vendredi 7 juillet 2023

La bavure et l'émeute

bouteille d'essence catapultée

Dans un article ravageur du Figaro qu'on lira ici, Jean-Loup Bonnamy (normalien, agrégé de philo) fait la liste des émeutes de banlieue (nous l'avons un peu complétée) :
- La Grappinière de Vaulx-en-Velin en 1979 - il y a 44 ans ;
- Le Mas du Taureau à Vaulx-en-Velin en 1980 ;
- Les Minguettes de Venissieux et "les rodéos de la colère" en 1981 ;
- La Noé de Chanteloup-les-Vignes et Achères en 1990 ;
- Vaulx-en-Velin bis-repetita en 1990 ;
- Les Indes de Sartrouville en 1991 ;
- Garges-lès-Gonesse et Aulnay-sous-Bois en 1991 ;
- Le Val Fourré de Mantes-la-Jolie en 1991 ;
- Insurrection des banlieues de 2005 partie de Clichy-sous-Bois (trois semaines) ;
- Villiers-le-Bel, Sarcelles et Garges-les-Gonesses en 2007 ;
- Insurrection générale de juin 2023 partie de Nanterre ;
Le plus souvent le déclencheur est un mort parmi les populations concernées.

La Marche des Beurs, née à Monmousseau, arrive triomphalement à Paris en 1983.
Le film La Haine de Kassovitz écrit après la séquence d'émeutes de 1991 comme une autopsie des quartiers, sort en 1995 !
Tout ceci pour dire que la problématique des banlieues chaudes n'est pas une question récente. La fréquence porteuse qui les relie toutes, c'est l'ostracisation des bronzés les moins doués. La réponse des autorités (en 1979 on est sous Giscard d'Estaing et en 1981 sous Mitterrand... puis Chirac etc) est la réhabilitation de l'habitat. Or, tous les insurgés d'alors le confirment aujourd'hui : « Ce n’était pas ce que nous demandions. Nous voulions simplement être traités comme n’importe quel citoyen. Marcel Houël (le maire jadis de Venissieux) a vécu ces violences comme une attaque personnelle ; d’ailleurs, notre principal interlocuteur, c’était son premier adjoint, Guy Fischer, et pas le maire lui-même, que l’on a peu rencontré.» (dixit Mokrane Kessi, actuellement conseiller municipal de Venissieux). Depuis lors, on n'a pas avancé d'un mètre !

Paradoxalement, les pouvoirs publics ont une excuse qui les accuse : ils ont été submergés par leur propre laxisme dans la gestion des flux d'immigration, à commencer par l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968 sur la circulation et l'établissement des ressortissants de l'ancienne colonie, et pour faire bon poids, le regroupement familial de Giscard d'Estaing en 1976, sans l'encadrer dans les capacités d'accueil. Comme le décrit très bien Jean-Loup Bonnamy, la pression migratoire a interdit toute décompression des problèmes endurés par les cités, les mesures arrivant toujours après et trop tard, en situation de crise permanente.

Qui veut réfléchir à une solution, forcément incomplète ?
Pas de chance, j'ai piscine justement ; mais je suggère qu'on mette un peu plus d'intelligence dans l'analyse fouillée du vrai pays réel. Et cette *jeunesse* en fait indéniablement partie, que ça nous plaise ou non. Voyant que l'inondation des ZUP par les crédits de la politique de la ville comme la répression policière n'aboutissent pas, il faudra remettre à plat tout le modèle socio-politique de la République française, tout absolument jusques et y compris la nuée fumeuse de la sainte laïcité, avant de passer à autre chose. Les Français devraient s'y coller une bonne fois sans idées préconçues mais à l'aune des réalités constatées. Ce serait par exemple une convention citoyenne, utile certainement si on en barre l'accès aux professionnels et sociologues de l'excuse et à ceux de l'intolérance-réflexe, surtout les "patriotes" qui ont soigneusement évité leur service militaire avant de battre l'estrade. Un Grenelle du bon sens en fait, sans les politocards habitués des plateaux qui ont presque tous échoué.

