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Nouvelles d'orient compliquées

Les murs s'élèvent entre l'Europe et l'Asie dans le même temps où l'Occident retourne sur ses terres historiques. Sous le Caucase peu hospitalier et sans parler de la steppe kazakhe, la route des migrations passe par la Turquie qui a deux frontières terrestres critiques, l'une de cinq cents kilomètres entre les lacs Van et Ourmia qui la sépare de l'Iran ; l'autre à l'opposé, de même longueur, sépare la Thrace de la Grèce (200km) et de la Bulgarie (240km). Le sas turc ainsi défendu vise à contenir l'invasion migratoire déclenchée par les trois guerres civiles de la région, en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Combien de temps l'Etat turc perclus de dettes et sans monnaie solide tiendra-t-il ce défi, est une autre histoire.

Dans l'esprit de certains, et dans le droit fil de la propagande soviétique d'antan, l'Occident étant la cause de tous les dysfonctionnements de la planète, il n'est que justice qu'il en subisse les pires inconvénients. Auxquels on a envie de dire, comme au communiste Pierre Jacquemain (Regards) qui s'épanchait chez Arte28 sur les malheurs annoncés à compte d'autrui : va manger tes morts et laisse-nous entre hommes !
De fait, c'est avec une certaine gourmandise qu'on soulève le voile des hésitations régionales à reconnaître comme partenaire fiable l'Emirat islamique des fiers talibans. S'il est exclu qu'aucun accord de partenariat soit conclu ces temps-ci avec les trois républiques soviétisées du Turkménistan, d'Ouzbékistan et du Tadjikistan, on peut douter de l'entrain des mollahs de Qom à couver les œufs de serpent de ceux qui connaissent et puis tuent par plaisir les jeunes Hazaras chiites, à un jet de pierre de la frontière iranienne. Tout en face, le Pakistan utile, celui du bassin de l'Indus, redoute que la victoire des fondamentalistes à Kaboul ne lève un enthousiasme démesuré chez les vociférateurs déments des FATAs, bien encadrés par l'ISI. Le pays fait déjà des procès de blasphème à des gosses, n'est-ce pas suffisant comme marche à l'enfer ? Mais le plus gros morceau d'inquiétude est coincé dans la gorge de la Chine populaire, derrière le corridor du Wakhan qui tient la porte du Xinkiang, anciennement dit Turkestan oriental en Asie centrale, et pour lequel le roi des Afghans se battit avant-guerre contre le Kuomintang.

route du Wakhan


Profitant de la pax americana, la Chine populaire a cherché à développer ses investissements miniers (cuivre, autres non-ferreux et terres rares) mais les déclarations ronflantes pour la galerie ont eu du mal à se concrétiser. Les deux échecs ou semi-échecs sont la mine de cuivre de Mes Aynak et un permis de recherche pétrolière dans la vallée de l'Amou-Daria. Le départ de la coalition sécuritaire lui complique les choses, d'autant que si les cadres talibans ont toujours été choyés (et stipendiés) par Pékin pour compliquer la tâche aux Américains, la sinophilie des cadres et des soldats de base est loin d'être acquise, puisque les Chinois ont la très fâcheuse habitude d'importer le travail de chez eux, ne laissant quasiment rien aux oisifs chez qui ils viennent creuser. L'exemple le plus proche de nous fut la construction de l'autoroute algérienne. Les développeurs chinois vont connaître le prix des choses avant de lancer l'autoroute du Xinkiang à l'Océan indien. (source 1)

L'intérêt de la Chine pour l'Afghanistan est dirigé vers le Pakistan où elle construit une route de la soie très ambitieuse et coûteuse appelée China-Pakistan Economic Corridor. L'Afghanistan doit être un pays de flanc-garde garantissant la stabilité de son voisin pakistanais déjà menacé par l'Inde. C'est pourquoi la pire dictature islamiste les effrayera d'autant moins que le territoire sera tenu d'une main de fer depuis Kaboul. Ce qui, avec la mentalité locale où chaque seigneur de guerre est empereur en son district, n'est pas garanti. La preuve vient de tomber au Balouchistan voisin.

Les pêcheurs du port stratégique de Gwadar, que les Chinois ont capté par une concession de quarante ans donnée par l'Etat pakistanais, viennent de se révolter en attaquant les intérêts chinois. Motif ? Les Chinois paradent comme en terrain conquis, prennent les Baloutches pour des natives, et leurs chalutiers pillent les eaux de Gwadar en emportant le poisson jusqu'en Chine. Les Chinois ont grassement payé les décideurs de Karachi et d'Islamabad, ils ont oublié le gouverneur du Balouchistan qui aurait été de bon conseil. Dans le paysage s'agite la BLA. C'est la Balushistan Liberation Army, tout un programme, surtout après les attaques ciblées commises par elle contre des Chinois traversant la province. On compte des morts quand même ! (source 2)

Si Gwadar est très excentré à l'ouest de l'axe Cachemire-Karachi, c'est justement cette position qui fait son intérêt : le port en eau profonde est en Mer d'Arabie à proximité de la Mer d'Oman où débouche le Golfe persique. Avec un terminal pétrolier et des quais de manutention, le site est transformable en base navale sans frais, au cœur même de la zone de frictions qu'un "empire mondial" comme la Chine populaire ne peut éviter. Gwadar est aussi le point d'entrée du couloir d'énergie chinois pour le brut iranien voisin, à raffiner chez la Khalifa Coastal Refinery qu'Abou Dhabi va réactiver au Balouchistan, avant de pousser le produit vers Kashgar au Xinkiang, en sautant la passe de Khunjerab à 4700m ! La station de pompage méritera le détour. (source 3)

Gwadar CY

Pour la petite histoire, la première concession portuaire fut donnée en 2007 à la Port Of Singapore Authority, qui a bientôt jeté l'éponge à divers motifs dont la corruption et l'insécurité n'étaient pas absentes, mais dont le premier était le report incessant des infrastructures promises par Islamabad pour créer un hinterland. Le port étant dès l'origine partie prenante de la route de la soie AFPAK, Pékin a repris le projet en 2013 avec la China Overseas Ports Holding Co.Ltd de Hong Kong.


Finalement, toute la région regrette les idées simples de l'Amérique qui permettaient sur un espace tranquille de vaquer à tous crimes ou juteux délits qui gonflaient les comptes à numéros. Et ces cowboys avaient créé des centaines de milliers d'emplois bien payés, avec une liberté de dire et de faire inconnue depuis la chute du roi Shah. Comment soixante ou quatre-vingt mille talibans vont-ils pouvoir tenir un pays aujourd'hui développé et par endroit moderne, un pays aussi vaste, montagnard et compliqué ? Une population désabrutie par la fréquentation des étrangers ? C'est la gageure du siècle, surtout depuis que fut démontré en 2001 qu'ils n'étaient pas invincibles. Le Panshir s'agite déjà et dans l'est, la population a montré à Jalalabad qu'elle n'avait pas peur des freux du calife. Ceux des pays qui, comme la Russie ou la Chine, ont misé sur une pacification inquisitoriale de leur zone d'intérêts pour les voir croître, risquent bien d'en attendre longtemps les bénéfices si la guerre civile se rallume. Les Américains ont laissé beaucoup d'armes en Afghanistan. Les clans s'y sont jetés dessus, au cas où, va savoir, on en viendrait à... s'emmerder !

Notes :
- Source 1 : Universe Wide Coverage
- Source 2 : The Guardian
- Source 3 : Gwadar And CPEC

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