samedi 22 octobre 2005

Turgot trop en avance

Préambule

Le futur roi fut-il influencé par cette conception idyllique, inspirée de Bossuet, d’une monarchie patriarcale, bienveillante et pacifique, clef de voûte de l’harmonie sociale. Ainsi, malgré un apprentissage scientifique hors pair qui lui laissa d’excellentes connaissances en mathématiques, physique, cartographie, marine, anglais, espagnol, italien, le jeune prince fut, malgré les avertissements du détesté mais lucide Choiseul, éduqué suivant le credo politique idéaliste des dévots, autrement dit, mal préparé au métier de roi. Malgré cela, Louis XVI n’était pas resté fermé à l’esprit des Lumières, comme en témoigne l’entrée de Turgot et de Malesherbes au gouvernement, saluée par le parti philosophique. Précipitées et audacieuses, les réformes de Turgot touchaient aux fondements mêmes de la société d’Ancien Régime, prenaient le parti du peuple contre les privilégiés, mais elles recevaient le soutien ferme du roi contre une opposition parlementaire qui dénonçait le despotisme de la monarchie. Au renvoi de Turgot, salué par la cour, la ville et les choiseulistes, on avance la thèse d’une réaction probable du roi qui redoutait l’émergence d’un premier ministre à la Mazarin ou plutôt Richelieu. Cette crainte n'était-elle pas cultivée plutôt par les privilégiés en cour, assis sur des positions économiques juteuses ? Jean-Christian Petitfils dit le roi peu influençable. Mais pusillanime ?

Turgot un économiste en politique

Anne Robert Jacques Turgot, baron de l'Aulne, naquit à Paris le 10 mai 1727 -et y mourut le 20 mars1781.

D'un père prévôt des marchands sous Louis XV, auteur du fameux plan Turgot de Paris. Destiné à l'état ecclésiastique, il fit des études chez les Jésuites du collège Louis-le-Grand et au collège Du Plessis où il se forma à la théologie. Pensionnaire de la maison et de la société de Sorbonne, il en devint prieur en 1749. C'est là qu'il se lia avec les abbés de Cicé, de Brienne, de Véry, Bon et Morellet. Puis au début de 1751, il renonça à l'état ecclésiastique.Turgot

Conseiller-substitut du procureur général en janvier 1752, conseiller au parlement en décembre, il fut nommé maître des requêtes le 28 mars 1753. Lié à Vincent de Gournay (+1759), puis comme intendant du commerce de 1751 à 1758, il l'accompagna en 1755 et 1756 dans ses tournées des principales places de commerce du Sud-Ouest de la France, puis en val de la Loire et en Bretagne. Parallèlement à ses fonctions de maître des requêtes il poursuivit une activité littéraire de traducteur. C'est pendant cette période qu'il rédigea anonymement cinq articles pour l'Encyclopédie, dont «Foire» et «Fondation».

Le 8 août 1761 Turgot fut appelé à l'Intendance de la généralité de Limoges. Il y prit toute une série de mesures en faveur de l'agriculture, à commencer par la suppression des corvées. Création d'une école vétérinaire à Limoges, encouragements donnés à l'agronomie en qualité de président de l'Académie locale d'Agriculture, ouverture de nouvelles routes et de canaux pour le transport des grains - son obsession -, cadastrage des terres sur des bases équitables. C'est de cette période que datent ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766).
Après la mort de louis XV, il est appelé par Maurepas au ministère de la Marine en juillet 1774, puis le 24 août le nouveau roi Louis XVI le nomme au Contrôle général des Finances où il succèdera à l'abbé Terray (+1778). Turgot découvrant le trou de 22 millions de livres qui plombait les Finances à tel point que Terray avait recommandé la déclaration de banqueroute, ose lui dire: « Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté, de votre bonté même, considérer d'où vous vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans ».
Turgot veut éviter la banqueroute par laquelle l'État se reconnaît incapable de rembourser ses créanciers, car elle ruinerait la confiance du public et rendrait impossible tout nouvel emprunt. Il fait quelques économies en taillant dans les dépenses de la Maison du roi et en supprimant les corps de parade. Mais comme cela est loin de suffire, il engage aussi des réformes audacieuses pour libérer l'économie des entraves bureaucratiques et en conséquence faire rentrer les impôts.
Le 13 septembre 1774 il fait prendre un arrêt rétablissant la liberté du commerce des grains à l'intérieur du royaume. Mais la récolte est inférieure au nécessaire et les spéculateurs qui vivent de "l'emprisonnement des blés" agitent le peuple. Ignorant des principes de l'économie, les bonnes gens croient que cette liberté de circulation va aggraver les disettes en laissant s'échapper le grain. Les spéculateurs comme le très influent prince de Conti se gardent bien d'éclairer les lanternes plébéiennes car ils tirent leur fortune des limites à la circulation des grains qui leur permettent de provoquer artificiellement des pénuries localisées. Habilement, ils manipulent le peuple et entament une cabale contre le ministre. Une augmentation momentanée du prix du blé suffit à donner crédit à ces craintes, et provoque une série d'émeutes dans les villes, la «Guerre des farines» de mai 1775. C'est la fin de sa popularité (l'état de grâce d'aujourd'hui), d'autant qu'une épizootie des vaches lui succède.

Le crédit du ministre déjà détérioré par l'opposition des parlements, de la cour et du clergé (il est agnostique) à celui qui est perçu comme représentant les savants et philosophes, s'amenuise dangereusement. Turgot n'en poursuit pas moins le train des réformes.

Louis-François de Bourbon-Conti Six édits de 1776 sont annoncés portant suppression des corvées, des jurandes et maîtrises, de la Caisse de Poissy, des droits sur les grains à la halle, des charges sur les ports et diminution des droits sur les suifs. Deux sont particulièrement retenus contre lui :
- celui qui supprime les corporations qui entravent la liberté d'entreprendre et l'initiative.
- celui qui prévoit de remplacer ces corvées destinées à l'accomplissement des travaux d'utilité publique par un impôt sur tous les propriétaires, la «subvention territoriale».
Tollé chez les privilégiés qui ne supportent pas pareil assaut, et surtout le projet de subvention territoriale. Les deux premiers édits après être passés au Conseil, sont forcés au Parlement par un lit de justice. Contre l'avis de Conti ! Conti, la coqueluche du parlement qu'il avait contribuait à faire rappeler en 1774. La déchirure est dès lors irréparable. La cabale est à son paroxysme. Louis XVI va céder. La veille de son renvoi, Turgot écrit au roi : « N'oubliez jamais, Sire, que c'est la faiblesse qui a mis la tête de Charles 1er sur un billot ».

Au départ de Turgot les édits sont rapportés.
Les corporations sont rétablies sur le mode facultatif, elles n'avaient pas eu le temps de disparaître.
La réquisition des paysans pour la corvée royale est rétablie, et la subvention territoriale assise sur tous les propriétaires évidemment oubliée.
L'intendance suivra au son de la musique baroque, et Necker n'hésitera pas à lever des emprunts à taux élevé pour financer l'entrée en guerre du roi à côté des Insurgents américains.
Turgot meurt d'une attaque de goutte le 20 mars 1781 à l'âge de 54 ans.
Le clou n'est pas dans le cercueil que l'on croit !
La dette atteint des proportions ingérables. Pour accroître la ressource fiscale et élargir l'assiette de l'impôt, il faut convoquer les Etats Généraux. On connaît la suite.

Turgot, un libéral avant l'heure
Turgot figure parmi les disciples de François Quesnay, partisan du « laissez faire, laissez passer ». À ce titre, on le qualifie de physiocrate.
Il adopta très tôt le libéralisme politique, comme le montre cet extrait de son discours de jeune docteur en 1750 :
" On s'est beaucoup trop accoutumé dans les gouvernements à immoler toujours le bonheur des particuliers à de prétendus droits de la société. On oublie que la société est faite pour les particuliers ; qu'elle n'est instituée que pour protéger les droits de tous, en assurant l'accomplissement de tous les devoirs mutuels ".
Après avoir rencontré les physiocrates, il se convertit également au libéralisme économique. Il aura l'occasion de le mettre en pratique comme Intendant de la généralité de Limoges. Comme les physiocrates, il pense que les impôts indirects entravent le commerce. L'impôt direct à créer doit porter sur le produit net des terres (ce qu'on appellera un peu plus tard la rente), et lui être strictement proportionnel. Mais contrairement aux physiocrates, il affirme que l'industrie et le commerce produisent des richesses tout comme l'agriculture. Sur le plan politique, Turgot est un bien meilleur démocrate que les physiocrates : il croit en la souveraineté populaire, alors qu'ils prônent le despotisme éclairé.
Un enchaînement de circonstances conduira Turgot à écrire son chef-d'œuvre théorique. En 1766, les jeunes jésuites chinois Ko et Yang sont envoyés à la Cour de France pour y perfectionner leurs connaissances. Le Contrôleur général des finances de l'époque demande à Turgot de leur fournir un manuel d'économie ; ce sera les Réflexions sur la Formation et la Distribution des Richesses.
Son "programme de gouvernement" se résumait en quatre points :
- Rétablir les finances par la limitation des dépenses et la relance de l'économie.
- Réduire le rôle de l'Etat en maintenant son autorité sur les infrastructures et grands chantiers.
- Adopter une politique de l'offre.
- Réformer la fiscalité.

Il se fourvoya dans sa sensibilité "démocratique" qui lui fit négliger la résistance des puissants. En 1773 n'écrivait-il pas : " C'est au public lisant et réfléchissant qu'il faut parler, c'est à lui qu'il faut plaire, lui et lui seul qu'il faut persuader ; toutes les flagorneries aux gens en place, tous les petits détours dont on s'enveloppe pour ne pas les choquer sont une perte de temps écartant du vrai but et ne réussissant même pas à faire sur eux l'impression qu'on s'est proposée ".
En ce sens il eut tort !
Il surprendra aussi au Ministère de la Marine en envisageant l'émancipation progressive des colonies et des esclaves.

Les disciples de Turgot se nomment Condorcet, Lavoisier, Adam Smith, ..., ce sont des noms de lycées. Il n'y a pas que je sache de lycée Conti !

PS : L'article de Turgot pour le Dictionnaire du Commerce de l'abbé Morellet, VALEURS & MONNAIES (1769) est disponible chez Royal Artillerie et transmissible à qui en fera la requête par e-mail.

Nombre d'éléments relatés ici ont été puisés dans les contributions de Joël-Thomas Ravix et Paul-Marie Romani que nous remercions sans les connaître.

 

mercredi 19 octobre 2005

Monarchie 21

"Qui inscrira le royalisme dans le XXI° siècle ?" dit un jour la tortue, lassée d'avancer à son pas vers la concrétisation de ses espérances qui à chaque mètre gagné reculait d'autant. Elle résume complètement mon angoisse métaphysique des années qui passent "en vain", et aussi mon exaspération tant le royalisme de témoignage occupe le maigre espace médiatique arraché aux barons de presse, cachant soigneusement comme mal honteux le royalisme doctrinal du combat politique. Mais pour répondre à la tortue faut-il encore apprécier le siècle nouveau pour ce qu'il est vraiment.
Sont-ce les Royalistes de coeur les mieux placés ? Je doute.

Ne faudrait-il pas commencer par étudier et deviner le marché politique réel des trois premières décennies de ce siècle ?
Beaucoup d'études et ouvrages traitent de mouvements structurants et déstructurants pour notre monde global, et des bienfaits et dommages collatéraux sur notre quotidien. Essayons les sérier en vrac sans délayer dans les généralités :


- Capitalisme boursier des pensions capitalisées et gouvernance des entreprises
- Globalisation irrépressible des échanges et marché mondialisé de l'emploi
- Entropie inévitable des niveaux de vie (déjà esquissé sur ce forum) et migrations
- Schémas du FMI, développement du SUD, et gestion des lests africain et sud-américain
- Apportionnement des ressources limitées de la planète

Certains diront qu'on est en pleins nuages et loin de notre question existentielle : "le roi, oui ou non ?"

Pas du tout ! Les effets de ces mouvements sur le quotidien économique et donc social de notre population, sont fulgurants dans leur propagation. En ce sens les soucis terre-à-terre de notre classe politique, la disqualifient comme sa propension à se vautrer dans la facilité du déficit budgétaire après en avoir dénoncé la perversité fatale. Reprenant les cinq choix ci-dessus, il s'agit d'inventorier les leviers qui restent entre nos mains (nationales et régionales), ceux qui ont été dévolus à, ou enlevés par, des instances supranationales, ou par des groupements d'intérêts transmondiaux. Et chercher comment accéder à ces enceintes de pouvoir !

- Capitalisme boursier des pensions capitalisées et gouvernance des entreprises :
Les pensionnés du Nord exigent des fonds de pension qui gèrent et servent leurs retraites, des dividendes supérieurs aux taux moyens des bénéfices des entreprises dans lesquelles ces fonds ont investi. Si le compte de pertes & profits dégage à sa dernière ligne 5 dollars de bénéfice rapportés à 100 dollars de fonds propres (ce qui n'est pas si mal), et si le fonds de pension du Kansas, de Suisse, de Prusse ou d'Australie, ou de Chine a besoin d'un retour de 8% (normalement c'est plus), les 3% seront demandés à la productivité d'abord et quand sa progression sera épuisée, on l'exigera du payroll: réduction d'effectifs.
Mais plus une entreprise dégage de bénéfices moins elle risque l'intervention du fonds de pension, et autrement dit dans un groupe transnational c'est l'établissement national le moins bénéficiaire qui sera sacrifié. L'environnement social et fiscal joue beaucoup sur ce bénéfice ultime. Le modèle social français est obsolète et perdant. Sachant que la rupture nécessaire entraînera la destruction de la sécu et du régime de pensions par répartition, comment jouer notre partition pour sauver nos emplois. En envahissant le plus possible le capital des sociétés pivots de l'économie par des Fonds que nous dénommerons d'Activité pour les opposer aux fonds de pensions. Etudions donc comment restructurer le capitalisme populaire pour drainer l'épargne vers l'investissement de commandement.

