jeudi 2 mars 2023

Al prat dels cremats*

*Au champ des brûlés

Ruines de Montségur (Ariège)
Au mois de mars rouvre la saison des "pélerinages cathares": le 16 est la borne, Montségur, leur Chartres. Les ruines du château se dressent dans le ciel du Pays d'Olmes comme l'accusation éternelle de forfaiture et cruauté à l'endroit de la papauté qui déclencha une guerre civile au sein de la chrétienté pour rassurer sa puissance spirituelle et temporelle. Cette abomination n'a jamais éteint le feu de la contestation en Languedoc - la Réforme en sera l'avatar souterrain - parce qu'elle fut la matrice de police générale de la pensée pour tous les siècles à venir. Le Manuel de l'Inquisiteur de Bernard Gui (1261-1331) est au programme des écoles de criminologie.

Il y a sept cent soixante-dix neuf ans que furent brûlés deux cent cathares** aux ides de mars à Montségur. Une stèle commémore depuis 1960 leur acte de foi. Car ce qui étonna tous les gens présents à cette crémation fut de voir l'entrain avec lequel hommes et femmes sautèrent d'eux-mêmes dans le gigantesque brasier.
C'est le philosophe médiéviste René Nelli (1906-1982) qui a le mieux verbalisé ce détachement des parfaits quand il écrit : « la seule tâche morale qu'ils croyaient qu'il incombait à l'homme (était) de se déshabiller du néant dont il est com-posé, et qui pourtant par les prestiges de Satan, lui apparaît dans le Mirage, comme la part de lui-même à laquelle il est le plus attaché ». Le "corps, cette guenille" dont ils devaient se dévêtir !
Convaincus que des trois éléments de l'homme ternaire, l'âme animant le corps (amphore réceptacle du mal) avait été subjuguée par Satan, être et non-être émané du Mal principiel, afin de l'asservir et de la garder séparée de l'esprit qui l'attendait auprès du Père, ils croyaient que la destruction de l'œuvre maligne par le feu hâtait la recollection de l'ensemble dans la perspective d'une éternité en l'un des ciels d'Isaïe, dussent-ils endurer leur perfectionnement par la métempsycose avant que d'y atteindre.
Note**: cathare de καθαροί qui signifie "purs", terme savant du IVè siècle vulgarisé dans les années 50

Leur métaphysique était plus élaborée que celle de l'église romaine, en laquelle d'ailleurs ils savaient puiser des analogies pour leur thèse en lisant Augustin d'Hippone par exemple, qui était un dualiste tardif de la veine de Mani. Leur reconstruction religieuse était globale, complète et fermée et par cela puissante, au point de convertir des élites civiles et religieuses dans les pays où leur doctrine était enseignée. On a pu comprendre que la papauté se soit légitimement inquiétée de cette gnose capable d'une démonstration sans faille de ses thèses, à laquelle elle ne savait opposer que des clercs peu instruits et des prélats d'abord soucieux des privilèges mondains de leur charge. Il fallut attendre l'irruption dans la tragédie albigeoise de Dominique de Guzmán (fondateur des dominicains sous la règle de saint Augustin) pour que reprennent les études théologiques et que se contruise une critique sérieuse des thèses hérétiques. Jusque là, ni par le fer et le feu, ni par les accommodements, rien n'avait pu endiguer la prédication des Bons Hommes qui prêchaient à hauteur de fidèle et avaient réponse à tout. Ce mode d'action eut-il été choisi par le pape de préférence à la croisade sanglante en terre chrétienne qu'Innocent III n'aurait pas eu à vendre son âme au diable ! Il dut convenir sur le tard qu'il s'était fourvoyé.

Quelle était la charpente dualiste des cathares languedociens que les frêres prêcheurs durent combattre ?
René Nelli la résume en sept points :

  • Dieu est tout-puissant dans le bien et dans l'éternité (1) ;
  • il existe dans le temps une racine du mal qui vicie toute manifestation originellement bonne (2) ;
  • le principe du mal n'est en dernier ressort que nihil ou du moins un demi-être (être sans être) (3) ;
  • le mal ne peut se manifester que dans le Mélange* (4) ;
  • le vrai Dieu a tout créé de sa propre substance et non point du néant (5) ;
  • la création est co-éternelle au créateur (6) ;
  • la créature n'a pas de libre-arbitre (7).
Quelques explications :
(1) C'est Son domaine, Il y règne en maître absolu mais une autre force préexiste à l'extérieur de Lui, qui Le défie.
(2) A l'origine du Temps, existe un principe malin qui gâche toute la création y semant le désordre et le chaos moral (le monde que nous connaissons).
(3) Ce mal principiel dérive vers son néant dans lequel il engloutira son être et son non-être à la fin des temps.
(4) Le Mélange évoque le monde manichéen où luttent deux royaumes, celui de la lumière (et de l'ordre manifesté) et celui des ténèbres (et du chaos néantisé). Selon Heidegger, "le néant ne reste pas l'opposé indéterminé de l'existant, mais il se dévoile comme composant l'être de cet existant".
(5) La création est consubstantielle à Dieu Lui-même et non émanée du néant primordial (c'est la signification dualiste) . Elle est attaquée de l'extérieur (et non pas de l'intérieur comme dans le dogme romain qui convertit l'ange Lucifer à œuvrer pour le Mal).
(6) La création ne relève pas du temps (invention diabolique) mais de la substance divine vraie en toute éternité.
(7) Contrairement au catholicisme qui fonde la révélation satanique sur le libre-arbitre des anges et des hommes, les êtres conscients sont victimes d'une illusion en ce monde que leur âme ne peut combattre, séparée qu'elle est de l'esprit libre et sauvé en Dieu. Sa seule possibilité est le repentir que l'on suscite par le consolamentum.

