lundi 29 janvier 2024

Monsieur le Premier aux étables

#2235 - La déclaration de politique agricole livrée par le premier ministre à la ferme de Montastruc ce 26 janvier n'a pas déclenché autant d'applaudissements que la fraîcheur bucolique de l'exercice le laissait espérer. Comme pour l'insurrection des Gilets Jaunes, les réponses du pouvoir sont confinées à l'intérieur d'un paradigme économique qu'il ne maîtrise pas, et si les mesures prises au moment ne sont pas négligeables, au vu de leur prix pour le budget national, elles n'entrent pas dans le dur des revendications paysannes.

tracteur Valtra Série S

Ce que cherchent à faire comprendre sans le dire explicitement les centrales syndicales agricoles au gouvernement, c'est leur désamour pour le libéralisme accusé de mise en concurrence faussée. La liste des revendications posées sur la table des négociations croise à angle droit la doxa libérale de la Commission européenne qui a toujours fait la part belle à l'industrie, la bancassurance et pour ce qui nous occupe, à l'agriculture commerciale accédant aux marchés internationaux, une agriculture latifundiaire réglée pour affronter les grands producteurs mondiaux. Certes, les exploitations d'alimentation du quotidien ont bien été prises en compte par Bruxelles sur l'insistance des pays producteurs européens dans l'optique de préserver une souveraineté alimentaire qui effectivement fut atteinte, puis oubliée, mais la diversité des conditions opérationnelles et la foultitude de produits concernés ont multiplié les normes et standards particuliers qu'il est devenu presque plus difficile de produire aux champs qu'en usine.
Nous pourrions faire un autre article dédié à cette spécificité française obligeant les productions livrées au marché intérieur d'entrer dans la seringue de quatre centrales d'achat (bientôt trois avec l'union Auchan-Intermarché ?) faisant la pluie et le beau temps en fixant quotidiennement leur tarif adapté à la consommation de masse la plus large et à leurs marges d'aval. Une autre fois peut-être.

Quand vous écoutez les leaders paysans, vous en retenez la même fréquence porteuse chez tous : ils réclament la protection générale du secteur considéré comme ressortant au domaine public (X milliards de crédits budgétaires annuels de fonctionnement) et la liberté individuelle dans le périmètre de chacun. Même schéma pervers que celui de la médecine de ville. Si on entre dans le détail des revendications sectorielles on est obligé de passer en revue toutes les agricultures concernées pour à la fin se rendre compte qu'elles ont des conditions d'exploitation très différentes, ce qui n'est pas l'intention de ce billet de simple jardinier. Il y a des journaux pour ça (clic).

Quand on aura dit que l'agriculture européenne dans son ensemble est une activité économique subventionnée au niveau européen et protégée des calamités au niveau national, on en déduira facilement que les bailleurs de fonds gardent leur mot à dire sur les effets de leur investissement et que les budgets nationaux sont bridés par une logique comptable simple, celle des déficits paralysants. La crise des filières agricoles européennes participe de la concurrence économique mondiale exaltée par l'Organisation mondiale du commerce, légataire universel du comptoir des droits de douane, le General Agreement on Tariffs and Trade de 1948. Le dispositif de régulation des échanges est globalisé, au sens qu'il peut y avoir des secteurs moins favorisés tant que l'économie globale croît et satisfait ses consommateurs. Pourquoi pas si l'on déploie des filets de protection pour éviter la ruine de tel ou tel. Mais où cela devient assez vicieux, c'est lorsque une communauté d'intérêts économiques s'accouple avec une autre communauté d'intérêts économiques, globalement et toujours moins disante dans ses prix de revient. Pourquoi ?
Parce que les agricultures commerciales du Sud sont éminemment capitalistiques. Ce sont de grands domaines adossés à des fortunes foncières anciennes qui savent profiter des cours mondiaux et amortir les mauvaises passes dans le temps. L'inverse des agricultures européennes fondées généralement sur la ferme et les traites bancaires cautionnées. Sauf dans les grandes exploitations céréalières ou dans le "champagne", les comptes de nos agriculteurs n'ont pas le fond de roulement capable d'amortir les aléas climatiques ou mercantiles. C'est pour eux un stress permanent qui conduit parfois à détériorer leur santé mentale et les pousse au stop ultime. En ce sens, la crise que nous traversons est autant sociologique qu'économique.
C'est bien pourquoi la profession est si remontée contre la démarche allemande de traité de libre échange avec les pays du MERCOSUR, poussé en avant par la Deutschland AG et son fondé de pouvoir à Bruxelles, Ursula VDL. Il n'y a aucune chance pour que l'agroalimentaire européen fasse son nid en Amérique latine, hormis chez les consommateurs très favorisés capables d'absorber luxe et gastronomie, quand il est plus que probable que les produits industriels européens, dont la filière automobile portée par l'Allemagne et l'Espagne, y trouvent leur compte et largement, à mesure qu'augmentera le niveau de vie d'un bassin de 260 millions de clients. Cette prospérité annoncée sera compensée par la ruine de certaines filières françaises, à commencer par l'agriculture de montagne, filières tenues à bout de bras et incapables d'affronter une concurrence largement faussée de productions à bas coûts.

