, l'Allemagne déteste les Grecs qui le lui rendent bien jusqu'à réclamer aujourd'hui des dommages de guerre 75 ans plus tard. La supercherie du couple franco-allemand est surtout dévoilée par l'absence apparente de consultations préalables entre les deux chancelleries avant la parade navale de M. Macron. Pour le meilleur un peu et le pire surtout, Allemagne et Turquie sont liées par l'imbrication communautaire et industrielle. Merkel pouvait l'expliquer à Macron.
      J'ose même penser qu'Erdogan est assez pervers pour anticiper le blocage allemand à toute sortie du groupement aéronaval de Toulon vers Chypre. Entretemps l'Italie vient de discuter avec la Turquie sur l'affaire libyenne et avec la Tunisie pour y reconduire les bateaux d'esclaves. La France est comme un chien dans un jeu de quilles. Elle ne finit rien de ce qu'elle commence, on le voit au Sahel, on va le voir en Mer Egée, avant qu'on ne se fasse sortir du Liban où déjà Macron soutient le Hezbollah (et Aoun) contre l'avis des populations.

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