Le journal Algérien LIBERTÉ fond les plombs. Son propriétaire, Issad Rebrab, patron du groupe industriel CEVITAL, cesse la publication à perte dans l'optique de passer bientôt la main d'un groupe sans danseuse à son successeur. Sauf que, LIBERTÉ n'était pas une danseuse, mais un journal en lutte permanente contre la crasse islamiste, Dame Bêtise et la junte de Barbarie. Il avait aussi tendance à s'occuper de la Kabylie contre vents et marées. J'ai lu ce canard pendant des années avec plaisir et parfois étonnement. Qualité de plume, approche incisive des actualités, vrai courage parfois (ils eurent des morts). C'est le directeur de la publication, Hassane Ouali, qui en parle le mieux. C'est un journal qui va nous manquer.
APRÈS TRENTE ANS D’UNE AVENTURE INTELLECTUELLE, “LIBERTÉ” S’ÉTEINT
Merci et au revoir
Ce fut une semaine lourde. Les derniers instants de Liberté étaient vécus dans la douleur. Difficile de confectionner les derniers numéros d’un journal dont le sort était scellé. Le cœur n’était plus à l’ouvrage.
L’ambiance animée de la rédaction a vite cédé devant l’avancée inéluctable de la fin pour jeter son voile de tristesse. Jusqu’au bout, les journalistes et les autres employés s’accrochaient à un infime espoir, un espoir qui s’amenuisait au fil des articles, accouchés au forceps. Ils livraient une ultime bataille avec la même vigueur qui a caractérisé le journal durant trois décennies. Leur attachement à Liberté est sans égal. C’était leur vie dans le sens plein du terme. Mais ils n’y pouvaient rien, eux qui avaient fait face à des épreuves difficiles. Eux qui avaient pourtant tenu dans des moments intenables. La dernière réunion de rédaction tenue hier était un moment de déchirement. Une blessure qui s’ouvre et qui sera difficile à cicatriser.
À tour de rôle, chaque journaliste témoignait de son expérience faite d’exaltation, de colère, d’impuissance, d’espérance, mais surtout de conviction. Celle de “porter la plume dans la plaie”. Celle d’une mission au service d’un idéal porté par un socle de valeur. Chacun à sa manière défendait férocement les libertés citoyennes, le droit à la différence, la liberté de conscience, l’égalité des sexes, le droit des laissés-pour-compte. Ils ne pouvaient concevoir une Algérie heureuse sans ses valeurs. Ils n’hésitaient pas à se confronter aux difficultés pour rendre visible un pays que l’on essaie de cacher. Une lutte permanente contre le déni, le mensonge. Un combat sans relâche pour les vérités. Un devoir citoyen. C’est vers ce citoyen dans sa diversité que vont nos pensées en ces temps finis.
Au-delà des journalistes et de la frustration que la fermeture de leur journal provoque, cette disparition fera du mal aux Algériennes et aux Algériens des quatre coins du pays qui seront désormais privés d’un espace qui leur assurait une existence sociale, intellectuelle et politique.
Autant de batailles engagées par des hommes et des femmes dans l’immense territoire algérien qui seront anonymisées et des réussites d’un pays oublié qui seront “invisibilisées”. L’effacement d’un espace libre porteur de l’idée d’une Algérie plurielle aura un impact considérable sur des segments importants d’une société en perpétuelle résurgence. Les femmes organisées en coopératives agricoles dans les monts de Seraïdi n’auront plus la possibilité de rendre visibles leurs prouesses. Plus de reportages sur les villages les plus propres de Kabylie que nos journalistes se précipitaient à couvrir. Le prochain Racont’Art se fera sans Liberté. Le grand Lounis Aït Menguellet qui donnera un spectacle la semaine prochaine ne sera pas à la Une de Liberté. Les petites mains qui font le pays avec la passion de Sisyphe, un peu partout en Algérie, de Biskra à Mascra, de Sétif à Tlemcen, n’auront plus de prolongement médiatique.
Ne rien lâcher !