Pour s'y préparer sérieusement et bien comprendre la mécanique de l'émeute afin de la séparer du modèle social à rechercher, relire absolument La bavure et l’émeute - Genèse d’un signe déclencheur type dans le Rhône (1979-2000) d'Alessio Motta, paru dans la Revue française de science politique 2016/6 (Vol. 66) en cliquant ici, et en commençant par cet avertissement de l'auteur : « La recherche sur les émeutes de banlieue en France est traversée par un paradoxe qui a survécu aux nombreux travaux publiés dans le sillage de l’automne 2005. Elle est généralement une "sociologie des émeutes" qui ignore lesdites émeutes et leurs logiques propres (leur déroulement en venant parfois à apparaître comme un objet) préférant y voir un symptôme des problèmes des banlieues et des relations tendues entre jeunes et police, ou encore une occasion d’étudier la construction de catégories d’action publique ou de stratégies politiques.» On y trouve aussi, avant même la généralisation des chaînes d'info en continu, une stigmatisation de la presse, oscillant comme à son habitude entre panique et hystérie, qui fait monter la sauce alors qu'il ne se passe rien. Il dit : « Parmi les crimes évoqués plus haut, on trouve ceux de nombreux « tireurs fous » ayant abattu de jeunes voisins dans diverses cités de France pendant l’été 1983. Cette année-là et plus généralement au milieu des années 1980, comme dans le reste du pays, on observe plusieurs fois dans l’Est lyonnais des "maladresses" policières ou des tirs meurtriers commis par des voisins, suivis du même paradoxe dans la presse : aucun fait de violence particulier n’est relaté dans les jours qui suivent, sauf dans certains cas où les actes se limitent à des représailles ciblées contre le meurtrier évacué par la police, contre son logement ou sa voiture, quelques projectiles jetés d’une fenêtre, une fois des échauffourées dans un bar entre quelques jeunes et des CRS. Pourtant, l’imaginaire d’un "climat d’émeutes" est inspiré des "émeutes" passées du département du Rhône qui étaient sans rapport avec un décès, et de précédents étrangers comme celui de décembre 1982 à la suite d’une bavure policière en Floride ; est entretenue une rhétorique sensationnelle sur la "grande tension" et les risques omniprésents que les choses tournent à l’explosion. Notons que cela ne signifie pas que les "tensions" sont forcément une invention journalistique pure. L’expression s’accompagne généralement d’un défaut de description de faits concrets, mais ces tensions peuvent recouvrir selon les cas des échanges d’insultes entre des jeunes et des agents de police postés sur place, éventuellement le jet de quelques projectiles, parfois seulement des plaisanteries.» Le reste est passionnant, les complications de la montre sont toutes démontées et on comprend comment prend la mayonnaise de l'émeute ; à lire crayon en main (appareil critique de 82 notes), et c'est bien écrit.

Pour terminer, qu'est-ce donc ce "vrai pays réel" dans le champ socio-politique ? En deux mots ?
* Un pays qui déjà ne fournit pas suffisamment de travail à sa population active, mais qui importe encore des bras ! Les talents, passe encore !
* Un pays qui redistribue plus que la richesse produite disponible et emprunte donc à l'étranger pour faire l'échéance des prestations sociales (tout patron agissant de la sorte va en prison).
* Un pays fourvoyé dans l'égalitarisme et l'uniformisation qui stérilisent une grande partie de la créativité des courageux ou des capables.
* Un système à la Ponzi qui reporte la charge des crédits sociaux sur les générations futures dès lors que les générations bénéficiaires refusent de ponter (retraites...) et en demandent toujours plus.
* Un régime politique qui marche aux slogans (les fameuses valeurs républicaines) et les piétine comme une république soviétique.

Qu'en resterait-il à la fin de ce Grenelle du bon sens ? Pas grand chose sans doute. Verra-t-on dans la prochaine décennie l'insurrection générale des jeunes actifs contre les rentiers du hamac national d'aujourd'hui qui bouffent tout le capital du pays ? On ne parlera plus des "djeunes" parce qu'alors la révolte sera organisée et menée par des gens intelligents et capables d'aboutir. Bon, je suis en retard pour la piscine.