- Globalisation irrépressible des échanges et marché mondialisé de l'emploi :
Lutter contre la globalisation est aussi malin que de faire une digue de sable sur la plage de La Baule pour retenir le flot de jusant. Les communications instantanées et à bas prix entre tous les points du globe et l'élévation générale des compétences techniques et managériales ont mis en concurrence tous les acteurs économiques du monde, sauf les services de proximité comme les pompistes, les gendarmes ou les boulangers.
Le combat pour l'excellence est celui de chaque matin sur la planète (qui tourne distribuant ses matins selon les fuseaux du temps). Quand dans un combat politique on exalte l'enthousiasme et débine les tièdes, on a le même comportement que celui des responsables d'entreprises qui ne veulent que les meilleurs et les plus acharnés. Les autres resteront sur le banc de touche.
Mais une nation n'a pas que des surdoués, elle aussi une masse de gens moyens, médiocres et même nuls ou stupides. Comment traduire la compassion qu'on leur doit ? Je n'ai pas la réponse pour l'emploi des médiocres sauf à assécher les marais. Mais on me dit dans l'oreillette que les travaux d'utilité publique ne peuvent être que des punitions, et que pareil programme verra se dresser les collectifs de lutte écologique pour la préservation des espèces humides et des bécasses qui les écoutent. Que faire des imbéciles braillards de la CGT de Marseille dans le panorama productif de ce siècle ? C'est une vraie question, et à part d'accélérer le phénomène naturel d'attrition par le cholestérol, il n'y a pas de réponse. Ce point reste donc ouvert aux contributions des savants, de Marseille et d'ailleurs.

- Entropie inévitable des niveaux de vie et migrations :
L'accélération des échanges de biens et valeurs augmente les niveaux de vie du Sud plus vite qu'ils ne le font de ceux du Nord. Nous subissons un appauvrissement relatif. Quand les niveaux Nord-Sud seront comparables ou suffisamment proches, l'émigration à outrance cessera pour laisser la place à l'émigration de plaisance. Ce moment sera celui où la différence de bien-être sera perçue inférieure en valeur à l'effort et au coût affectif et pécuniaire nécessaires pour rejoindre la zone de meilleure vie. Pour nous, l'immigration misérable sera stoppée. Ce phénomène est naturel et conséquent de la libéralisation. Il peut difficilement être accéléré. Par contre une crise majeure entre les nations dominantes de la planète peut l'entraver, le stopper, l'inverser.
L'action souhaitable est donc celle qui dans toutes les enceintes mondiales de gestion des conflits, privilégie la paix pour le travail contre l'imposition de la justice par la force. C'est peu glorieux, mais nécessaire si l'on veut stopper les flux d'émigration à outrance qui déstabilisent les nations donneuses et réceptrices.

- Schémas du FMI, développement du SUD, et gestion des lests africain et sud-américain :
Les schémas de gouvernance du FMI appliqués au Sud privilégient ce que l'on appelle les fondamentaux et ne sont que le décalque des recettes de gouvernement des pays occidentaux, avec depuis peu la touche évangélique qui crispe le consentement des pays d'Orient. L'horrible Docteur Mahatir de Malaisie a fait la démonstration en vrai despote éclairé que le génie propre d'une nation pouvait réorganiser et surmonter un désastre économique et financier dans un pays entreprenant, et suppléer suffisamment aux remèdes internationaux, qu'au moment du krach asiatique, il refusait d'appliquer, en envoyant ch... les Juifs de Washington. Ce qui a démontré malgré le mitraillage de réserves de toutes théories de la part des experts mis en péril de retraite, que les canevas préfabriqués de gestion sont largement inférieurs en efficacité à la volonté des peuples de travailler, et par là seulement de s'enrichir. Le problème est donc plus moral et culturel que strictement économique. Les économistes de salon (y en-a-t'il d'autres ?) vont hurler de voir diminuer ici les effets de leur pseudoscience comme disait le regretté Bourbon-Busset.
Quel est l'acharnement au travail des deux continents cités dans l'énoncé ? A quoi servent les pilules, purges et autres clystères du FMI ? Si le continent noir ne décolle pas, ils nous envahiront. S'ils ne travaillent pas, ils nous envahiront. Il faut réinventer un knout culturel pour arracher les mentalités à la gangue de l'assistanat éternel et apprendre aux enfants la noblesse du travail et la joie de s'y enrichir. Accessoirement les environnements bureaucratique et tribal devront être suffisamment déconsidérés pour que leur destruction soit applaudie.

- Apportionnement des ressources limitées de la planète
C'est "the question".
Pour faire vivre 7 milliards d'hommes à un niveau approchant celui du Nord il faudrait de nombreuses planètes Terre afin de profiter de leurs richesses naturelles. En l'état, le développement du monde va bloquer sur les pénuries. Comment le prendront les nouveaux impétrants ? C'est une grande question stratégique. Nos prix vont flamber, l'inflation revenir (on en parle déjà) et notre appauvrissement s'accélèrera. Le dernier G20 de Pékin n'a parlé que de ça.
Comme il est impossible de comprimer l'émergence des empires du Sud, il faut avec eux mettre le paquet sur les énergies durables de substitution à défaut de quoi nous risquons bien de refabriquer des vélos dans un futur pas si loin. Ces choses ne se décident pas au niveau des états aussi puissants soient-ils. Il faut dans les instances dédiées oeuvrer d'abord au consensus du Nord, inlassablement. Le ranchero Bush n'est pas roi. Il va partir. Mais s'il était roi, que ferions-nous ? On me dit "Ravaillac" dans l'oreillette.

Et nous, et nous, et nous ?
On voit bien que les pays qui disent régler ces questions seuls dans leur coin, n'existent pas. Même la Suisse veut accéder à l'open world et se dépouiller de son statut de neutralité qui ne lui attirent plus que les mouches drosophiles porteuses de germes.
Alors le souverainisme prôné en France par les tenants de la restauration monarchique me semble un peu faible comme arme de survie, à tout le moins ses chances de succès obligeraient à être plutôt fort dans les étages de décision. Et ce n'est pas en débinant du soir au matin ceux qui s'y déplacent que nous y accèderont plus facilement ou en plus grand nombre. En passant, les "couloirs" de Bruxelles ont été investis pas les Anglais. Les effets vont se faire sentir.

La doctrine politique qui synthétisera ces analyses devra aider in fine à ce que notre population sorte au milieu du peloton des gagnants dans vingt-cinq ans, par l'acceptation d'une offre politique nouvelle. Cette offre doit commencer par présenter un schéma institutionnel nouveau et éprouvé tout à la fois qui redonne à la France la voix et les bras qu'elle a perdus dans l'indignité de ses ruptures d'alliance, dans la gabegie générale institutionnalisée et promue comme Le Modèle Social pour tous, qu'elle a perdu aussi par l'arrivée aux manettes de concussionnaires illustres dont les noms font pouffer dans les soirées mondaines chez nos voisins.
Dernière indication : celui qui sort l'ouvrage doctrinal Monarchie XXI sera le Mazarin du futur roi ! Ambitieux, à vos Maxiton !

samedi 15 octobre 2005

L'Affaire de Quiberon

Préambule

Au moment où le mouvement royaliste s'ébranle vers une exposition médiatique dans la joute politique républicaine qu'il compte bien enrôler dans sa course à la restauration, il nous a paru pertinent de relater une des premières tentatives contre-révolutionnaires. L'affaire de Quiberon.
La Maison du patrimoine de Quiberon présente une version de cette expédition appuyée sur un article de Mme Verstraete publié par le Télégramme de Brest dans sa série "Les histoires de Bretagne". Mme Verstraete ayant succombé à une émotivité romantique dans sa relation des faits, qui dénigre systématiquement tout le commandement émigré à l'exception du marquis de Sombreuil dont la fin tragique embellit la chute de l'histoire, il nous a paru utile de remonter à des sources plus historiques même s'il s'agit de s'appuyer sur Adolphe Thiers.
Au lieu de contrer le récit du Télégramme, pied-à-pied, ce qui serait ennuyeux, nous en agrègerons les parties saines à la version historique que nous avons accélérée par moment, et qui est mise à notre disposition par le Projet Gutenberg.




Thermidor est passé. Robespierre dépêché en enfer. La guerre de Vendée s'épuise. Le 2 décembre la Convention déclare l'amnistie et le 15 février 1795 c'est la "Paix de la Jaunaye". Pacification terminée des provinces insurgées. Beaucoup de croix et de fosses ! Mais enfin, il fallait en finir.

Les chefs chouans administraient le territoire pour la Convention, mais l'insurrection couvait sous la cendre et Hoche en détectait les prémices et Cormatin, pseudo-gouverneur de Bretagne, fut pris en flagrant délit de conspiration. On intercepta des dépêches de lui à divers chefs de chouans, et on en acquit ainsi la preuve matérielle. Instruit qu'il devait se trouver un jour de foire à Rennes avec une foule de Chouans déguisés, et craignant qu'il ne voulût faire une tentative sur l'arsenal, Hoche le fit arrêter le 6 prairial au soir, et mit ainsi un terme à son rôle. Les différents chefs se récrièrent aussitôt, et se plaignirent qu'on violait la trêve. Hoche fit imprimer en réponse les lettres de Cormatin, et l'envoya avec ses complices dans les prisons de Cherbourg, en même temps qu'il tint toutes ses colonnes prêtes à fondre sur les premiers rebelles qui se montreraient. Dans le Morbihan, le chevalier Desilz s'étant soulevé, fut attaqué aussitôt par le général Josnet, qui lui détruisit trois cents hommes et le tua. Dans les Côtes-du-Nord, Bois-Hardy se souleva aussi ; son corps de troupe fut dispersé, lui-même pris et tué. Les soldats de la Convention, furieux de la mauvaise foi de ce jeune chef qui était le plus redoutable du pays breton, lui coupèrent la tête et la portèrent au bout d'une baïonnette. Hoche, indigné de ce défaut de générosité, écrivit la lettre la plus noble à ses soldats, et fit rechercher les coupables pour les punir. Cette destruction si prompte des deux chefs qui avaient voulu se soulever, en imposa aux autres qui restèrent immobiles, attendant avec impatience l'arrivée de cette expédition qu'on leur annonçait depuis si longtemps au cri de Vive le roi, l'Angleterre et Bonchamps!

Comte de PuisayeDans ce moment, de grands préparatifs se faisaient à Londres. Puisaye s'était finalement entendu avec les ministres anglais. On ne lui accordait plus tout ce qui lui avait été promis d'abord, parce que la pacification en France diminuait la confiance ; mais on lui accordait les régiments émigrés, et un matériel considérable de débarquement ; on lui promettait de plus toutes les ressources de la Couronne, si l'expédition avait un commencement de succès. L'intérêt seul de l'Angleterre devait faire croire à ces promesses car, chassée du continent depuis la conquête de la Hollande, elle recouvrait un champ de bataille au coeur même de la France, et composait ses propres armées avec des Français. Voici les moyens réunis:

Le comte d'Hervilly lève son régiment en 1794. II est largement formé de réfugiés toulonnais et des débris du Royal-Louis ayant fui la ville (400 soldats). On ajoute à ces 7 ou 800 hommes environ un demi-millier de prisonniers français, marins de guerre ou au commerce, extirpés des pontons anglais un peu trop facilement. Leur comportement sera décevant. En juin 1795, 80 officiers et 1238 soldats sont sur le pied de guerre chez d'Hervilly.
Le régiment Du Dresnay (ou de Léon) est formé à Jersey en 1794 autour d'un fort noyau d'officiers de marine bretons et de gentilshommes. Là encore, on recrute des prisonniers, si possible natifs de Bretagne. Dans l'ensemble, leur tenue au combat sera mauvaise. En juin, l'unité compte 600 hommes.
Le régiment de Rothalier (ou Royal Artillerie) regroupe de nombreux toulonnais, marins au commerce, ex-officiers, gentilshommes et quelques prisonniers des pontons. Il rassemble 600 hommes et 10 canons. Cette unité se distinguera par sa discipline et sa cohésion. Il est vrai que le comte de Rothalier sera le seul colonel à accompagner son propre régiment dans l'expédition.
Le régiment d'Hector (ou Marine Royale) compte 700 hommes, là encore, marins, officiers, Toulonnais et prisonniers.
Le Loyal-Emigrant et ses 250 vétérans complète le 1er échelon de l'armée d'invasion, commandée par Puisaye et d'Hervilly.

On formera une petite unité de cavalerie, Les Hussards de Warren (63 hommes) ainsi nommés en l'honneur du commandant anglais de la flotte, le commodore Warren.

On avait eu beaucoup de mal à réunir les effectifs. L'Angleterre avait consenti à former neuf régiments nouveaux qui seraient soldés par elle, et qui porteraient la cocarde blanche française, par distinction de la cocarde noire portée par les unités émigrées, déjà engagées sur le continent pour son compte. La difficulté de les recruter avait surgi dès le début, car si dans le premier moment de ferveur les Emigrés avaient consenti à servir comme soldats, ils ne le voulaient plus dès lors que la pacification avançait. Ainsi sur les neuf régiments prévus, quatre seulement furent formés, et jamais complets.
Quant à la foule des Emigrés qui ne voulaient plus servir que dans leurs anciens grades, et qui ne trouvaient pas de soldats pour se composer des régiments personnels, on résolut d'en former des structures d'encadrement qu'on remplirait en Bretagne avec les insurgés locaux. Là-bas les hommes ne manquaient pas, mais les officiers instruits étaient rares, l'emploi des uns par les autres serait naturel. On les envoya donc à Jersey pour organiser les structures et pour les préparer à suivre le débarquement.

En même temps qu'il recrutait des troupes, Puisaye cherchait des finances. L'Angleterre lui promit d'abord du numéraire abondant ; mais il voulut se procurer des assignats. En conséquence, il se fit autoriser par les princes à fabriquer trois milliards de faux assignats en y employant des ecclésiastiques sans charge. L'évêque de Lyon, jugeant cette mesure imprudente, défendit aux ecclésiastiques d'y prendre part. Puisaye eut recours alors à d'autres employés, et fabriqua la somme qu'il avait le projet d'emporter.
Il voulait aussi un évêque qui remplît le rôle de légat du pape auprès des pays catholiques. Il se souvenait qu'un intrigant, le prétendu évêque d'Agra, en se donnant ce titre usurpé dans la première Vendée, avait eu sur l'esprit des paysans une influence extraordinaire ; il prit en conséquence avec lui l'évêque de Dol qui avait une commission de Rome.
Il se fit donner ensuite par le comte d'Artois les pouvoirs nécessaires pour commander l'expédition et nommer à tous les grades en attendant son arrivée. Le ministère anglais, de son côté, lui confia la direction de l'expédition ; mais, se défiant de sa témérité et de son extrême ardeur à toucher terre, il chargea le comte d'Hervilly de commander les régiments émigrés jusqu'au moment où le débarquement serait opérée.

D'Hervilly avait montré un courage certain lors de l'émeute des Tuileries d'août 92 puisqu'il s'était chargé de transmettre au péril de sa vie, l'ordre de cessez-le-feu de Louis XVI aux Suisses de la Garde. Il avait tenté de maintenir la situation à leur avantage et ne leur avait donné le billet royal que lorsque les Suisses eurent définitivement le dessous, pour les épargner. Ce fut en vain, on le sait. Mais revenons en Angleterre.