Les luttes des femmes qui se mènent dans l’indifférence seront inaudibles. Pis encore, elles risquent d’être stigmatisées par les tenants d’un ordre médiatique réactionnaire, réfractaire aux idées émancipatrices. Les démons d’hier reviennent en force à mesure que disparaissent les espaces de la modernité. Le combat des années quatre-vingt-dix subit les contrecoups d’une régression sociale et sociétale inquiétante.
Les résistants d’hier sont poussés à la marge d’une histoire qui s’écrit par ceux qui portaient l’étendard noir du fondamentalisme. La mémoire des victimes du terrorisme et de l’arbitraire court ainsi le risque d’entrer dans un long tunnel de l’oubli. Cela a déjà commencé par un révisionnisme en vogue savamment orchestré. C’est dans ce contexte incertain que disparaît un journal qui s’est employé à poursuivre le chemin tracé par les Mammeri, Djaout, Liabès, Matoub Lounès, Belkhenchir, Boukhebza. Il n’aura pas résisté à l’épreuve du temps. Il disparaît au moment où l’Algérie en a le plus besoin. Trois ans après l’insurrection citoyenne de Février 2019 qui a réenchanté l’Algérie et subjugué le monde entier. Une fin qui confirme un retour à une époque de congélation politique et d’assèchement intellectuel. Un saut dans l’inconnu.
Mais faut-il s’y résigner, faut-il désespérer ? Non. Par fidélité à la mémoire des hommes et des femmes de ce pays qui ont donné leur vie pour que vive une Algérie républicaine, par l’attachement à l’idéal démocratique, le désespoir n’est pas permis. Liberté et ses journalistes, toutes générations confondues, doivent être fiers de ce qu’ils ont accompli. L’histoire du journal se confond avec celle de l’Algérie combattante. Une histoire vécue dans sa chair, dans la douleur. Deux de ses journalistes ont péri sous les balles assassines d’un terrorisme barbare.
Comme des milliers d’Algériennes et d’Algériens assassinés, ils ne sont pas morts pour rien. Leur mort ne sera jamais vaine. C’est pour cela que nous devons poursuivre cette aventure sous d’autres formes à réinventer. Si Liberté est fini, ses journalistes ne vont pas disparaître dans la nature. Ils sauront se réinventer. C’est le sens qu’ils ont donné à leur vie. Certes, le moment algérien est particulièrement difficile, il pèse une peur sur le pays, sur nous tous. Mais l’heure n’est pas au renoncement. L’histoire n’est jamais finie. Les mots de la moudjahida Zoubida Amirat qui nous a rendu visite, il y a quelques jours, résonnent encore en nous. Elle qui porte le poids des décennies de combat, d’abord sous la colonisation, puis sous le régime du parti unique nous donne ce courage de tenir, de ne pas se laisser gagner par la résignation. Ne démissionnez jamais ! Sa génération fondatrice qui a engagé le combat décisif doit nous inspirer à chaque fois que nous trébuchons. Nous devons assumer notre part de l’histoire. Nous devons cultiver et sublimer la vie, sortir vite de cette panne d’avenir.
Les mots de notre chroniqueur attitré Mustapha Hammouche nous poussent à espérer, nous propulsent vers des lendemains meilleurs que nous devons bâtir. Il ne sert à rien de culpabiliser les anciens qui nous lèguent un héritage chaotique.
Dans des conditions extrêmes, à l’époque du noir et blanc, sans télévision, ni réseaux sociaux, ils ont pu avec un courage rare briser les chaînes de l’asservissement. Ils étaient, certes, minoritaires, mais leur idéal était plus puissant que tout l’arsenal autoritaire auquel ils faisaient face. Nous nous sommes toujours inscrits dans cette lignée. Ils nous ont ouvert la voie, montré le chemin. Il nous appartient en tant que journalistes, mais aussi en citoyens libres, de poursuivre la tâche. Avec ou sans Liberté.
Hassane OUALI, publié 14 Avril 2022 à 12:00
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