Liens de cet articles en clair :
- Cairn : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2016-6-page-937.htm
- Bonnamy : https://www.jesuisfrancais.blog/2023/07/01/actualite-insurrectionnelle-ou-le-philosophe-jean-loup-bonnamy-tente-de-poser-un-diagnostic-global-du-mal-qui-frappe-la-france-le-vrai-probleme-nest-pas-dans-les-cites-il-est-en-nous/?fbclid=IwAR2RxeYYzkeuKYv7avJ3rmknBhynwnQtM2aEULH8zE_YXPQsjwGlmH2L3KU
- Accord franco-algérien : https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Europe-et-International/Les-accords-bilateraux/Les-accords-bilateraux-en-matiere-de-circulation-de-sejour-et-d-emploi/L-accord-franco-algerien

6 commentaires:

  1. Cher ami, on sent bien à vous lire et même à vous entendre que la solution à nos maux n'est pas pour demain ! Et si on commençait par remettre les pendules (toutes les pendules et il y en a) à l'heure ? A moins que ce soit devenu le treizième des travaux d'Hercule et que ce héros baisse définitivement les bras... JYP

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    1. C'est le modèle social et le projet impossible de république laïque universelle qui sont en défaut. Ce chaos est l"héritage du présumé contrat social que personne n'a jamais lu. Toutes les nations ont définitivement compris ce qu'il ne fallait surtout pas faire. Notre "aura planétaire" en a pris un sacré coup et la "patrie des droits de l'homme" avec.
      Comme vous l'avez compris, je n'ai pas de solution, à quel titre d'ailleurs, et méfions-nous de ceux qui ont la solution déjà prête.
      On ne fera pas l'économie d'une révolution.

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  2. Philippe Bilger aujourd'hui sur les automatismes de la dialectique des extrêmes :
    "Pourquoi éprouver comme de l'énervement face à un fixisme qui me donne l'impression que, s'il y a de l'intelligence, il n'y a pas de souplesse, s'il y a de l'assurance, il n'y a pas d'écoute, s'il y a des positions inébranlables, il n'y a pas d'envie d'une autre vérité que la leur ? Ce n'est pas seulement qu'ils ne savent pas penser contre eux-mêmes, ces gens qui dans leur délibération intime occultent la part de la réalité ou de l'argumentation qui les contraindrait au moins au doute [...] Cette attitude intellectuelle et humaine me semble d'autant plus précieuse qu'elle nous protège contre ce que j'ai de plus en plus en horreur, les postures prévisibles, les paroles mécaniques, les oppositions obligatoires et les réflexes conditionnés. Ils impliquent une sorte d'allégresse à être enfermé dans son camp et de plaisir masochiste à l'idée de ne jamais avoir à en sortir."
    (source)

    La dispute post-révolte défonce toutes les portes ouvertes du problème français. Et c'est ainsi depuis 40 ans ! Refus général de retouner le régime comme une crêpe brûlée dans la poêle des réalités. Et chacun y va de son "prêt-à-penser". Insupportable !

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  3. L'image de la crêpe brûlée dans la poêle des réalités et que personne, à aucun niveau, n'est décidé à retourner est excellente tant elle vraie. Mais, savez-vous,"quand ça veut pas, ça veut pas" ! Et je crains que la raison véritable soit hélas le constat de Paul Valéry : "NOUS AUTRES, CIVILISATIONS, NOUS SAVONS MAINTENANT QUE NOUS SOMMES MORTELLES". Mais avec un peu de mémoire historique, il était facile de l'imaginer... JYP

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  4. Un commentaire non dénué d'intérêt venu d'outre-Pyrénées : https://fnff.es/actualidad/eso-les-pasa-por-franceses/

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    1. Merci, c'est traduit par ici :
      https://fnff-es.translate.goog/actualidad/eso-les-pasa-por-franceses/?_x_tr_sl=es&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=wapp

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