On embarqua sur une escadre le régiment d'Hervilly, les deux régiments d'Hector et du Dresnay, tous portant la cocarde blanche, le Royal-Artillerie commandé par Rothalier, et le Loyal-Emigrant. On lui réservait les actions décisives. On embarqua sur cette escadre des vivres pour une armée de six mille hommes pendant trois mois, cent chevaux de selle et de trait, dix-sept mille uniformes complets d'infanterie, quatre mille uniformes de cavalerie, vingt-sept mille fusils, dix pièces d'artillerie de campagne, six cents barils de poudre. On donna à Puisaye dix mille louis d'or et des lettres de crédit sur l'Angleterre pour ajouter des moyens plus sûrs à ses faux assignats.

L'escadre qui portait cette expédition se composait de trois vaisseaux de ligne de 74 canons, de deux frégates de 44, de quatre vaisseaux de 30 à 36, de plusieurs chaloupes canonnières et vaisseaux de transport. Elle était commandée par le commodore Warren, l'un des officiers les plus distingués et les plus braves de la marine anglaise. C'était la première division. le commodore Warren Il était convenu qu'aussitôt après son départ, une autre division navale irait prendre à Jersey les Emigrés organisés en cadres ; qu'elle croiserait quelque temps devant Saint-Malo où Puisaye avait pratiqué des intelligences et qu'on avait promis de lui livrer ; et qu'après cette croisière, si Saint-Malo n'était pas livrée, elle viendrait rejoindre Puisaye et lui amener les cadres pour former les unités locales.
En même temps des vaisseaux de transport devaient aller à l'embouchure de l'Elbe prendre les régiments émigrés à cocarde noire pour les transporter auprès de Puisaye. On pensait que ces divers détachements arriveraient presque en même temps que lui. Si tout ce qu'il avait dit se réalisait, si le débarquement s'opérait sans difficulté, si une partie de la Bretagne accourait au-devant de lui, s'il pouvait prendre une position solide sur les côtes de France, soit qu'on lui livrât Saint-Malo, Lorient, Port-Louis, ou un port quelconque, alors une nouvelle expédition, portant une armée anglaise, de nouveaux secours en matériel, et le comte d'Artois, devrait sur-le-champ mettre à la voile pour renforcer "l'invasion".


PREMIER ENGAGEMENT NAVAL

L'expédition mit à la voile vers la mi-juin. Puisaye emmenait avec lui l'évêque de Dol, un clergé nombreux, et quarante gentilshommes portant tous un nom illustre et servant comme simples volontaires. Le point de débarquement était un mystère, excepté pour Puisaye, le commodore Warren, et MM. de Tinténiac et d'Allègre, que Puisaye avait expédiés pour annoncer son arrivée. Après avoir longuement délibéré, on avait préféré le sud de la Bretagne au nord, et on s'était décidé pour la baie de Quiberon, qui était une des meilleures et des plus sûres du continent, et que les Anglais connaissaient à merveille, pour y avoir mouillé longtemps.

Tandis que l'expédition faisait voile, Sidney Smith, lord Cornwallis, faisaient des menaces sur toutes les côtes, pour tromper les armées républicaines sur le véritable point de débarquement ; et lord Bridgeport avec l'escadre qui était en station aux îles d'Ouessant protégeait le convoi. La marine française de l'Océan était peu redoutable. Cependant Villaret-Joyeuse avait reçu ordre de sortir avec neuf vaisseaux de ligne mouillés à Brest, pour aller rallier une division bloquée à Belle-Isle. Il partit, et, après avoir rejoint cette division, et donné la chasse à quelques vaisseaux anglais, il revenait vers Brest, lorsqu'il essuya un coup de vent qui dispersa son escadre. Il perdit du temps à la réunir de nouveau, et, dans cet intervalle, il rencontra l'expédition destinée aux côtes de France. Il était supérieur en nombre et pouvait l'enlever tout entière ; mais le Commodore Warren, apercevant le danger, se couvrit de toutes ses voiles, et plaça son convoi au plus loin, de manière à figurer une seconde ligne; en même temps qu'il envoya deux cotres à la recherche de la grande escadre de lord Bridgeport.
Villaret, ne croyant pas pouvoir combattre avec avantage, reprit sa marche sur Brest, suivant les instructions qu'il avait reçues. Mais lord Bridgeport arriva dans cet instant, et attaqua aussitôt la flotte républicaine. C'était le 23 juin. Villaret, voulant se former sur l'Alexandre, qui était un mauvais marcheur, perdit un temps irréparable à manœuvrer. La confusion se mit dans sa ligne: il perdit trois vaisseaux, l'Alexandre, le Formidable et le Tigre, et, sans pouvoir regagner Brest, fut obligé de se jeter dans Lorient.

L'expédition ayant ainsi signalé son début par une victoire navale, fit voile vers la baie de Quiberon. Une division de l'escadre alla sommer la garnison de Belle-Isle, au nom du roi de France ; mais elle ne reçut du général Boucret que des coups de canon. Le convoi vint mouiller en baie de Quiberon le 25 juin.

Puisaye, d'après les renseignements qu'il s'était procurés, savait qu'il y avait peu de troupes sur la côte; il voulait dans son ardeur descendre sur-le-champ à terre. Le comte d'Hervilly, qui était brave, capable de bien discipliner un régiment, mais incapable de bien diriger une opération, et surtout fort chatouilleux sur son autorité, dit qu'il commandait les troupes, qu'il répondait de leur salut au gouvernement anglais, et qu'il ne les hasarderait pas sur une côte ennemie et inconnue, avant d'avoir fait une reconnaissance. Il perdit un jour entier à promener une lunette sur la côte ; et quoiqu'il n'eût aperçu aucun soldat, refusa de mettre les troupes à terre. Puisaye et le commodore Warren ayant décidé de débarquer, d'Hervilly y consentit enfin, et le 27 juin 1795 on débarqua.


Presqu'île et baie de Quiberon

ACTION

L'expédition avait donc débarqué dans le fond de la baie, au village de Carnac. A l'instant où elle arrivait, divers chefs chouans, Dubois-Berthelot, d'Allègre, George Cadoudal, Mercier, avertis par Tinténiac, accoururent avec leurs troupes, dispersèrent quelques détachements qui gardaient la côte et se rendirent au rivage. Ils amenaient quatre ou cinq mille hommes aguerris, mais mal armés, mal vêtus, n'allant point en rang, et ressemblant plutôt à des pillards qu'à des soldats. A ces Chouans s'étaient réunis les paysans du voisinage, criant "vive le roi!" et apportant des oeufs, des volailles, des vivres de toute espèce à cette armée libératrice qui venait leur rendre leur prince et leur religion.

Puisaye, plein de joie à cet aspect, comptait déjà que toute la Bretagne allait s'insurger. Les Emigrés qui l'accompagnaient éprouvaient d'autres impressions. Ayant vécu dans les cours, ou servi dans les plus belles armées d'Europe, ils voyaient avec dégoût et peu de confiance, les soldats qu'on leur donnait à commander. Déjà les railleries, les plaintes commençaient à circuler. On apporta des caisses de fusils et d'habits ; les Chouans fondirent dessus ; des sergents du régiment d'Hervilly voulurent rétablir l'ordre ; une rixe s'engagea, et, sans Puisaye, elle aurait pu avoir des suites funestes. Ces premières circonstances étaient peu propres à établir la confiance entre insurgés et troupes régulières venant d'Angleterre et appartenant à cette puissance, donc à ce titre suspectes aux Chouans. Cependant on arma les bandes qui arrivaient, et dont le nombre s'éleva à dix mille hommes en deux jours. On leur livra des habits rouges et des fusils, et Puisaye voulut ensuite leur donner des chefs. Il manquait d'officiers, car les quarante gentilshommes volontaires qui l'avaient suivi étaient fort insuffisants ; il n'avait pas encore les cadres de Jersey à sa disposition, car, suivant le plan convenu, ils croisaient encore devant Saint-Malo ; il voulut donc prendre quelques officiers dans les régiments, où ils étaient en surnombre, les distribuer parmi les Chouans, marcher ensuite sur Vannes et sur Rennes, et ne pas donner le temps aux Républicains de se ressaisir, soulever toute la contrée et prendre position derrière l'importante ligne de Mayenne. Là, maître de quarante lieues de pays, ayant soulevé toute la population, Puisaye pensait qu'il serait temps d'organiser les troupes irrégulières.

D'Hervilly, brave, mais vétilleux et méprisant ces Chouans irréguliers, refusa de donner ces officiers aux Chouans, voulant au contraire compléter ses régiments de la ressource fournie par les Chouans ; puis s'avancer en faisant des reconnaissances et en choisissant méthodiquement ses positions.
Ce n'était pas là le plan de Puisaye. Il essaya de se servir de son autorité ; d'Hervilly la nia, en disant que le commandement des troupes régulières lui appartenait, qu'il répondait de leur salut au gouvernement anglais, et qu'il ne devait pas les compromettre.
Puisaye lui représenta qu'il n'avait ce commandement que pendant la traversée, mais qu'arrivé sur le sol de Bretagne, lui, Puisaye, était le chef suprême, et le maître des opérations. Il envoya sur-le-champ un cotre à Londres, pour faire expliquer les pouvoirs ; et en attendant il conjura d'Hervilly de ne pas faire manquer l'entreprise par des divisions funestes. comte d'Hervilly
D'Hervilly était brave et de bonne foi, mais il était peu propre à la guerre civile, et avait une répugnance prononcée pour ces insurgés déguenillés. Tous les Emigrés, du reste, pensaient avec lui qu'ils n'étaient pas faits pour "chouanner" ; que Puisaye les compromettait en les amenant en Bretagne ; que c'était en Vendée qu'il aurait fallu descendre, et que là ils auraient trouvé l'illustre Charette et de vrais soldats.

Plusieurs jours s'étaient perdus en démêlés de ce genre. On distribua les Chouans en trois corps, pour leur faire prendre des positions avancées, de manière à occuper les routes de Lorient à Hennebon et à Aurai. Tinténiac, avec un corps de deux mille cinq cents Chouans, fut placé à gauche à Landevant; Dubois-Berthelot, à droite vers Aurai, avec une force à peu près égale. Le comte de Vauban, l'un des quarante gentilshommes volontaires qui avaient suivi Puisaye fut chargé d'occuper une position centrale à Mendon avec quatre mille chouans, de manière à pouvoir secourir Tinténiac ou Dubois-Berthelot. Il avait le commandement de toute cette ligne, défendue par neuf à dix mille hommes, et avancée à quatre ou cinq lieues dans l'intérieur. Les Chouans, qui se virent placés là, demandèrent aussitôt pourquoi on ne mettait pas des troupes de ligne avec eux; ils comptaient beaucoup plus sur ces troupes que sur eux-mêmes; ils étaient venus pour se ranger autour d'elles, les suivre, les appuyer, mais ils comptaient qu'elles s'avanceraient les premières pour recevoir le choc des Républicains. Vauban demanda seulement quatre cents hommes, soit pour résister, en cas de besoin, à une première attaque, soit pour rassurer ses Chouans, leur donner l'exemple, et leur prouver qu'on ne voulait pas les exposer seuls. D'Hervilly tergiversa et envoya enfin ce détachement.

On était débarqué depuis cinq jours, et on n'avait avancé que de trois ou quatre lieues dans les terres.
Puisaye était fort mécontent. Pensant qu'à tout événement il fallait s'assurer un point d'appui, il proposa à d'Hervilly de s'emparer de la presqu'île, en surprenant le fort Penthièvre. Une fois maîtres de ce fort qui fermait la presqu'île côté terre, appuyés des deux côtés par les escadres anglaises, ils avaient une position inexpugnable ; et cette presqu'île, large d'une lieue, longue de deux, devenait alors un pied à terre aussi sûr et plus commode que celui de Saint-Malo, Brest ou Lorient. Les Anglais pourraient y déposer tout ce qu'ils avaient promis en hommes et en munitions. Cette mesure de sûreté était de nature à plaire à d'Hervilly et il y consentit, mais il voulait une attaque régulière sur le fort Penthièvre.
Puisaye ne l'écouta pas, et projeta une attaque de vive force ; le commodore Warren, plein de zèle, offrit de la seconder de tous les feux de son escadre. On commença à canonner le 1er juillet et on fixa l'attaque décisive pour le 3. Pendant qu'on en faisait les préparatifs, Puisaye envoya des émissaires par toute la Bretagne, afin de réveiller Scépeaux, Charette, Stofflet, et tous les chefs des provinces supposées insurgées.

La nouvelle du débarquement s'était répandue avec rapidité; elle parcourut en deux jours toute la Bretagne, et en quelques jours de plus toute la France. Les Royalistes pleins de joie, les Révolutionnaires de courroux, croyaient voir déjà les Emigrés à Paris. La Convention envoya sur-le-champ deux commissaires extraordinaires auprès de Hoche ; elle fit choix de Blad et de Tallien. Hoche La présence de ce dernier devait prouver que les Thermidoriens étaient aussi opposés au royalisme qu'à la Terreur. Hoche, plein de calme et d'énergie, écrivit sur-le-champ au Comité de salut public, pour le rassurer : « Du calme, lui dit-il, de l'activité, des vivres dont nous manquons, et les douze mille hommes que vous m'avez promis depuis si longtemps.»

Aussitôt il donna des ordres à son chef d'état-major ; il fit placer le général Chabot entre Brest et Lorient, avec un corps de quatre mille hommes, pour voler au secours de celui de ces deux ports qui serait menacé: « Veillez surtout, lui dit-il, veillez sur Brest ; au besoin, enfermez-vous dans la place, et défendez-vous jusqu'à la mort ». Il écrivit à Aubert-Dubayet, qui commandait les côtes de Cherbourg, de faire filer des troupes sur le nord de la Bretagne, afin de garder Saint-Malo et la côte. Pour garantir le midi, il pria Canclaux, qui veillait toujours sur Charette et Stofflet, de lui envoyer par Nantes et Vannes le général Lemoine avec des secours. Il fit ensuite rassembler toutes ses troupes sur Rennes, Ploërmel et Vannes, et les échelonna sur ces trois points pour garder ses arrières. Enfin il s'avança lui-même sur Aurai avec tout ce qu'il put réunir sous sa main. Le 14 messidor (2 juillet), il était déjà de sa personne à Aurai, avec trois mille hommes.