Stèle cathare de Montségur (1960)


Des exégètes pétris d'érudition ont conclu que, si on montait le niveau d'examen de la philosophie cathare, le catharisme était partie intégrante du christianisme dans une diversité que l'œcuménisme actuel aurait pu accueillir. La brutalité de la réponse de Rome contre la purification extrême aux limites de l'idée de Dieu fut une forme de bestialité qui engendrera moins de trois siècles plus tard la protestation de Martin Luther. L'hérésie dualiste s'était éteinte en Languedoc, mais le feu de tourbe de la rancune continuait sous terre, et quand les protestants promurent le libre examen, ils proclamaient ce faisant, le règne de la libre pensée. Il ne fallut rien de plus pour que l'embrasement anti-catholique se manifestât : toutes les hérésies contenues au Moyen Âge se relevèrent en pleine fureur, soutenues par le glaive des grands et la dialectique des nouveaux docteurs de la foi. Après la Michelade de 1567 à Nîmes, la sénéchaussée de Nîmes et Beaucaire bascula du côté du parti huguenot. On sait la suite sanglante des guerres de religion qui, dans l'enthousiasme de l'extermination des mal-pensants, revêtirent les oripeaux de la croisade albigeoise avec les mêmes joyeusetés de la sainte Inquisition. Après la révocation de l'édit de Nantes, politique justifiée mais saccagée par les exactions des missionnaires de la Contre-Réforme encadrés de dragons, la persécution des réformés fut totale, et surtout contre ceux qui disposant de moins de biens, ne pouvaient s'exiler. Les nouveaux convertis du bout des lèvres passeront le mot à leur descendance afin que la revanche puisse être prise à la première occasion, ce fut la révolution française (clic). Finalement le feu ne s'éteindra qu'avec la déchristianisation !

L'église romaine a depuis lors abandonné la métaphysique et l'eschatologie au bénéfice de la charité ostensible dans un champ de compétences encombré de tous les bons et mauvais sentiments de la nature humaine, à se demander parfois si, au fin fond d'elle-même, elle croit vraiment encore en Dieu. Le désordre des idées et des mœurs n'y a jamais cessé, le Mal semble y avoir fait son lit. Les évolutions récentes de la papauté ramenées au message plébéien le plus facile à comprendre et diffuser, ne laissent pas augurer d'un sursaut moral suffisant quand le monde semble au seuil de la guerre. L'autoritarisme capricieux du pape en charge et la mièvrerie de l'universalisme catholique nous seront de peu de secours dans l'affrontement qui vient au sein de la chrétienté, car c'est bien de la guerre des patriarches qu'il va s'agir. Les âmes errantes des parfaits, marquées au feu de la persécution, ont-elles pu rejoindre l'Esprit ? Au moins seront-elles sauvées de l'apocalypse qui vient.


Biblio :
- RP. Antoine Dondaine, Durand de Huesca et la polémique anti-cathare, 1959
- Déodat Roché, Un traité cathare inédit du début du XIIIè siècle, 1961
- Christine Thouzellier, Livre des deux principes, Paris 1973
- René Nelli, Le phénomène cathare, Toulouse 1988
- Valérie Sottocasa, Protestants et catholiques face à la Révolution dans les montagnes du Languedoc, Annales 2009
- Sophie Poirey, La procédure d'inquisition... et (ctrl F) la bulle pontificale Si adversus vos (*), Caen 2012
- Jacques Chiffoleau, Bulle pontificale Vergentis in senium (*), Paris 2015

8 commentaires:

  1. Juste pour préciser que Luther s’érigea toujours contre la notion de "libre arbitre" qui pour lui n'existe pas. Il parle (et ecrit) du "serf arbitre" En cela il est rejoint par Calvin qui va encore plus loin avec la théologie de la double prédestination. Le libre arbitre vient d'abord de Pelage d'Erasme mais surtout de Spinoza. Les théologiens réformés sont plutôt contre. Il faudra attendre Arminius qui fera naître une controverse qui agite toujours les mieux protestants. Mais on est plus dans la théologie que dans la philosophie.

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    1. La question du libre-arbitre est "déterminante" (sans faire un mauvais jeu de mot) de toutes les hérésies. La créature agit par choix ou par prédestination. Pascal aussi avait creusé ce dilemme (Provinciales).
      Mais pour revenir au sujet, ce qui m'a frappé dans cette étude du catharisme ce sont les analogies nombreuses entre l'expansion et la réduction des deux mouvements anti-papistes majeurs dans les Etats méridionaux et la participation active des clercs à la coercition et à la contrainte par corps. La nature humaine a-t-elle un fonds mauvais ?

