La veille de l'arrivée du président Xi Jinping à Bruxelles pour une visite de six jours en mars 2019, Jean-Claude Juncker décorait son invité de la médaille du Rival systémique. Un an et des poussières plus tard, le rival un peu faraud est devenu une réelle menace systémique. Il aura fallu la rééducation en camp des Ouighours, la répression de l'insurrection hongkongaise, la crise du Covid-19, l'hystérie pékinoise à l'intronisation de Mme Tsaï comme présidente de Taïwan (ROC) et tout récemment la loi de mise au pas sécuritaire de la Zone administrative spéciale par le Parlement croupion de Chine populaire en violation du traité sino-anglais, pour que ce qui se murmurait dans les chancelleries à la machine à café, soit dit à haute voix : L'empire du Milieu revenu au devant de la scène internationale n'a aucune morale, aucune sincérité, aucune crédibilité. Il rappelle à tous l'amoralité de la défunte Union soviétique qui ne comprenait que la force comme argument décisif. C'est "normal", c'est communiste.
Dans tous les compartiments du jeu diplomatique les Chinois sont aujourd'hui perçus comme une menace, sauf par quelques idiots utiles grassement stipendiés. A un point tel que les opinions publiques occidentales et japonaises abondent au tonneau de la remise en question des routes de la soie qui deviennent les routes d'invasion des intérêts égoïstement chinois. La chaudière céleste engloutit d'énormes quantités d'énergie et de matières premières, les routes ne sont que des pompes aspirantes d'intrants qui refoulent ensuite des produits finis, et tous les crédits collaboratifs sont gagés sur les infrastructures développées. Mais les lecteurs de Royal-Artillerie savent tout cela déjà. Quand on voit l'impudence du ministère des affaires étrangères de Zhongnanhaï qui s'esclaffe publiquement à voir la France "oser" remettre en question certaines assertions officielles - pour qui se prend-elle ? - on mesure l'intensité de la guerre en préparation, guerre froide pour ce qui nous concerne, guerre ouverte en Mer de Chine où le Parti communiste a décidé de convertir le détroit de Formose en lac intérieur, quoiqu'il lui en coûte ! puisque le président Xi lui-même a avoué publiquement à l'Assemblée nationale populaire il y a trois ans que la reconquête de Taïwan était la mission vitale pour le régime, à peine d'être un jour renversé.
L'affaire est quand même loin d'être gagnée (clic) d'autant que les escadres américaine et nippone sont en inquisition permanente depuis le récent changement de ton. Sur le fond, la Chine populaire n'a aucun droit sur l'île de Taïwan qui ne lui a jamais appartenu. Cette île, qui n'intéressait pas la Chine millénaire, fut prise par la dynastie mandchoue des Grands Tsings à un général de pavillons noirs chinois qui en avait chassé les Hollandais en 1683 et constituait une menace pour les régions méridionales de l'Empire restées fidèles à la dynastie des Ming. L'île en elle-même n'avait aucune valeur pour l'empereur Kangxi, en plus d'être difficile d'accès de par la météo épouvantable du détroit presque toute l'année. Il fallut attendre 1883 pour que l'île deviennent légalement une province de l'Empire du Milieu, essentiellement pour une raison stratégique devant la menace franco-anglaise. En 1895, après douze ans, elle fut cédée aux Japonais au traité de Shimonoseki qui en décidèrent la colonisation. Les mœurs taïwanaises actuelles empruntent beaucoup à la période de l'occupation nippone. Les Japonais perdirent l'île à la fin de la Guerre du Pacifique (1945) et celle-ci fut remise à la République de Chine (ne pas confondre avec la RPC) selon les termes du traité de Potsdam. Vaincue sur le continent, la République de Chine se réfugia sur l'île pour préparer la reconquête qui n'arriva jamais. La République populaire de Chine ne posséda jamais, encore moins ne gouverna l'île de Taïwan.
Aujourd'hui la Chine populaire se sent forte - elle parle d'égal à égal avec les Etats-Unis d'Amérique - et le Parti communiste est rassuré sur son avenir par la reprise en main brutale des dissidents et autres éveillés qui le contestent. Mais l'avenir est moins noir pour nous qu'il n'y paraît. Le marxisme-léninisme qui fait de plus en plus recette dans les cercles de pouvoir porte en lui le germe de sa destruction : la théocratie matérialiste est génétiquement létale, car elle n'a aucune limite à son obligation de perpétuation : l'église hégémonique doit étouffer tout signe ou porteur de mécontentement à son endroit, et ce faisant elle détruit ce qui fait l'essence même de l'homme; sa liberté de penser, son insatiable curiosité, son impatience à inventer voies et moyens d'amélioration de sa condition, toutes qualités qui fermentent dans l'individu mais ne peuvent que très difficilement éclore dans le groupe, surtout quand il est contraint. C'est la démonstration que fit aux vieux généraux de la Longue Marche Deng Xiaoping en libérant les énergies individuelles : faites désormais ce que vous voulez mais enrichissez-vous ! Il ne fallait pas le dire deux fois à des Hans pour qui le Dieu au-dessus des dieux est l'Argent. Briser les libertés, caporaliser les comportements sociaux, réinvestir la sphère productive avec les commissaires politiques va aboutir où sont arrivés les soviétiques, les Cubains, les nord-Coréens : une stérilisation progressive de la recherche fondamentale, la crainte du risque de déplaire, la certitude que l'obéissance apporte le succès plus sûrement que l'intelligence, le panurgisme généralisé. Il est impensable aujourd'hui que deux étudiants chinois s'installent tranquillement dans un garage afin de programmer un langage d'exploitation informatique comme le firent Bill Gates et Paul Allen, pour le vendre ensuite à Huawei sans autre recommandation que leur seul génie. Comme nous l'avons déjà dit dans ce blogue, à écouter les centres de recherches occidentaux installés en Chine, le staff local déteste l'aventure et toute décision procède d'un compromis sur le plus grand confort commun. Il n'y a ni éclair de génie ni éclair de folie ; les jeunes ingénieurs fonctionnent. Ce n'est pas avec ce confinement intellectuel que se conquiert le monde, comme le fit en son temps l'Occident.
Il nous suffit d'attendre, tenir bon militairement, revamper nos industries, laisser à la recherche la bride sur le cou et préserver partout nos libertés basses, celles de tous les jours. Le léviathan communiste va finir pas se bloquer, surtout si on l'y pousse comme le fit si adroitement l'Administration Reagan du cousin russe. N'oublions pas que c'est le communisme chinois qui a sauvé l'Europe renaissante d'après-guerre. Imaginons que la République de Chine de Tchang Kaï-chek ait survécu à la guerre civile. Modélisée sur les idées libérales américaines et adossée à l'intelligence, et à l'infatigable labeur chinois quand on travaille pour soi-même, le nouvel empire aurait rapidement repris des forces et nous vivrions aujourd'hui dans l'ombre d'un colosse surpuissant. C'est l'image de la menace, c'est aussi la promesse de son effacement.
Sources principales :
- Loi fondamentale de la région administrative spéciale de Hong Kong de la République populaire de Chine (1990)
- Axios China (Bethany Allen-Ebrahimian)
- Sinocism (Bill Bishop)
- La Chine à nos portes, une stratégie pour l'Europe (François Godement)
- Asialyst (Alexandre Gandil)
- Foreign Policy (Tanner Greer)
- Déclaration de Londres (art.6) au sommet OTAN du 70è anniversaire