La Bretagne était ainsi enveloppée tout entière par Hoche. Ici devaient se dissiper les illusions que la première Vendée avait fait naître. En 1793 les paysans vendéens, ne rencontrant devant eux que des gardes nationaux composés de bourgeois qui ne savaient pas manier un fusil, avaient pu s'emparer de tout le Poitou et de l'Anjou, et former ensuite dans leurs ravins et leurs bruyères un établissement difficile à détruire, on s'imagina que la Bretagne se soulèverait au premier signal de l'Angleterre. Mais les Bretons étaient loin d'avoir l'ardeur des premiers Vendéens. En face d'eux, Hoche, intelligent et décidé, contenait aujourd'hui toute une population d'une main ferme avec des troupes aguerries. La Bretagne ne pouvait se soulever que si l'armée royale avançait rapidement au lieu de tâtonner sur le rivage.
En outre : une partie des Chouans influencés par des agents royalistes de Paris, attendaient pour se réunir à Puisaye qu'un prince parût avec lui (*ndlr: ce fut la grosse faiblesse de l'expédition de Quiberon, l'absence du comte d'Artois qui aurait réglé la dispute entre Puisaye et Herrvilly et aurait soulevé les foules). Le cri de ces gens fut que l'expédition était fallacieuse, et que l'Angleterre venait en Bretagne répéter les événements de Toulon. On ne disait plus qu'elle voulait donner la couronne au comte d'Artois, puisqu'il n'y était pas, mais au duc d'York.

Entre-temps, Charette répondit aux insistances des agents de Puisaye, qu'il avait envoyé M. de Scépeaux à Paris pour réclamer l'exécution d'un des articles du Traité de La Jaunaye ; qu'il lui fallait donc attendre le retour de cet officier pour ne pas l'exposer à être arrêté en reprenant les armes. Quant à Stofflet qui était bien mieux disposé pour Puisaye, il fit répondre que si on lui assurait le grade de lieutenant-général, il allait marcher sur-le-champ et faire diversion sur les arrières des Républicains.
Chacun avait son plan, tout se réunissait contre Puisaye, des vues opposées aux siennes chez les Royalistes de l'intérieur, des jalousies entre les chefs vendéens, et un adversaire habile disposant de forces bien organisées et suffisantes.


REACTION

C'était le 3 juillet que Puisaye avait résolu d'attaquer le fort Penthièvre. Les soldats qui le gardaient manquaient de pain depuis trois jours. Menacés d'un assaut de vive force, foudroyés par le feu des vaisseaux, mal commandés, ils se rendirent, et livrèrent le fort à Puisaye.
Mais dans ce même moment, Hoche, établi à Aurai, faisait attaquer tous les postes avancés des Chouans, pour rétablir la communication d'Aurai à Hennebont et Lorient. Il avait ordonné une attaque simultanée sur Landevant et vers le poste d'Aurai. Les Chouans de Tinténiac, vigoureusement abordés par les Républicains, ne tinrent pas contre des troupes de ligne régulières. Vauban, qui était placé intermédiairement à Mendon, accourut avec une partie de sa réserve au secours de Tinténiac; mais il trouva la bande de celui-ci dispersée, et celle qu'il amenait se rompit en voyant la déroute ; il fut obligé de s'enfuir, et de traverser même à la nage deux petits bras de mer, pour venir rejoindre le reste de ses Chouans à Mendon.

A sa droite, Dubois-Berthelot avait été repoussé ; il voyait ainsi les Républicains s'avancer à sa droite et à sa gauche, et il allait se trouver en flèche au milieu d'eux. C'est dans ce moment que les quatre cents fantassins de ligne qu'il avait demandés lui auraient été d'une grande utilité pour soutenir ses Chouans et les ramener au combat ; mais d'Hervilly venait de les rappeler pour l'attaque du fort. Il rendit un peu de courage à ses soldats et les décida à profiter de l'occasion pour tomber sur les arrières des Républicains qui s'engageaient trop avant à la poursuite des fuyards. Il se rejeta alors sur sa gauche, et fondit sur un village où les Républicains venaient d'entrer en courant après les Chouans. Ils ne s'attendaient pas à cette brusque attaque, et furent obligés de se replier. Vauban se reporta ensuite vers sa position de Mendon ; mais il s'y trouva seul, tout avait fui autour de lui, et il fut obligé de se retirer aussi mais en bon ordre, après un acte de vigueur qui avait modéré la manœuvre rapide de l'ennemi.

Les Chouans étaient indignés d'avoir été exposés seuls aux coups des Républicains. Puisaye en fit des reproches à d'Hervilly ; celui-ci répondit qu'il les avait rappelés pour l'attaque du fort. Ces plaintes réciproques ne réparèrent rien, et on resta de part et d'autre fort irrités. Cependant on était maître du Fort Penthièvre. Puisaye fit débarquer dans la presqu'île tout le matériel envoyé par les Anglais ; il y fixa son quartier général, y transporta toutes les troupes, et résolut de s'y établir solidement. Il donna des ordres aux ingénieurs pour perfectionner la défense du fort, et y ajouter des travaux avancés. On y arbora le drapeau blanc à côté du drapeau anglais, en signe d'alliance entre les rois de France et d'Angleterre. Enfin on décida que chaque régiment fournirait à la garnison un détachement proportionné à sa force.
D'Hervilly, qui était fort jaloux de compléter le sien, et de le compléter avec de bonnes troupes, proposa aux Républicains qu'on avait fait prisonniers de passer à son service, et de former un troisième bataillon dans son régiment. L'argent, les vivres dont ils avaient manqué, la répugnance à rester prisonniers les décidèrent, et ils furent enrôlés dans le corps d'Hervilly.

Puisaye, qui songeait toujours à marcher en avant, et qui ne s'était arrêté à prendre la presqu'île que pour s'assurer une position sur les côtes, parla vivement à d'Hervilly, lui donna les meilleures raisons pour l'engager à seconder ses vues, le menaça même de demander son remplacement s'il persistait à s'y refuser. D'Hervilly parut un moment se prêter à ses projets. Les Chouans, selon Puisaye, n'avaient besoin que d'être soutenus pour déployer leur bravoure ; il fallait distribuer les troupes de ligne sur leur front et sur leurs arrières, en placer ainsi au milieu, et avec douze ou treize mille hommes, dont trois mille fantassins de ligne, on pourrait passer sur le corps de Hoche, qui n'avait guère plus de cinq mille hommes au moment. D'Hervilly consentit à ce plan.

Dans cet instant, Vauban, qui sentait sa position très hasardée, ayant perdu celle qu'il occupait d'abord, demandait des ordres et des secours. D'Hervilly lui envoya un ordre rédigé de la manière la plus pédantesque qui soit dans lequel il lui prescrivait des mouvements qu'on n'aurait eu du mal à faire exécuter par les troupes les plus manœuvrières d'Europe.

Le 5 juillet, Puisaye sortit de la presqu'île pour passer une revue des Chouans, et d'Hervilly en sortit aussi avec son régiment, pour se préparer à exécuter le projet, formé la veille, de marche en avant. Puisaye ne trouva que la tristesse, le découragement et l'humeur chez ces hommes qui, quelques jours auparavant, étaient pleins d'enthousiasme. Ils disaient qu'on voulait les exposer seuls, et les sacrifier aux troupes de ligne. Puisaye les apaisa le mieux qu'il put, et tâcha de leur rendre quelque courage.
D'Hervilly, de son côté, en voyant ces soldats vêtus de rouge, et qui portaient si maladroitement l'uniforme et le fusil à baïonnette, dit qu'il n'y avait rien à faire avec de pareilles troupes, et fit rentrer son régiment. Puisaye le rencontra dans cet instant, et lui demanda si c'était ainsi qu'il exécutait le plan convenu. D'Hervilly répondit que jamais il ne se hasarderait à marcher avec de pareils soldats ; qu'il n'y avait plus qu'à se rembarquer ou à s'enfermer dans la presqu'île, pour y attendre de nouveaux ordres de Londres ; ce qui, dans sa pensée, signifiait l'ordre de descendre en Vendée.

Le lendemain, 6 juillet, Vauban fut secrètement averti qu'il serait attaqué sur toute sa ligne par les Républicains. Il se voyait dans une situation des plus dangereuses. Sa gauche s'appuyait à un poste dit de Sainte-Barbe, qui communiquait avec la presqu'île; mais son centre et sa droite longeaient la côte de Carnac et n'avaient que la mer pour retraite. Ainsi, s'il était vivement attaqué, sa droite et son centre pouvaient être jetés à la mer; sa gauche seule se sauver par Sainte-Barbe à Quiberon.

Ses Chouans, découragés, étaient incapables de tenir ; il n'avait donc d'autre parti à prendre que de replier son centre et sa droite sur sa gauche, et de filer par la Falaise (c'est ainsi que l'on nomme la langue de terre entre la presqu'île et le continent) dans la presqu'île. Mais il s'enfermait alors dans cette langue de terre sans pouvoir en sortir; car le poste de Sainte-Barbe qu'on abandonnait sans défense du côté de la terre, était inexpugnable du côté de la Falaise qu'il dominait tout entière. Ainsi, ce projet de retraite n'était rien moins que de s'enfermer dans la presqu'île de Quiberon. Vauban demanda donc des secours pour n'être pas réduit à se retirer. D'Hervilly lui envoya un nouvel ordre, rédigé dans tout l'appareil du style militaire, et contenant l'injonction de tenir à Carnac jusqu'à la dernière extrémité. Puisaye somma aussitôt d'Hervilly d'envoyer des troupes; ce qu'il promit.

Le lendemain 7 juillet, à la pointe du jour, les Républicains s'avancèrent en colonnes profondes, et vinrent attaquer les dix mille chouans sur toute la ligne. Ceux-ci regardèrent sur la Falaise et ne virent pas arriver les troupes régulières. Le jeune Georges Cadoudal, dont les soldats refusaient de se battre, les supplia de ne pas se débander ; mais ils ne voulurent pas l'entendre. Cadoudal, furieux à son tour, s'écria que ces scélérats d'Anglais et d'Emigrés n'étaient venus que pour perdre la Bretagne, et que la mer aurait dû les anéantir avant de les transporter sur la côte.
Vauban ordonna alors à sa droite et à son centre de se replier sur sa gauche, pour les sauver par la Falaise dans la presqu'île. Les Chouans s'y précipitent aveuglément ; la plupart suivis de leurs familles qui fuyaient la vengeance des Républicains. Des femmes, des enfants, des vieillards, emportant leurs dépouilles, et mêlés à plusieurs milliers de Chouans en habit rouge, couvrirent cette langue de sable étroite et longue, baignée des deux côtés par les flots, et déjà labourée par les balles et les boulets. Vauban, s'entourant alors de tous les chefs, s'efforça de réunir les hommes les plus braves, les engagea à ne pas se perdre par une fuite précipitée, et les conjura de faire une retraite en bon ordre. Ils feront rougir, leur dit-il, cette troupe de ligne qui les laisse seuls exposés à tout le péril. Peu à peu il les rassura, et les décida à supporter le feu ennemi et à y répondre. Alors, grâce à la fermeté des chefs, la retraite put se faire avec calme, pied à pied.

Heureusement que Warren, s'embossant avec ses vaisseaux et ses chaloupes canonnières, vint foudroyer les Républicains des deux côtés de la Falaise, et les empêcha pour ce jour-là de pousser plus loin leurs avantages.
Les fugitifs se pressaient pour entrer dans le fort, mais on leur en disputa un moment l'entrée ; ils se précipitèrent alors sur les palissades, les arrachèrent, et fondirent sur la presqu'île. Dans cet instant, d'Hervilly arrivait enfin avec son régiment ; Vauban le rencontra et lui dit qu'il lui demanderait compte de sa conduite au conseil de guerre. Les Chouans se répandirent sur l'étendue de la presqu'île où se trouvaient plusieurs villages. Tous les logements étaient pris par les régiments réguliers ; il s'engagea des rixes; enfin les Chouans purent se couchent à terre ; avec une demi-ration de riz qu'ils ne purent même pas faire cuire.

Cette expédition, qui devait bientôt porter le drapeau du roi jusqu'aux bords de la Mayenne, était maintenant resserrée dans cette presqu'île, longue de deux lieues.
On avait douze ou quinze mille bouches de plus à nourrir, et on n'avait à leur donner ni logement, ni bois à brûler, ni ustensiles pour préparer leurs aliments. Cette presqu'île, défendue par un fort à son extrémité, bordée des deux côtés par les escadres anglaises, pouvait opposer une résistance invincible ; mais elle devenait tout à coup très faible par le défaut de vivres. On n'en avait apporté, en effet, que pour nourrir six mille hommes pendant trois mois, et on en avait dix-huit ou vingt mille à faire vivre. Sortir de cette position par une attaque subite sur Sainte-Barbe, n'était guère possible car les Républicains entranchaient ce poste de manière à le rendre inexpugnable du côté de la presqu'île.

Tandis que la confusion régnaient dans cet informe rassemblement de Chouans et d'Emigrés, dans le camp de Hoche au contraire, officiers et soldats travaillaient avec zèle. « Je voyais, dit Puisaye, les officiers eux-mêmes en chemise, distingués seulement par leur hausse-col, manier la pioche, et hâter les travaux de leurs soldats.»

Puisaye décida pour la nuit même une sortie, afin d'interrompre les travaux ; mais l'obscurité, le canon de l'ennemi, jetèrent la confusion dans les rangs ; il lui fallut rentrer. Ce qui distinguait Puisaye, outre son esprit, c'était une persévérance à toute épreuve ; il ne se découragea pas. Il eut l'idée de choisir l'élite des Chouans ; de les débarquer en deux troupes, pour parcourir le pays sur les arrières de Hoche, pour soulever les chefs dont on n'avait pas de nouvelles, et les porter en masse sur le camp de Sainte-Barbe, de manière à le prendre à revers, tandis que les troupes de la presqu'île l'attaqueraient de front. Il se délivrerait ainsi de six à huit mille bouches, les emplorait utilement, réveillerait le zèle singulièrement amorti des chefs bretons, et préparerait une attaque sur les arrières du camp de ennemi.

Le projet arrêté, il fit le meilleur choix possible dans les Chouans, en donna quatre mille à Tinténiac, avec trois intrépides chefs, Cadoudal, Mercier et d'Allègre, et trois mille à Jean-Jean et Lantivy. Tinténiac devait être débarqué à Sarzeau, près de l'embouchure de la Vilaine ; Jean-Jean et Lantivy, près de Quimper. Tous deux devaient, après un circuit assez long, se réunir à Baud le 14 juillet, et marcher le 16 au matin sur les arrières du camp de Sainte-Barbe.

A l'instant où ils allaient partir, les chefs des Chouans vinrent trouver Puisaye, et supplier leur ancien chef de partir avec eux, lui disant que ces traîtres d'Anglais allaient le perdre: il n'était pas possible que Puisaye acceptât. Ils partirent et furent débarqués sans péril. Puisaye écrivit aussitôt à Londres, pour dire que tout pouvait être réparé, et qu'il fallait sur-le-champ envoyer des vivres, des munitions, des troupes, et le prince français.

Entre-temps Hoche avait déjà réuni beaucoup d'hommes à Sainte-Barbe. Aubert-Dubayet faisait arriver des côtes de Cherbourg des troupes pour garder le nord de la Bretagne ; Canclaux lui avait envoyé de Nantes un renfort considérable sous les ordres du général Lemoine. Les Représentants avaient déjoué toutes les menées qui tendaient à livrer Lorient et Saint-Malo. Les affaires des Républicains s'amélioraient donc chaque jour.