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    2. Il existe un trait d'union entre les deux mouvements: il s'agit des vaudois ou" pauvres de Lyon" , contemporains des cathares qui suivant les prescriptions de Pierre Valdo (ou Valdes) prêchèrent le retour à la lecture de la Bible et une simplicité du culte, le tout dans un certain dénouement. La réaction de l'Eglise catholique fut comme par chez vous sans appel. Ils durent se refugier dans les hautes vallées du Piémont entre Piémont Angevin et Val d'Aoste Ce mouvement inspira même François d'Assise. On doit à Valdo considéré comme le premier proto-reformé la traduction de la Bible en Provençal. A cette époque, détenir une Bible (vulgaire ou latine) en France catholique c'était un peu comme en posséder une aujourd'hui en Corée du Nord: bucher ou galère! Plus tard à l'époque des guerres de religion,(les Vaudois ayant rejoint le Réforme) la France fit pression sur les Etats de Savoie pour resserrer l'étau. Et ceux qui avaient quitté le Piémont pour le Lubéron furent massacrés au XVI siècle. Merci qui? Quant à la question du mal et de la nature humaine, pour faire bref , voici le point de vue calviniste: L'homme fut crée à l'image de Dieu mais ne respectant pas le commandement Divin il "choisit "la désobéissance. A cet instant , toute la création est gâtée et le mal, par Adam entre dans de monde: la nature humaine est alors irrémédiablement mauvaise. Le sacrifice du Christ est la seule rémission. Les Calvinistes vous diront que tout était dans le plan de Dieu, qui avait tout établi dans son Décret divin et ce de toute éternité. Pour un Calviniste la souveraineté divine est absolue, mais elle s'articule avec les "choix responsables" de l'homme jugé comptable de ses actes. Vous qui aimez les beaux textes, "A l'Est d'Eden" de John Steinbeck traite en toile de fond de cette controverse entre les conceptions calviniste et arminienne (du nom d'un courant Reformé plus ouvert à la notion de "Libre arbitre") de l'homme face au mal.

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    3. Je ne suis pas aussi érudit mais j'ai compris que, pour le dualiste absolu (cathare), Dieu est la substance ontologique du Bien, qui ne peut secréter le mal. D'où la preuve apportée par le spectacle désolant du monde qu'il existe un principe mauvais émané du néant primordial, acharné à la destruction de l'ordre.
      Dieu ne défie pas non plus sa créature.
      Mais si l'on nie le Mal émané du néant, alors il faut faire porter à l'homme premier la faute des calamités morales que subit l'univers ; ce premier humain qui "voulut égaler son créateur en acquérant la Connaissance" sans être capable de la dominer. Enfin, quelque chose comme ça.

      Reste que la doctrine cathare est en soi un principe fermé qui se suffit à lui seul. Il est dommage qu'on n'ait pu sauver de la croisade quelques homélies dispensées par les parfaits dans leur pérégrination pour mieux comprendre le véhicule dialectique qui faisait mouche à tous les coups.

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  2. A signaler la bibliothèque cathare du Centre de documentation, fonds inépuisable de tout ce qui fut écrit et continue d'être publié sur l'hérésie albigeoise. Une grande partie consultable en ligne, le reste sur demande motivée :
    https://catharisme.fr/

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  3. Prochaine manifestation cathare :

    Conférence "LE CATHARISME DANS LE MIDI..."
    Date : le jeudi 9 mars 2023
    Horaire : 18h00 à 19h30
    Adresse: Chemin de la Viguière, Auditorium Primo Lévi du collège Jean Moulin,
    Organisateur: Ville de Brignoles (Var)

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  4. "Nous voici à nouveau les yeux fixés sur le Midi, charcutant à grands coups dans la chair vive de l’Histoire, alignant de gros rouages et de petits ressorts, quand au bout du scalpel on voudrait trouver une âme. Faut-il maintenant, au nom de cette histoire, nier tout mystère, et dissiper l’aura d’impénétrable tragédie qui s’attache à l’épopée cathare ? Ou faut-il dessiner, après tant d’autres, une nouvelle fois, le visage idyllique d’une « patrie romane », trésor de toute civilisation, phare de toute spiritualité, exposée en proie et livrée à la fureur conquérante de « barbares », dont on oublie souvent de nous dire qu’à l’époque de la Croisade le monde leur doit déjà Saint-Denis, Chartres et Notre-Dame, la Chanson de Roland, et Tristan et Yseult, Aucassin et Nicolette, et Lancelot, et Perceval ?"
    (Michel Roquebert - La chair vive de l'histoire )
    https://www.espritsnomades.net/litterature/michel-roquebert-citadelles-du-vertige/#

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    1. Merci René et 1000 excuses. J'ai oublié Roquebert l'indispensable et ses travaux de fouilles à Montségur.
      Faisons court, tout est .

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