Les centrales syndicales en agrégeant les menaces sectorielles ont parfaitement compris que dans cette globalité elles jouaient leur peau. Mais on les avait peu entendues quand les ONG spécialisées dans l'agriculture tropicale dénonçaient la submersion des marchés alimentaires africains par des produits européens subventionnés à mort, qui ruinaient certains efforts de développement de cultures vivrières soumises à une concurrence internationale non souhaitée. Nous sommes aujourd'hui dans le même schéma, en position inversée et l'Afrique c'est nous !

Des décisions les plus positives annoncées par Gabriel Attal à Montastruc, je retiendrai la simplification des normes et l'arrêt de leur surtransposition en France. Mais il faudra batailler ferme à Bruxelles contre leur bureaucratie en même temps que nous briderons la nôtre à Paris, et je ne vois pas bien Emmanuel Macron dans ce combat tant il me semble absorbé par son destin européen. Au final, le débouché des négociations avec le MERCOSUR sera la pierre de touche de sa sincérité.

Bibliographie d'une thèse
. Christophe Guilluy, La France périphérique (chez Slate)
. Robert Redeker, Le Peuple de la terre (chez JSF)
. Nicolas Baverez, L'Euthanasie de l'agriculture (via Le Figaro)
. Jérôme Fourquet, l'Archipel français (chez Cairn)
. Le Lys écologique (chez le Groupe d'Action royaliste)
et plus ancien mais toujours moderne :
. Les Géorgiques de Virgile (par Frédéric Boyer)

10 commentaires:

  1. Communiqué du prince Louis en soutien des agriculteurs (source UCLF) :

    [quote] Quand donc seront entendues les plaintes des agriculteurs et des pêcheurs de France que l’on empêche de travailler ? Comment ne pas être solidaires de ceux qui depuis des décennies subissent des contraintes aux finalités assez opaques et souvent contradictoires les unes les autres ?
    Quand arrêtera-t-on de faire établir des règlements par des autorités lointaines, déconnectées de la vie des métiers ? Les technocrates ont, hélas, bien trop souvent perdu depuis plusieurs générations, tout contact avec les particularités de la terre et de la mer. Quand cessera-t-on d’accorder crédit aux plus radicaux visant, pour toute l’Europe, non pas les progrès mais la disparition de l’agriculture traditionnelle nourricière ?

    L’histoire enseigne que la souveraineté alimentaire est essentielle pour qu’un pays assume son destin.
    La crise qui explose actuellement vient de loin. Ceux qui savent écouter les Français et les comprendre, la sentaient poindre depuis longtemps. Elle prolonge celle des Gilets Jaunes de 2018 qui n’a connu que quelques réponses faibles, partielles et ponctuelles sous forme d’aumônes. Il était alors attendu du pouvoir une remise en cause de l’ignorance des réalités des professions et la prise en compte de la dégradation continue des territoires ruraux livrés à l’abandon des services publics ; attendu un changement d’attitude vis-à-vis de ceux qui travaillent et peinent pour des salaires de misère et des conditions de vie très dures mettant un cinquième de la population sous le seuil de pauvreté. Chaque fois, le même mal est dénoncé. Celui de ne pas vouloir écouter ceux qui savent, pour ne prendre que le parti de ceux qui spéculent et qui cogitent dans leur cabinet loin des réalités de terrain. Celui du décalage entre la vraie vie et l’idéologie surtout quand celle-ci n’est même plus capable de penser en termes de système global. Chacun y va de sa spécialité ou de sa particularité sans se préoccuper d’une approche globale dans laquelle la société tout entière trouverait sa place. Pourtant l’agriculture comme la pêche permettent aisément de comprendre que la société est une chaîne et que, si certains veulent se nourrir correctement et au juste prix, il faut que d’autres produisent, et surtout, actuellement, puissent produire sans entraves.
    Si la France officielle ne revient pas au réalisme politique, sans chercher à être prophète, gageons que les carrefours et les autoroutes resteront bloqués pour longtemps. Virtuellement aucun barrage n’a été enlevé depuis les Gilets jaunes puisqu’aucune réforme de fond n’est apparue jusqu’alors.
    Suspendus un temps, ils peuvent reprendre leur vigueur.
    En politique il n’y a rien de pire que le déni de réalité. Les agriculteurs et les pêcheurs en font les frais actuellement mais ils savent qu’ils ne sont que l’avant-garde de tout un peuple qui peu à peu redécouvre que s’il a beaucoup de devoirs, il a aussi des droits. Notamment celui de vivre de son travail.
    Alors ne restons ni aveugles ni silencieux face à la tragédie que vivent nos agriculteurs et nos pêcheurs afin qu’ils soient entendus et qu’enfin l’État se souvienne qu’en France il ne peut y avoir de pays sans paysans.[unquote]
    Louis, duc d’Anjou