Pendant ce temps, Lemaître et Brothier, par leurs intrigues contribuaient encore de toutes leurs forces à contrarier l'expédition. Ils avaient écrit sur-le-champ en Bretagne pour la désapprouver.
L'expédition, suivant eux, avait un but dangereux, puisque le prince n'y était pas et personne ne devait la seconder. En conséquence, des agents s'étaient répandus et avaient signifié l'ordre, au nom du roi, de ne faire aucun mouvement ; ils avaient averti Charette de persister dans son inaction. D'après leur ancien système de profiter des secours de l'Angleterre et de la tromper, ils avaient improvisé sur les lieux-mêmes un plan. Mêlés dans l'intrigue qui devait livrer Saint-Malo à Puisaye, ils voulaient appeler dans cette place les cadres émigrés qui croisaient sur la flotte anglaise, et prendre possession du port, au nom de Louis XVIII, tandis que Puisaye agissait à Quiberon, peut-être, disaient-ils, pour le duc d'York.
L'intrigue de Saint-Malo ayant manqué, ils se replièrent sur Saint-Brieuc, retinrent devant cette côte l'escadre qui portait les cadres émigrés, et envoyèrent sur-le-champ des émissaires à Tinténiac et à Lantivy, qu'ils savaient débarqués, pour leur enjoindre de se porter sur Saint-Brieuc. Leur but était ainsi de former dans le nord de la Bretagne une contre-expédition, plus sûre suivant eux, que celle de Puisaye dans le sud.

Tinténiac avait débarqué et enlevé plusieurs postes républicains, puis était arrivé à Elven. Là il trouva l'injonction, au nom du roi, de se rendre à Coëtlogon, afin d'y recevoir de nouveaux ordres. Il objecta en vain la commission de Puisaye, la nécessité de ne pas faire manquer son plan, en s'éloignant du lieu marqué. Cependant il céda, espérant au moyen d'une marche forcée se retrouver sur les arrières de Sainte-Barbe le 16. Jean-Jean et Lantivy, débarqués eux-aussi, se disposaient à marcher vers Baud, lorsqu'ils trouvèrent de leur côté l'ordre de marcher sur Saint-Brieuc.

Dans cet intervalle, Hoche inquiété sur ses derrières, fut obligé de faire de nouveaux détachements pour arrêter les bandes dont il avait appris la marche ; mais il laissa dans Sainte-Barbe une force suffisante pour résister à une attaque de vive force. Il était fort inquiété par les chaloupes canonnières anglaises, qui foudroyaient ses troupes dès qu'elles paraissaient sur la Falaise et ne comptait guère que sur la famine pour réduire les Emigrés.

Puisaye, de son côté, se préparait à la journée du 16. Le 15, une nouvelle division navale arriva dans la baie ; c'était celle qui était allée chercher aux bouches de l'Elbe les régiments émigrés à la cocarde noire passés à la solde de l'Angleterre. Elle apportait les légions de Salm, Damas, Béon et Périgord, réduites en tout à onze cents hommes par les pertes de la campagne, et commandées par un officier distingué, M. de Sombreuil. Cette escadre apportait de nouveaux secours en vivres et munitions ; elle annonçait trois mille Anglais amenés par lord Graham, et la prochaine arrivée du comte d'Artois avec des forces plus considérables.
Une lettre du ministère anglais disait à Puisaye que les cadres étaient retenus sur la côte du nord par les agents royalistes de l'intérieur, qui voulaient leur livrer un port. Une autre dépêche, arrivée en même temps, terminait le différend élevé entre d'Hervilly et Puisaye, donnait à ce dernier le commandement absolu de l'expédition, et lui conférait le titre de lieutenant-général au service de l'Angleterre.

Puisaye prépara tout pour la journée du lendemain. Il aurait bien voulu différer l'attaque projetée, pour donner à la division de Sombreuil le temps de débarquer des troupes fraîches comme le lui demandait le jeune marquis ; mais tout étant fixé pour le 16, et ce jour ayant été indiqué à Tinténiac, il ne pouvait pas retarder. Le 15 au soir, il ordonna à Vauban d'aller débarquer à Carnac douze cents Chouans, pour faire une diversion sur l'extrémité du camp de Sainte-Barbe, et pour se lier aux Chouans qui allaient l'attaquer par derrière. Les bateaux furent préparés fort tard, et Vauban ne put s'embarquer que dans le milieu de la nuit. Il avait ordre de tirer une fusée s'il parvenait à débarquer, et d'en tirer une seconde s'il ne réussissait pas à tenir le rivage.


NOUVELLE ACTION

Le 16 juillet, à la pointe du jour, Puisaye sortit de la presqu'île avec tout ce qu'il avait de troupes. Il marchait en colonnes. Le brave régiment de Loyal-Émigrant était en tête avec les artilleurs de Rothalier; sur la droite s'avançaient les régiments de Royal-Marine et de du Dresnay avec six cents Chouans commandés par le duc de Levis. Le régiment d'Hervilly et mille chouans commandés par le chevalier de Saint-Pierre, occupaient la gauche. Ces corps réunis formaient à peu près quatre mille hommes.
Tandis qu'ils s'avançaient sur la Falaise, ils aperçurent une première fusée lancée par le comte de Vauban ; ils n'en virent pas une seconde, et ils crurent que Vauban avait réussi. Ils continuèrent leur marche; on entendit alors comme un bruit lointain de mousqueterie : « C'est Tinténiac, s'écrie Puisaye; en avant !» Alors on sonne la charge, et on marche sur les retranchements des Républicains.

L'avant-garde de Hoche, commandée par Humbert, était placée devant les hauteurs de Sainte-Barbe. A l'approche de l'ennemi, elle se replia, et rentra dans ses lignes. Les assaillants s'avançaient pleins de joie, tout à coup un corps de cavalerie qui était resté déployé fit un mouvement, et démasqua des batteries formidables. Un feu de mousqueterie et d'artillerie accueillit les Emigrés ; la mitraille, les boulets et les obus pleuvaient sur eux. A la droite, les régiments de Royal-Marine et de du Dresnay perdirent des rangs entiers sans s'ébranler ; le duc de Levis fut blessé grièvement à la tête de ses Chouans ; à gauche, le régiment d'Hervilly s'avança bravement sous le feu. Cependant cette fusillade qu'on avait cru entendre sur les arrières et sur les côtés avait cessé. Tinténiac ni Vauban n'avaient donc attaqué, et il n'y avait plus l'espoir d'enlever le camp Sainte-Barbe. C'est alors que l'infanterie et la cavalerie républicaines sortirent de leurs retranchements !

Puisaye, voyant qu'il n'y avait plus qu'à se faire égorger, prescrit à d'Hervilly de donner à droite l'ordre de la retraite, tandis que lui-même la ferait exécuter à gauche. Dans ce moment, d'Hervilly, qui bravait le feu avec le plus grand courage, reçut un biscaïen au milieu de la poitrine. Il chargea un aide-de-camp de porter l'ordre de la retraite ; l'aide-de-camp fut emporté par un boulet de canon ; n'étant pas avertis, le régiment de d'Hervilly et les mille Chouans du chevalier de Saint-Pierre continuaient de s'avancer sous ce feu épouvantable. Tandis qu'on sonnait la retraite à gauche, on sonnait la charge à droite. La confusion et le carnage furent épouvantables.
La cavalerie républicaine fondit sur l'armée émigrée, et la ramena en désordre sur la Falaise. Les canons de Rothalier, engagés dans le sable, furent enlevés. Après avoir fait des prodiges de courage, toute l'armée dut fuir vers le fort Penthièvre ; les Républicains la poursuivirent et sur le point d'entrer dans le fort avec elle, un secours inespéré la sauva de ses vainqueurs.
Vauban, qui devait être à Carnac, était à l'extrémité de la Falaise avec ses Chouans ; le commodore Warren avec lui. Tous deux, montés sur les chaloupes canonnières, et dirigeant sur la Falaise un feu violent, arrêtèrent les Républicains et sauvèrent une fois encore l'armée de Quiberon.

Puisaye avait-il mis trop de précipitation à attaquer le camp ? Quatre mille hommes allant en attaquer dix mille solidement retranchés, devaient s'assurer d'une manière certaine que toutes les attaques préparées sur les arrières et sur les flancs étaient prêtes à s'effectuer. Il ne suffisait pas d'un rendez-vous donné à des corps qui avaient tant d'obstacles à vaincre, pour croire qu'ils seraient arrivés au point et à l'heure indiqués ; il fallait convenir d'un signal, d'un moyen quelconque de s'assurer de l'exécution du plan. En cela, Puisaye, quoique trompé par le bruit d'une mousqueterie lointaine, n'avait pas agi avec assez de précaution. En revanche il avait payé de sa personne et suffisamment répondu à ceux qui affectaient de suspecter sa bravoure parce qu'ils ne pouvaient pas nier son esprit.

chevalier de TinténiacPourquoi Tinténiac n'avait point paru ? Il avait trouvé à Elven l'ordre de se rendre à Coëtlogon. A contrecoeur, Tinténiac se détourna de sa mission première, du plan conçu par Puisaye et se rendit au château de Coëtlogon où attendaient, à la surprise des maris qui n'avaient pas vu leurs épouses depuis de nombreuses mois voire années, Mmes de Guernisac, de Pontbellanger et Joséphine de Kercadio venue pour inciter Tinténiac à prendre la succession en Côte du Nord de Bois-Hardy, son fiancé tué le jour de ses noces. Ces femmes étaient chargées de lui transmettre l'ordre de marcher sur Saint-Brieuc. C'étaient les agents opposés à Puisaye, qui, usant du "nom du roi" au nom duquel ils parlaient toujours, voulaient faire concourir les corps détachés par Puisaye à la contre-expédition qu'ils méditaient sur Saint-Malo ou Saint-Brieuc. Tandis que l'on conférait sur cet ordre, le château de Coëtlogon était attaqué par les détachements que Hoche avait lancés à la poursuite de Tinténiac ; celui-ci courut au combat mais fut tué d'une balle au front.
Son successeur au commandement consentit à marcher sur Saint-Brieuc. De leur côté, Lantivy et Jean-Jean, débarqués aux environs de Quimper, avaient trouvé des ordres semblables ; les chefs s'étaient divisés, et voyant ce conflit d'ordres et de projets, leurs soldats déjà mécontents s'étaient dispersés. C'est ainsi qu'aucun des corps envoyés par Puisaye pour faire diversion, n'était arrivé au rendez-vous.

L'Agence de Paris, avec ses projets, avait aussi privé Puisaye des cadres qu'elle retenait sur la côte du nord, des deux détachements qu'elle avait empêchés de se rendre à Baud le 14, et enfin du concours de tous les chefs auxquels elle avait signifié l'ordre de ne faire aucun mouvement.
Renfermé dans Quiberon, Puisaye n'avait donc plus aucun espoir d'en sortir pour marcher en avant ; il ne lui restait qu'à se rembarquer, avant d'y être forcé par la famine, pour aller essayer une descente plus heureuse sur une autre partie de la côte, c'est-à-dire en Vendée. La plupart des Emigrés ne demandaient pas mieux ; le nom de Charette leur faisait espérer en Vendée un grand général à la tête d'une belle armée opérée par tout autre que Puisaye.

Pendant ce temps, Hoche examinait cette presqu'île, et cherchait le moyen d'y pénétrer.
 Elle était défendue en tête par le fort Penthièvre et sur les bords par les escadres anglaises. Il ne fallait pas songer à y débarquer dans des bateaux ; prendre le fort au moyen d'un siège régulier était tout aussi impossible, car on ne pouvait y arriver que par la Falaise, toujours balayée par le feu des chaloupes canonnières. Les Républicains, en effet, n'y pouvaient pas faire une reconnaissance sans être mitraillés. Il n'y avait qu'une surprise de nuit ou la famine qui pussent donner la presqu'île à Hoche.

Une circonstance le détermina à tenter une surprise quelque périlleuse qu'elle fût. Les prisonniers qu'on avait enrôlés presque malgré eux dans les régiments émigrés, auraient pu être retenus tout au plus par le succès ; mais leur intérêt le plus pressant les engageait à passer du côté de la victoire sans attendre qu'on les traite en déserteurs, s'ils étaient pris les armes à la main. Ils se rendirent en foule au camp de Hoche, pendant la nuit, disant qu'ils ne s'étaient enrôlés que pour sortir des prisons. Ils lui indiquèrent un moyen de pénétrer dans la presqu'île. Un rocher était placé à la gauche du fort Penthièvre ; on pouvait, en entrant dans l'eau jusqu'à la poitrine, faire le tour de ce rocher ; on trouvait ensuite un sentier qui conduisait au sommet du fort. Les transfuges avaient assuré, au nom de leurs camarades composant la garnison, qu'ils aideraient à en ouvrir les portes.

Hoche n'hésita pas malgré le danger d'une pareille tentative. Le 20 juillet au soir, le ciel était sombre ; Puisaye et Vauban avaient ordonné des patrouilles pour se garantir d'une attaque nocturne. « Avec un temps pareil, dirent-ils aux officiers, faites-vous tirer des coups de fusil par les sentinelles ennemies.» Tout leur paraissant tranquille, ils allèrent se coucher en pleine sécurité.


REACTION ET MAT

Les préparatifs étaient faits dans le camp républicain. A peu près vers minuit, Hoche s'ébranla avec son armée. Le ciel était chargé de nuages ; un vent très violent soulevait les vagues et couvrait de sourds mugissements le cliquetis des armes et les pas des soldats. Hoche disposa ses troupes en colonnes sur la Falaise; il donna ensuite trois cents grenadiers à l'adjudant-général Ménage, jeune républicain courageux et lui ordonna de filer à sa droite, d'entrer dans l'eau avec ses grenadiers, de tourner le rocher sur lequel s'appuient les murs, de gravir le sentier, et de tâcher de s'introduire ainsi dans le fort.

Ces dispositions faites, on marcha dans le plus grand silence ; des patrouilles auxquelles on avait donné des uniformes rouges enlevés sur les morts et avec le mot de passe, trompèrent les sentinelles avancées. Ménage entra dans la mer avec ses grenadiers ; le bruit du vent couvrait celui qu'ils faisaient en agitant les eaux. De rochers en rochers, ils parvinrent à gravir le sentier qui conduisait au fort. Pendant ce temps, Hoche arriva jusque sous les murs avec ses colonnes. Mais tout à coup les sentinelles reconnurent une des fausses patrouilles ; elles aperçurent dans l'obscurité une ombre longue et mouvante, et sur-le-champ firent feu ; l'alarme était donnée.
Les canonniers toulonnais accoururent à leurs pièces, et firent pleuvoir la mitraille sur les troupes de Hoche ; le désordre s'y mit et elles étaient prêtes à s'enfuir. Mais dans ce moment Ménage arriva au sommet du fort ; les soldats complices des assaillants accoururent sur les créneaux, présentèrent la crosse de leurs fusils aux Républicains et les firent entrer. Tous ensemble ils fondirent alors sur le reste de la garnison, égorgèrent ceux qui résistaient, et envoyèrent le pavillon tricolore.

Hoche, au milieu du désordre que les batteries ennemies avait jeté dans ses colonnes, ne s'ébranla pas et put rallier son armée sous cette épouvantable feu. L'obscurité commençant à devenir moins épaisse, il aperçut le pavillon tricolore au sommet du fort: « Quoi? dit-il à ses soldats, vous reculeriez lorsque déjà vos camarades ont placé leur drapeau sur les murs ennemis !» Il les entraîna sur les ouvrages avancés où campaient une partie des Chouans ; il y pénétra et se rendit enfin maître du fort.

Dans ce moment, Vauban, Puisaye, éveillés par le feu, accouraient au lieu du désastre ; mais il n'était plus temps. Ils virent fuir pêle-mêle les Chouans, les officiers abandonnés par leurs soldats, et le reste de la garnison demeurée fidèle. Hoche ne s'arrêta pas à la prise du fort ; il rallia une partie de ses colonnes, et s'avança dans la presqu'île avant que le corps expéditionnaire ne puisse se rembarquer.

Puisaye, Vauban, tous les chefs, se retirèrent vers l'intérieur, où restaient encore le régiment d'Hervilly, les débris des régiments de du Dresnay, de Royal-Marine, de Loyal-Émigrant, et la légion de Sombreuil, débarquée depuis deux jours, forte de onze cents hommes. En prenant une bonne position, et il y en avait plus d'une dans la presqu'île, en l'occupant avec les trois mille hommes de troupes régulières qu'on avait encore, on pouvait donner à l'escadre le temps de recueillir les Emigrés. Le feu des chaloupes canonnières aurait protégé l'embarquement ; mais le désordre régnait tellement dans les esprits que les Chouans se précipitaient dans la mer avec leurs familles, pour entrer dans quelques bateaux de pêcheurs qui étaient sur la rive et gagner l'escadre que le mauvais temps tenait éloignée.
Les troupes, éparpillées dans la presqu'île, couraient ça et là, ne sachant où se rallier. D'Hervilly, capable de défendre vigoureusement une position et connaissant très bien les lieux, était mortellement blessé ; Sombreuil qui lui avait succédé, ne connaissait pas le terrain, ne savait où s'appuyer, où se retirer, et quoique brave, paraissait, dans cette circonstance, avoir perdu la présence d'esprit nécessaire.
Puisaye, arrivé auprès de Sombreuil, lui indiqua une position. Sombreuil lui demanda s'il a envoyé quelqu'un à l'escadre pour la faire approcher ; Puisaye répondit qu'il avait envoyé un pilote habile et dévoué, mais le temps était si mauvais que le pilote n'arriva pas assez vite au gré des malheureux menacés d'être jetés à la mer.

Les colonnes républicaines approchaient ; Sombreuil insista de nouveau. « L'escadre est-elle avertie ?» demanda-t-il à Puisaye. Ce dernier accepta alors la commission de partir pour faire approcher le commodore, commission qu'il convenait mieux de donner à un autre, car il devait être le dernier à se retirer du péril. Une raison le décida, la nécessité d'enlever sa correspondance qui aurait compromis toute la Bretagne si elle était tombée dans les mains des Républicains. Il était sans doute aussi pressant de la sauver que de sauver l'armée elle-même ; mais Puisaye aurait pu la faire porter à bord sans y aller lui-même.

Il partit et arriva au bord du commodore en même temps que le pilote qu'il avait envoyé. L'éloignement, l'obscurité, le mauvais temps, avaient empêché qu'on pût, de l'escadre, apercevoir le désastre. Le brave amiral Warren, qui pendant l'expédition avait secondé les émigrés de tous ses moyens, fit force voiles, arriva enfin avec ses vaisseaux à portée de canon, à l'instant où Hoche, à la tête de sept cents grenadiers, pressait la légion de Sombreuil, et allait lui faire perdre terre. Quel spectacle présentait en cet instant cette côte malheureuse !

La mer agitée permettait à peine aux embarcations d'approcher du rivage; une multitude de Chouans, de soldats fugitifs, entraient dans l'eau jusqu'à la hauteur du cou pour rejoindre les embarcations, et se noyaient pour y arriver plus tôt ; un millier de malheureux Emigrés, placés entre la mer et les baïonnettes républicaines en étaient réduits à se jeter ou dans les flots ou sur le fer ennemi, et souffraient autant du feu de l'escadre anglaise que les Républicains eux-mêmes. Quelques embarcations étaient arrivées, mais sur un autre point. De ce côté, il n'y avait qu'une goélette qui faisait un feu épouvantable, et qui suspendit un instant la marche des Républicains.

Quelques grenadiers crièrent aux Emigrés: « Rendez-vous, on ne vous fera rien. » Ce mot courut de rangs en rangs. Sombreuil voulut s'approcher pour parlementer avec le général Humbert ; mais le feu d'artillerie navale empêchait de s'avancer. Aussitôt un officier émigré se jeta à la nage pour aller faire cesser le feu. Hoche ne voulait pas une capitulation ; il connaissait trop bien les lois contre les Emigrés pour oser s'engager, et il était incapable de promettre ce qu'il ne pouvait pas tenir. Il assurera dans une lettre publiée dans toute l'Europe, qu'il n'entendit aucune des promesses attribuées au général Humbert, et qu'il ne les aurait pas autorisées. Quelques-uns de ses soldats purent crier: Rendez-vous ! mais il n'offrit rien, ne promit rien. Il s'avança, et les Emigrés n'ayant plus d'autre ressource que de se rendre ou de se faire tuer, eurent l'espoir qu'on les traiterait peut-être comme les Vendéens à la Paix de La Jaunaye. Ils mirent bas les armes. Aucune capitulation, même verbale, n'eut lieu avec Hoche. Vauban, qui était présent, avoue qu'il n'y eut aucune convention faite, et il conseilla même à Sombreuil de ne pas se rendre sur la vague espérance qu'inspiraient les cris de quelques soldats.

Beaucoup d'émigrés se percèrent de leurs épées; d'autres se jetèrent dans les flots pour rejoindre les embarcations. Le commodore Warren fit tous ses efforts pour vaincre les obstacles que présentait la mer, et pour sauver le plus grand nombre possible de ces malheureux. Il y en avait une foule qui, en voyant approcher les chaloupes, étaient entrés dans l'eau jusqu'au cou ; du rivage on tirait sur leurs têtes. Quelquefois ils s'élançaient sur ces chaloupes déjà surchargées, et ceux qui étaient dedans, craignant d'être submergés, leur coupaient les mains à coups de sabre.


C'était fini ! Plus d'une cause avait contribué à empêcher le succès de cette expédition.
D'abord, on avait trop présumé de la Bretagne. Un peuple vraiment disposé à s'insurger, éclate comme firent les Vendéens en mai 1793, va chercher des chefs, les supplie, les force de se mettre à sa tête, mais n'attend pas qu'on l'organise, ne souffre pas deux ans d'oppression pour se soulever quand l'oppression est finie. Serait-il dans les meilleures dispositions, un surveillant comme Hoche l'empêcherait de les manifester. Il y avait donc beaucoup d'illusions en Puisaye. Cependant on aurait pu tirer parti de ce peuple à condition que les chefs des insurgés fussent d'accord avec Puisaye, Puisaye avec l'Agence de Paris ; que les instructions les plus contraires ne fussent pas envoyées aux chefs des Chouans ; que les Emigrés comprissent mieux la guerre qu'ils allaient faire, et méprisassent un peu moins ces paysans qui se dévouaient à leur cause ; mais il fallait surtout un grand prince à la tête de l'expédition !

A sa vue, tous les obstacles s'évanouissaient. Cette division des chefs vendéens entre eux, des chefs vendéens avec le chef breton, du chef breton avec les agents de Paris, des Chouans et des Emigrés, cette division de tous les éléments de l'entreprise cessait à l'instant même. A la vue du prince, tout l'enthousiasme de la contrée se réveillait, tout le monde se soumettait à ses ordres, et concourait au succès de l'entreprise.

Hoche pouvait être enveloppé, et, malgré ses talents et sa vigueur, obligé de reculer. Sans doute restait-il derrière lui ces vaillantes armées qui avaient vaincu l'Europe ; mais l'Autriche pouvait les occuper sur le Rhin, et les empêcher de faire de grands détachements ; le gouvernement n'avait plus l'énergie du grand Comité, et la Révolution eût couru de grands périls.

Tout fut imputé à Puisaye et à l'Angleterre par les brouillons qui composaient le parti royaliste. Il était absurde de supposer que l'Angleterre ne voulût pas réussir. Ses propres précautions à l'égard de Puisaye, le choix qu'elle fit elle-même de d'Hervilly pour empêcher que les corps émigrés ne fussent trop compromis, et enfin le zèle que le commodore Warren mit à sauver les malheureux restés dans la presqu'île, prouvent que malgré son génie politique elle n'avait pas médité le crime hideux et lâche qu'on lui attribuait.

Le commodore Warren alla débarquer à l'île d'Houat les malheureux restes de l'expédition ; il attendit là de nouveaux ordres de Londres et l'arrivée du comte d'Artois, qui était à bord du Lord Moira, pour savoir ce qu'il faudrait faire.

Le désespoir régnait dans cette petite île. Les Emigrés, les Chouans dans la plus grande misère se livraient aux récriminations, et accusaient amèrement Puisaye. Le désespoir était bien plus grand encore à Aurai et à Vannes, où avaient été transportés les mille Emigrés pris les armes à la main. Hoche, après les avoir vaincus, s'était soustrait à ce spectacle douloureux, pour courir à la poursuite de la bande de Tinténiac, appelée l'armée rouge. Le sort des prisonniers ne le regardait plus. Que pouvait-il pour eux? Les lois existaient, il ne pouvait les annuler. Il en référa au Comité de salut public et à Tallien. Tallien partit sur-le-champ, et arriva à Paris la veille de l'anniversaire du 9 thermidor. Le lendemain on célébrait, suivant le nouveau mode adopté, une fête dans le sein même de l'assemblée, en commémoration de la chute de Robespierre. Tous les représentants siégeaient en costume ; un orchestre nombreux exécutait des airs patriotiques ; des choeurs chantaient les hymnes d'André Chénier. Courtois lut un rapport sur la journée du 9 thermidor. Tallien lut ensuite un autre rapport sur l'affaire de Quiberon. On remarqua chez lui l'intention de se procurer un double triomphe ; néanmoins on applaudit vivement ses services de l'année dernière et ceux qu'il venait de rendre dans le moment. Sa présence, en effet, n'avait pas été inutile à Hoche.

Il y eut, le même jour, un banquet chez Tallien ; les principaux Girondins s'y étaient réunis aux Thermidoriens ; Louvet, Lanjuinais y assistaient. Lanjuinais porta un toast au 9 thermidor, et aux députés courageux qui avaient abattu la tyrannie ; Tallien en porta un second aux soixante-treize, aux vingt-deux, aux députés victimes de la Terreur; Louvet ajouta ces mots: "Et à leur union intime avec les hommes du 9 thermidor".
Ils avaient grand besoin, en effet, de se réunir pour combattre à efforts communs les adversaires de toute espèce soulevés contre la République. La joie fut grande, surtout en songeant au danger qu'on aurait couru si l'expédition de l'Ouest avait pu concourir avec celle que le prince de Condé avait préparée vers l'Est.

Il fallait décider du sort des prisonniers. Beaucoup de sollicitations furent adressées aux comités ; mais, dans la situation présente, les sauver était impossible. Témoigner la moindre indulgence dans cette occasion, c'était justifier les craintes des uns, les folles espérances des autres. Le Comité de salut public ordonna l'application des lois, et certes il n'y avait pas de Montagnards dans son sein ; mais il sentait l'impossibilité de faire autrement.

Une commission, réunie à Vannes, fut chargée de distinguer les prisonniers enrôlés malgré eux des véritables Emigrés. Ces derniers furent fusillés. Les soldats en firent échapper le plus qu'ils purent. Beaucoup de braves gens périrent ; mais ils ne devaient pas être étonnés de leur sort. M. de Sombreuil quoique brave officier, céda au moment de la mort à un mouvement peu digne de son courage. Il écrivit une lettre au commodore Warren, où il accusait Puisaye avec la violence du désespoir. Il chargea Hoche de la faire parvenir au commodore. Quoiqu'elle renfermât une assertion fausse, Hoche, respectant la volonté d'un mourant, l'adressa au commodore ; mais il répondit par une lettre à l'assertion de Sombreuil et la démentit: « J'étais, dit-il, à la tête des sept cents grenadiers de Humbert, et j'assure qu'il n'a été fait aucune capitulation.» Tous les contemporains connaissant Hoche l'ont jugé incapable de mentir. Des témoins oculaires confirmèrent d'ailleurs son assertion. La lettre de Sombreuil nuisit singulièrement à l'Emigration et à Puisaye.



Conclusion

Ce fut grande légèreté de la part du comte d'Artois, futur Charles X, de laisser engager pareille affaire sans s'y impliquer personnellement, d'autant que la cause royaliste était irrécupérable à Paris depuis l'exécution de son frère, de la reine et du petit dauphin, et que toute réserve était vaine pour la suite. A y aller, il pouvait vaincre, à n'en pas vouloir, il fallait l'interdire ! Mais sans doute n'était-ce pas dans son tempérament. Hélas pour les milliers de morts de chaque bord.

L'engagement militaire était, lui, plus que critiquable dans son organisation, même s'il faut reconnaître aux Anglais d'avoir fait les choses sérieusement. La dualité de commandement sera fatale par le temps perdu au départ quand tout est possible. A choisir entre garnir les rangs chouans d'officiers et sous-officiers professionnels, ou à l'inverse compléter les effectifs des régiments réguliers par les supplétifs bretons, comme on l'avait fait à Valmy en amalgamant jeunes braves levés en masse et vieux troupiers de l'armée professionnelle, il fallait en décider bien avant, tant en effectif nécessaire que dans les modalités de conscription et déploiement.

Comment, dotée des moyens en effectif et matériel nécessaires et suffisants et d'une bravoure certaine, l'expédition fut-elle si vite anéantie, relève d'un faisceau de tâtonnements tactiques et de la pusillanimité de ses chefs.

La guerre est une chose sérieuse. Le général Hoche fut sérieux.
L'avatar moderne de l'affaire de Quiberon, c'est le débarquement de la Baie des Cochons à Cuba.