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  2. Le bon sens même dont on s'étonne qu'il soit nécessaire de devoir le rappeler. Combien de temps devrons-nous encore avoir le sentiment de prêcher dans le désert ? Et ce n'est pas la pantomime parlementaire de cet après-midi qui nous rassérènera. JYP

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    1. Je ne sais plus quel éditocrate a dit que le discours brillant de notre jeune Premier à l'Assemblée nationale était un discours de début de mandat, à la réserve près que le mandat a commencé il y a sept ans ! Qu'ont fait tous ces beaux messieurs depuis ?

      Aucune vraie réforme de fond n'a été engagée alors que ce pays présente au monde des comptes africains !

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  3. Ne pas louper l'édito de Jean-Philippe Chauvin sur Les raisons de la colère paysanne (clic).
    Extrait : ...Ce système nous est bien connu et il peut porter plusieurs noms pour le cerner et le définir : globalisation, mondialisation, gouvernance, capitalisme, libéralisme, société de consommation, individualisme de masse, règne de l’argent et du tout-économique, démocratie totale dite représentative mais, en fait, « d’apparence » (2)… C’est ce que les royalistes rennais du début des années 1990 avaient baptisé sous un terme englobant tous les autres : le globalitarisme, un système qui ressemble étrangement au monde parfait, lisse et intimement, infiniment, insidieusement violent que décrit Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes. Ce système n’est pas secret, il ne se cache pas, et il assume, avec le sourire et le langage, son côté obligatoire : « c’est pour votre bien », peut-il affirmer sans se départir de son masque de bienveillance qui n’est, justement, qu’un masque...

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  4. JPC a aussi écrit sur un coin de table dans un bistrot du Pays drouais un article intéressant sur son blog perso, adossé à Michel Houellebecq et surtout à Nicolas Baverez sur l'euthanasie de l'agriculture française. C'est à lire :
    https://jpchauvin.typepad.fr/jeanphilippe_chauvin/2024/01/leuthanasie-de-lagriculture-fran%C3%A7aise-.html

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  5. Chacun se pose la question de savoir si en France les consommateurs vont accepter de payer un peu plus cher des produits français de meilleure qualité. Une nouvelle boulangerie d'Enghein-les-Bains lance ce défi. Elle propose des pains au levain naturel et farines bio, mais pas de baguettes. Les premiers retours sont positifs dans un bassin de chalandise plus aisé que la moyenne de la Plaine de France ; la pérénnisation du concept sera un marqueur modeste mais important de la possibilité d'en appeler au QI du consommateur.
    Tous les détails dans La Gazette du Val d'Oise ici.

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  6. La garde à vue de 95 paysans qui sont entrés à Rungis sans le badge est une manoeuvre d'intimidation du pouvoir parisien. Ces agriculteurs sont venus voir la Machine qui les broie, et le désordre provoqué méritait une retenue pour la forme et la prise d'empreintes en cas de dégradations au lieu d'une procédure criminelle. Ils garderont en mémoire cette humiliation et communiqueront à leur façon leur ressenti d'une France à plusieurs niveaux dont ils occupent le plus bas. Les lendemains vont chanter faux ! Les faux, ça se retourne aussi.

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    1. Personne n'a d'images des "dégradations" de Rungis. Si elles étaient importantes, on en aurait eues. C'est clairement de l'intimidation comme Valls la pratiquait par les rafles à la Manif pour Tous. Contreproductif.
      Normalement , le MIN de Rungis ayant été déclaré off-limits par Darmanin, un cordon de CRS aurait dû être disposé pour prévenir le franchissement de la ligne rouge. Pas clair.

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  7. Lire Jean-Philipe Chauvin sur le MERCOSUR :
    Clic !

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  8. José Bové s'améliore en vieillissant.
    Dans un article au Parisien, il explique pourquoi la PAC doit sortir des règles commerciales de l'OMC, et c'est par ici :
    https://www.leparisien.fr/politique/le-monde-rural-marche-sur-la-tete-jose-bove-denonce-linstrumentalisation-de-la-fnsea-et-de-la-coordination-rurale-26-02-2024-WXGTR7RQIJCAVHEXJZ7B3JF5WY.php

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