Postscriptum du 26 octobre 2018 :

Mise en perspective de ce travail destinée au président de l'association Vendée Militaire à la suite de notre billet "Savoir 125":

« Le long article de 2005 sur l'affaire de Quiberon avait un double objectif : d'une part, retracer sur un simple blogue les circonstances d'un échec imprévisible dont on ne trouvait la relation que dans des livres d'histoire assez peu répandus ; d'autre part, signaler que les réticences à s'impliquer sur le théâtre d'opérations du dernier Bourbon de France en âge de faire campagne, avait ruiné le projet.
Artois n'avait rien à perdre que la vie sauf à reconquérir la couronne ; deux fils de lui continuaient l'histoire. Mais c'était trop demander à une famille traumatisée par la décapitation du frère aîné, même si les rois sont nés pour combler l'écart. »

mardi 11 octobre 2005

Godoy, l'énigme.

Godoy est un inconnu en France et pourtant.
Présence de l'absence, ce nom se murmure parfois, et parfois se crie comme une insulte. C'est un sésame de dispute dans la querelle dynastique française. On vous explique ici pourquoi.

Emmanuel de Godoy y Alvarez de Faria naquit à Badajoz le 12 mai 1767. On ne rapporte aucun phénomène cosmologique ou sismique. C'était le fils d'un colonel de l'armée espagnole, à l'éducation soignée. Plusieurs ancêtres de Godoy appartinrent aux ordres militaires de Santiago et de Calatrava, comme deux de ses frères ensuite, l'un devenant même "Maître" de ces deux ordres.
A 17 ans, Emmanuel de Godoy fut nommé dans les Gardes du Corps à Madrid comme son frère; celui-là même que le roi Charles III exilera de la cour pour ses avances exagérées à la princesse des Asturies, Marie-Louise. Un jour d'escorte de la sérénissime princesse sur le chemin de Ségovie, le cheval de Manuel se cabre et le jette au sol. Après une sainte colère, il remonte aussitôt, attirant par son éclat l'attention du prince et de son épouse. A 21 ans, il est présenté officiellement aux princes des Asturies (titre porté par l'infant d'Espagne comme aujourd'hui). Doué d'une belle conversation et d'un minois séducteur, il s'attirera l'affection et l'amitié de Charles et de Marie-Louise.

In 1788, Marie Louise est dans sa 37ème année. Certains la disent gracieuse, élégante, mais peu attrayante, un peu légère et même arrogante, jusqu'à avoir carrément gâché la vieillesse de Charles III au palais. L'ambassadeur de Russie qui ne l'aimait pas, la trouva jaunâtre et édentée sans doute à cause de ses nombreuses maternités et fausses couches.Marie Louise de Parme

Le prince des Asturies accède au trône le 14 décembre 1788 sous le nom de Charles IV. Le 30 du mois, Godoy est nommé cadet surnuméraire au palais. En mai 1789, il devient colonel de cavalerie, en novembre, chevalier de Santiago, en août 1790, commandeur de l'Ordre, en février 1791, aide de camp, mars, gentilhomme de la cour, juillet, lieutenant général et grand-croix de Charles III. Mais ce n'est pas fini, en 1792, il reçoit le titre de duc d'Alcudia avec la grandesse d'Espagne, en novembre, la Toison d'Or et au printemps de 1793, le commandement en chef. Il a vingt-six ans. Suivront les titres de duc de Sueca, marquis d'Alvarez, sieur de Soto de Roma. En la circonstance, fulgurant est un qualificatif faible !

Charles IVLes relations amoureuses entre la reine et Godoy seront de notoriété publique au point de lui attribuer la paternité des infants François de Paule et Isabelle, future reine de Naples, que la belle-maman aura plaisir à insulter comme une "bâtarde épileptique engendrée par le crime et le mauvais oeil". Ces calomnies retentiront jusqu'à aujourd'hui dans la querelle dynastique française puisque la branche aînée des Bourbons est issue de François de Paule, par la primogéniture généalogique suivante :
Philippe V (1683-1746) fils de Louis Grand Dauphin le fils de louis XIV - Charles III (1716-1788) troisième fils régnant du précédent - Charles IV (1748-1819) fils du précédent - infant François de Paule (1794-1865) fils du précédent (le fils de Charles IV, Ferdinand VII n'aura que des filles) - François d'Assise (1822-1902) fils du précédent - Alphonse XII (1857-1885) fils du précédent - Alphonse XIII (1886-1941) fils posthume du précédent et prétendant au trône de France à la suite du décès du comte de Chambord - Jacques (1908-1975) fils du précédent - Alphonse (1936-1989) fils du précédent - Louis Alphonse (né en 1974) fils du précédent, désigné comme Louis XX par les légitimistes français.

En 1789 éclate la Révolution française ! Le premier ministre de Charles III toujours en poste, Floridablanca, ferme les frontières pour arrêter la propagation des idées sulfureuses et menace clairement la Convention. Quand Louis XVI est emprisonné, il déclare la Convention responsable de la sécurité de la famille royale, aggravant ce faisant leur cas. Et dans un grand élan de moralité, il accuse par devant Charles IV, la reine et Godoy de relations prohibées. En janvier 1792 il sera renvoyé et jeté en prison. Il finira ses jours chez lui, à Murcie. Lui succèdera Aranda, ancien premier ministre de Charles III, ami de Voltaire et de certains révolutionnaires français. Il reconnaîtra la République française dès que Louis XVI sera destitué, en échange de quoi il obtiendra de la France qu'elle reconnaisse la neutralité espagnole dans le conflit européen en cours.
Le reine en profite pour obtenir sa destitution afin de le remplacer par ...... Godoy qui prend ses fonctions le 15 novembre 1792. Selon toutes probabilités, Marie Louise compensera de la sorte la nullité politique de Charles IV, avec son probable consentement.

Godoy par Goya
Godoy suivra la ligne de neutralité et tentera de sauver la famille royale de France, mais en vain. A l'exécution de Louis XVI, Charles IV enverra à la Convention une lettre que celle-ci jugera inconvenante, lui déclarant aussitôt la guerre. Les Bourbons devront-ils quitter leur trône usurpé ? La libération du peuple le plus magnanime d'Europe sous le meilleur des climat gagnera-t'elle la partie ? C'est bien ce qui se disait alors en Espagne quand le général Ricardos meurt à la porte de Perpignan. Aranda tentera de stopper l'offensive espagnole, arguant de la pusillanimité de Charles IV et de Godoy. Au sortir du Conseil, il s'entendra dire par Charles IV: "Au service de mon père vous fûtes effronté et têtu, mais n'étiez jamais allé jusqu'à l'insulte". Il sera embastillé dans la nuit. La France regagnera le terrain perdu et entrera en Espagne jusqu'à Miranda de l'Ebre. Pour stopper l'invasion, Godoy signera en juillet 1795 la paix de Bâle pour échanger les territoires conquis par les Français contre l'île de Saint-Domingue. Godoy en retirera personnellement le titre de "prince de la Paix". C'était la première alerte, l'Europe redessinait ses frontières.

Le 18 août 1796, Godoy s'allia à la France par le traité de San Ildefonso, stipulant que l'Espagne conserverait la Louisiane tant que la Grande Bretagne n'aurait pas rétrocédé Gibraltar, et déclara aussitôt la guerre à l'Angleterre. Hélas la défaite de l'escadre au cap Saint-Vincent en février 1797 brûlera son projet et ce n'est pas la perte du bras de l'amiral Nelson devant Santa Cruz de Tenerife qui l'en consolera.
La situation économique désastreuse tant de l'Espagne que de la Grande Bretagne obligera les belligérants à déposer les armes. Les relations de Godoy avec le Directoire dès lors se renforceront.

A cette époque, Godoy fera donner à son amante de longue date, Pepita Tudo, les titres de comtesse de Castillofiel et de vicomtesse de Rocafuerte. Certains parlèrent d'un mariage secret célébré le 22 juin 1797 au Prado. Pepita, orpheline d'un artilleur, avait vécu depuis l'âge de seize ans dans la maison de Godoy, en compagnie de ses deux soeurs et de sa mère, à la suite d'une réclamation que cette dernière était venue faire un jour, contre la lenteur de sa pension de veuve. Deux garçons naîtront de cette liaison, Manuel en 1805 et Louis en 1807. A 90 ans passés, Pepita confiera à un publiciste que Godoy n'avait jamais connu qu'un amour éternel et désespéré : la reine Marie-Louise.
Le roi cependant lui avait choisi pour épouse, Thérèse de Bourbon et Vallabriga, la fille de l'infant Don Louis comte de Chinchon, cousine de Charles IV et future comtesse de Chinchon. C'était fait pour qu'il rompe bien sûr avec la Pepita !
Le 5 septembre un décret autorisera le mariage de Godoy. Ce mariage était le fait du prince. Les époux se détesteront immédiatement ! Selon l'ambassadeur allemand, après avoir reçu la dot de cinq millions de réaux par son mariage avec Thérèse, Godoy eut l'audace d'installer chez lui Pepita Tudo en lui laissant la meilleure place à ses côtés, que les circonstances fussent publiques ou privées. Dès les premiers mois, les invités des Godoy durent souvent ravaler leur gêne de partager la table avec Godoy, son épouse Thérèse et Pepita sa maîtresse ! Le futur ministre Jovellanos en fut témoin.
En 1797 celui-ci entra au Conseil pour le portefeuille de la Justice, en même temps que Saavedra prenait l'Economie. Tous les deux cherchèrent à faire sortir Godoy du Conseil. Dans une discussion à propos d'un simple camp militaire de la frontière portugaise, Charles IV finit par suivre Saavedra et renvoya Godoy qui remit sa démission formelle le 28 mars 1788. Le roi avait succombé aux pressions du Directoire et de la reine Marie-Louise qui entre-temps avait changé d'amant.
Le roi continua tout de même à honorer son ami Godoy :"Manuel, prend soin de toi, parce que nous avons besoin de toi, parce que tu es le seul ami que nous ayons, et que nous t'aimons comme depuis toujours".
Godoy fut donc remplacé par Saavedra, qui lui-même démissionnera en août 1798, juste après Jovellanos, à cause de l'anarchie qu'à tous les deux ils avaient provoquée. On les remplaça par Urqijo qui était passé aussi par les draps de la reine, rousseauiste, anticlérical et ancien protégé d'Aranda, qui suivra tranquillement les directives du Directoire.

Mais le 9 novembre c'est le coup d'état à Paris (18 brumaire). Bonaparte qui méprisait Urqijo, nomma ambassadeur en Espagne son frère Lucien avec pour mission de gagner Charles IV et Godoy à sa cause. Urqijo proteste; il est renvoyé le 13 décembre 1800 et emprisonné à Pampelune. Godoy refusa le poste mais fit nommer une de ses relations politiques comme premier secrétaire, Pedro Cevallos, qui dirigera dans cette fonction tout le quotidien du gouvernement de Madrid. Charles IV amusé lui dira :"C'est mieux comme ça, Manuel, si c'est un parent, tout restera en famille!"

Mais il est des contempteurs du pouvoir qui s'agitent dans l'ombre. Depuis 1789 déjà, Goya était peintre de la cour, mais sur recommandation de Godoy qui lui avait acheté les Maya ainsi que sa collection de "Bizarres", et qui avait même pris soin d'étudier le langage des signes pour communiquer avec lui, il devint le 31 décembre 1799, premier peintre de la cour. Goya était passé par le lit de la duchesse d'Albe avec laquelle il partageait une haine solide de Marie-Louise, jusqu'à mettre son art au service de la "ridiculisation" des souverains d'Espagne. La duchesse reçut un jour de ses informateurs à Paris, les modèles de costume que la reine entendait porter; aussitôt fit-elle faire les mêmes pour elle et sa suite de demoiselles d'honneur, afin de parader au Retiro ou rue de Alcala à Madrid. Quelques mois plus tard, le palais de Liria, résidence de la duchesse brûlait, elle avec. Elle "s'éteignit" à 29 ans, le 23 juillet 1802. Les commérages madrilènes allèrent bon train à l'encontre de Godoy et de Marie-Louise qui l'auraient dit-on empoisonnée, la privant ainsi de réactions.

En 1800 naquit Charlotte Louise (+1886) fille de Godoy et de Thérèse. Les souverains viendront de l'Escorial pour assister au baptême célébré par le grand Inquisiteur en personne dans les appartements royaux. On la décora de l'ordre de Marie-Louise, réservé d'ordinaire aux infants d'Espagne. La reine qui s'était entichée d'elle jusque pendant son exil à Rome, essaiera de la marier à son fils François de Paule. Ce qui contredirait en passant la rumeur publique sur la paternité douteuse de François de Paule. Charlotte enfant, Thérèse dira d'elle :"Je déteste cette créature qui par sa seule présence me fait souvenir que mon mari est son père!". La reine ainsi la protégeait.

En 1801 Pedro Cevallos et Lucien Bonaparte (d'ordre et pour compte de Godoy et Napoléon) signèrent trois pactes et lancèrent un ultimatum à Lisbonne. Par lequel, en échange du royaume d'Etrurie pour le beau-fils du roi, l'Espagne s'accommodait des exigences françaises d'invasion du Portugal, au motif qu'il refusait de fermer ses ports aux Anglais dans le cadre du Blocus continental décrété par Bonaparte. La guerre du Portugal reçut le nom de "guerre des oranges" par une lettre de Godoy à la reine dans laquelle il racontait : "Les troupes m'ont donné du jardin de Yelves deux rameaux d'oranger que je mets aux pieds de la reine".
Ainsi Godoy prendra le commandement des troupes qui envahissent le Portugal le 16 mai 1801, pour 48 heures seulement, le temps de recevoir des Portugais leurs implorations de paix. Godoy la signera sans le consentement de Napoléon dont les intentions étaient d'occuper militairement le Portugal. L'Espagne annexera la forteresse d'Olivenza et la France une partie de la Guyane.

En 1802 ce fut la Paix d'Amiens avec l'Angleterre. L'Espagne perdait Trinidad et recouvrait Minorque. La France vendit la Louisiane aux Etats-Unis d'Amérique en oubliant le droit de préemption de l'Espagne. C'est alors que Godoy et Marie-Louise interceptèrent une lettre de Napoléon à Charles IV dans laquelle il était dit sans ambages que "le vrai roi d'Espagne c'est Godoy, qui d'ailleurs est l'amant de la reine". Ils rapportèrent la lettre chez l'ambassadeur français et se rendirent chez le roi, lui indiquant au passage que la couronne d'Espagne ne devait donner aucune suite aux injonctions éventuelles d'un infâme tyran. Le 11 octobre 1803 l'ambassadeur se présente devant Charles IV avec la fameuse lettre de Napoléon. Le roi la prend et conclut immédiatement l'audience. Napoléon après une violente colère, s'estimera floué par Godoy et Charles IV.

1805, le 5 octobre. Les Anglais surveillent plusieurs bateaux espagnols revenant du Pérou pour se joindre à l'escadre française. Le 21, c'est Trafalgar et la consécration de la suprématie britannique sur les mers, et la fin de la liberté de navigation des flottes espagnoles. L'Espagne est abattue. Le prince des Asturies, Ferdinand, commence à réunir autour de lui les déçus de la politique Godoy, et son professeur Escoiquiz ira jusqu'à créer une parti de propagande avec l'unique objectif de discréditer Godoy et les souverains. Des affiches seront publiées, certaines réalisées par Goya, montrant les souverains et Godoy dans des postures obscènes. Marie-Louise écrivit à Godoy : "Ma belle-fille est une vipère et une grenouille à l'agonie (elle mourra de tuberculose l'année suivante)".

Après la mort de sa femme, Ferdinand accusant Godoy d'indignité, écrira à Napoléon le suppliant de lui trouver une princesse de son sang comme seconde épouse. Godoy révèlera alors la haine que lui portait Ferdinand et demandera pour lui-même la régence du Portugal. Le 27 octobre 1807, au traité de Fontainebleau, le Portugal sera partagé entre la France, l'Espagne et ... Godoy qui récupèrera le sud avec le titre de "roi des Algarves", se mettant ainsi à l'abri de toutes rétorsions de la part du successeur de Charles IV, le futur Ferdinand VII. Le Portugal fut envahi par les Français et les Espagnols. C'est à ce moment-là que Godoy apprit que Napoléon envisageait de mettre son frère Joseph sur le trône d'Espagne. Ferdinand VII
La décomposition de la monarchie espagnole était à son comble. Tous les espoirs nationalistes se tournèrent vers le prince des Asturies. Le 28 octobre 1807 à l'Escorial, à la demande de la reine, Godoy étant retenu par la maladie à Madrid, le roi fit irruption dans les appartements de Ferdinand, et explosa de rage en découvrant les preuves d'une conspiration, puis ordonna les arrêts de rigueur pour le prince. Quand Godoy lui rendit visite quelques jours après, Ferdinand lui sautera au cou en pleurant: "Manuel, Manuel, sauve-moi de grâce !". Il écrira ensuite à son père le roi s'accusant d'avoir manqué à ses devoirs et implorant son pardon et la permission de lui baiser les pieds. Se défendant d'avoir projeté la mort de son père, d'avoir demandé l'aide de Napoléon, et montrant ici la bassesse qui anima tout son règne à venir, il dénoncera tous ses complices conspirateurs: Escoiquiz, Infantado, Orgaz, Ayerbe, et jusqu'à sa défunte épouse. Le roi pardonnera, et dans un jugement en forme de farce d'opérette, acquittera tous les prévenus.
Le 22 décembre, de nouveaux contingents militaires français pénétrèrent en Espagne sans la permission du gouvernement espagnol. Le 1er février 1808, Junot prit la régence du Portugal au nom de l'Empire français.

En mars 1808, Murat arrivait aux portes de Madrid. Ferdinand pensa qu'ils lui apportaient la couronne. Alors Godoy qui avait compris, tenta de faire partir les souverains et la cour vers le Mexique. Le 15 mars, la cour quitta l'Escorial vers Séville, et le 16 s'arrêta à Aranjuez. Le bruit courait la ville que Godoy avait vendu le pays à Napoléon afin d'empêcher Ferdinand d'occuper le trône. La rumeur était soutenue par les partisans du prince jusqu'à provoquer ce que les historiens appelleront "l'émeute d'Aranjuez". Godoy alla au palais pour raconter les folles rumeurs à Charles et Marie-Louise. Paternellement, Charles lui dira: "Dors en paix cette nuit; je suis ton bouclier, mon Manuel, et je le serai toute ma vie". Godoy sur ces entrefaites à qui il ne fallait jamais en promettre, passera toute la journée de l'émeute dans le lit d'une dame dont l'histoire a tu le nom jusqu'à nos jours.
Mais le 17 mars, la populace dirigée par les partisans de Ferdinand monte à l'assaut de la demeure de Godoy. Ils n'y trouvent que Pepita, sa femme Thérèse effrayée et sa fille. Au lieu de les attaquer, on les tranquillise leur faisant croire qu'on était venu pour les délivrer. La foule les accompagne ensuite au palais royal, criant "les innocents ont la vie", "la colombe innocente vit". Marie-Louise les accueille et blâme au passage Thérèse de n'avoir jamais été une vraie mère. A partir de cette nuit, les souverains prendront soin personnellement de leur chère Charlotte, tandis que Thérèse s'enfuira à Tolède chez son frère le cardinal-primat.
Le 19 au matin, on trouve Godoy caché dans sa demeure et il est aussitôt transféré au quartier des Gardes du Corps au milieu d'une volée de coups non retenus. Devant cette situation insurrectionnelle, et peut-être aussi pour sauver la vie de Godoy, Charles IV abdique alors au bénéfice de son fils qui devient Ferdinand VII.
La première décision du nouveau roi sera la confiscation de tous les biens de Godoy, et son emprisonnement au château de Villaviciosa de Odonis, propriété de son épouse, héritière de son père, l'infant Don Louis.

Le 21 mars 1808, Murat débarque à Aranjuez et Marie-Louise lui demande l'aide de Napoléon. L'Empereur ordonnera la libération de Godoy et son transfert en France, à Bayonne. Quatre jours après l'abdication Charles écrivit à Napoléon que son abdication était feinte au vu des circonstances. Napoléon le convaincra de venir le voir à Bayonne. Godoy sera libéré du château de Villaviciosa par Murat le 10 avril. Murat décrira la scène à Napoléon: Godoy sans chemise, sans vêtements ni soin d'aucune sorte, une barbe longue et mauvaise, pieds nus, certaines plaies non encore refermées. Napoléon ordonna que Godoy lui soit amené à Bayonne. Un peu effrayé que son père ne parle à Napoléon avant lui, Ferdinand VII fonça sur Bayonne où il arriva le 20. Godoy arriva le 26, l'impératrice Joséphine le 27, les souverains le 30, Pepita et toute sa famille le premier mai. On a là le spectacle le plus honteux qu'ait jamais donné la monarchie espagnole, une reddition en masse.
Au souper donné par l'Empire, avant que Charles ne déconsidère son fils félon, Napoléon lui cria: "Vous n'êtes qu'un malfaisant, un animal !". La reine ira jusqu'à demander à l'empereur de fusiller le Ferdinand pour arrêter les émeutes. "Elle semblait un momie à moitié défaite" notera Joséphine avec perfidie. Le 2 mai, Murat court à Madrid récupérer le reste de la famille royale, à travers une foule massée devant le Palais royal, appelant au soulèvement contre les Français.
Charles IV abdiquera finalement le 5 mai 1808 en présence de Napoléon, lui cédant le royaume d'Espagne et ses propriétés en propre, contre le château de Compiègne, le château de Chambord, et une pension viagère, qu'il ne recevra jamais. Le 6 mai, Ferdinand, ignorant l'abdication de son père, abdiquera lui-même en faveur de Charles IV. Et Napoléon donnera finalement le royaume à son frère Joseph, et nommera Urqijo au gouvernement. Le 5 mai, l'Empereur aurait dit à Ferdinand: "Prince, choisissez entre l'abdication ou le trépas, ici même". Celui-ci n'hésita pas plus longtemps que la nuit.
Le 9 mai, Charles IV, Godoy et leurs familles prirent la route de Fontainebleau. Ils seront transférés le 19 juin chez eux à Compiègne. Le 4 octobre ils descendront à Aix-en-Provence et le 24 s'installeront à Marseille pour quatre ans. Marie-Louise y sera accusée à tort d'avoir dérobé les bijoux de la couronne ! Le 18 juillet 1812, ils arrivent au terme de l'exode et s'installeront au palais Barberini à Rome.

En avril 1814 la guerre espagnole de libération se termine sur la retraite des Français. Ferdinand VII débarque à Madrid en provenance de Valençay où il était retenu depuis le 16 mai 1808. Il maintint l'exil de ses parents et de Godoy, duquel il soudoya les domestiques pour être tenu au courant de ses faits et gestes. Le 1er octobre 1814, Charles IV abdiqua une troisième fois en faveur de son fils Ferdinand VII, contre la modeste somme de huit millions de réaux. Ferdinand obtiendra du pape l'exil de Godoy et de Pepita (famille comprise) à Pesaro sur l'Adriatique.

Premier mars 1815, de retour d'Elbe, Napoléon débarque à Antibes !
Murat son beau-frère marche sur Rome. Charles et Marie-Louise épouvantés s’enfuient à Vérone où ils rejoindront Godoy et Pepita, lequel demandera à l'ambassadeur d'Autriche de les accueillir tous à Vienne. Mais Ferdinand informé par ses sbires les en empêchera. Après Waterloo, les souverains retournèrent à Rome avec Pepita et ses enfants, mais Godoy dut retourner à son exil de Pesaro.

En septembre 1815 les souverains demandèrent au pape l'annulation du mariage de Godoy afin qu'il puisse épouser Pepita. Marie-Louise témoignera en faveur de Godoy qui reviendra à Rome le 7 octobre après la levée du décret d'exil. Pepita et sa famille seront envoyées à Gênes pour sauver les apparences mais ses domestiques appointés par Ferdinand VII la feront découvrir, jusqu'à ce que la police soudoyée les chasse. Il en sera de même à Livourne. Elle s'établira finalement à Pise en 1817. Ferdinand VII se persuadera que le trésor royal avait été dérobé par Marie-Louise, Godoy et Pepita, et non pas engagé par Joseph Bonaparte pour couvrir ses dépenses de guerre. Il réclamera aussi un diamant en forme de poire appelé "La Perilla" que la reine avait donné à Godoy. Ainsi Pepita sera-t'elle soumise à un très vif interrogatoire de police la sommant de répertorier consciencieusement les biens dont elle disposait à Pise. Pepita, rusée sous son visage lisse, sut leurrer tout le monde. Un rapport de basse police établi plus tard à Paris en 1831, à l'époque où elle et Godoy séjournaient à Paris, fit état de bijoux portés par elle et estimés à la valeur de quatre millions de francs, ainsi qu'une mise en gage d'autres bijoux pour cautionner l'achat d'un hôtel particulier, d'une maison de campagne, en sus de quoi il fut noté qu'elle aidait pécuniairement certains compatriotes démunis.

En mars 1818 le plus jeune fils de Pepita et de Godoy mourut, tandis que le roi Charles avait attrapé la malaria. En octobre ce fut Godoy qui attrapa la malaria et Charles comme Marie-Louise se succédèrent à son chevet. Bien que libre-penseur, Godoy reçut l'eucharistie et l'extrême onction. Et il se rétablit.
Charles fut une nouvelle fois informé par des envoyés de Ferdinand VII de la liaison amoureuse entre la reine et Godoy, ainsi que de sa paternité douteuse sur Isabelle et François de Paule. Charles ira à Naples prendre les conseils de son frère Ferdinand IV, roi des Deux-Siciles, pour dénoncer les dispositions testamentaires en faveur de Marie-Louise, et pour faire annuler son mariage par le pape. Mais à Rome Marie-Louise attrapa une pneumonie qui l'emportera après plusieurs jours d'agonie le 2 janvier 1819, au cours desquels elle ne se séparera pas de Godoy. A sa fille Louisette elle dira quelques minutes avant son dernier soupir : "Je pars, je te laisse Manuel. Sois sure que toi et ton frère Ferdinand le roi d'Espagne ne trouverez jamais autant d'affection".

Charles écrivit dès le 7 janvier à Godoy qu'il était peu convenable pour un septuagénaire tel que lui de cohabiter avec une adolescente comme Charlotte. Il décida de faire à Charlotte une pension et demanda à Godoy de quitter le palais Barberini avec sa fille. Le 14 janvier, Charles fut pris de diarrhée et cinq jours après mourut à Naples de dysenterie. Ferdinand VII interdit le retour de Godoy et de sa famille à Madrid et parvint à leur supprimer toutes leurs pensions. Il empêcha aussi Charlotte de se marier avec plusieurs prétendants, mais elle prit tout le monde de surprise et se maria quand même le 8 novembre 1821 avec le prince italien Camilo Ruspoli. Plus tard ses oncles qui régentaient l'Espagne l'autorisèrent à rentrer, mais pas Godoy.

En 1828, Thérèse devenue comtesse de Chinchon, mourut à Paris. Le 7 février de l'année suivante Pepita et Godoy décidèrent de se marier. Le 11 avril toute la famille de Godoy s'installa à Paris. Le 29 septembre 1833 Isabelle montait sur le trône d'Espagne sous le nom d'Isabelle II en rupture de la loi salique rapportée par les Cortès (en 1789 et 1830), ce qui déclenchera la révolte carliste, "pour l'honneur". Godoy vit dans ce tumulte l'occasion de recouvrer tous ses biens et y parvint.

En 1836, Godoy publia enfin ses mémoires, respectant ainsi la promesse faite à Charles IV de ne pas le faire du vivant de Ferdinand VII. A cette époque Pepita débarqua elle aussi à Madrid pour récupérer ses biens propres. Pepita
Elle avait laissé à Paris avec Godoy, son fils de Manuel et ses petits-enfants, et ne les reverrait jamais plus. Le 31 mai 1847, le gouvernement de Joaquin Francisco Pacheco publia un décret réhabilitant Emmanuel de Godoy. Celui-ci, abandonné de tous, mourra le 4 octobre 1851 à Paris dans l'indifférence générale. Son corps sera déposé en l'église Saint-Roch, puis transféré au Père-Lachaise où il demeure aujourd'hui.

Manuel Godoy a laissé sa marque sur l'Espagne plus que ne le firent les rois Charles IV et Ferdinand VII. Il gouverna dans l'esprit des Lumières, supprima la censure, laissa entrer les ouvrages de l'Encyclopédie, mit des limites aux activités de la Sainte Inquisition, et autorisa le retour des Juifs dans le royaume. L'héritage culturel et éducatif de Godoy est important : création de l'Ecole Royale de Médecine, création du Corps des Ingénieurs et Cosmographes, écoles vétérinaires, écoles des sourds-muets, école de bijouterie, observatoire astronomique; il encouragea les publications et expéditions botaniques jusqu'à créer un musée de l'hydrographie et un grand jardin botanique. En outre il établit pour la première fois les règles d'exercice de docteurs et des pharmaciens. Un bel et grand homme d'état que le duc d'Alcudia !

Si d'aventure son acide désoxyribonucléique courrait dans les gènes des Bourbon d'Espagne, on pourrait considérer que ce fut un apport bénéfique, d'aucuns diront rénovateur.

Les faits relatés proviennent le plus souvent de Boadilla del Monte et de diverses biographies qui ont permis de croiser certaines dates.

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