Il est des familles de chevalerie innée, par le sang, l'éducation et l'exaltation de la généalogie à la veillée. Celle connue sous le nom d'Estaing procède du dernier roi Wisigoth Roderic et s'achève par l'amiral de France Jean-Baptiste-Charles-Henri, héros des mers d'Asie et d'Amérique, guillotiné en 1794 comme témoin à décharge au procès de la reine Marie-Antoinette. La suite... il n'y a pas de suite.
Dans cette illustre lignée d'évêques et grands capitaines on retiendra trois autres noms, mais on pourrait en prendre dix et le cardinal d'Estaing, "pacificateur" de l'Italie en prime. Guillaume d'Estaing, dit Lestang à la guerre, compagnon du roi Richard Coeur de Lion à la Troisième Croisade, qui fit des prodiges de valeur au siège de Joppé en 1192 ; Dieudonné d'Estaing, dit Tristan, qui fut décisif à Bouvines (1214) ; et le grand François d'Estaing (+1529), comte de Lyon, 52ème évêque de Rodez, sacré à Blois en présence du roi Louis XII, habitué du grand conseil. Rodez lui doit son magnifique clocher.
Quand le dernier comte d'Estaing mourut en 1732 sans postérité, la sénéchaussée de Rodez apposa les scellés au château d'Estaing. Puis Jean-Baptiste-Charles-Henri
(l'amiral), son neveu qui était né en Auvergne au château de Ravel, chef-fief de la lignée, mais qui avait reçu le château comtal en héritage, fit briser les scellés en 1750, entre deux campagnes aux Indes orientales. Aux archives du château on trouva un petit paquet lié d'une simple ficelle et couvert d'une étiquette qui mentionnait :
"faire déchiffrer à Paris". Le paquet enfermait deux parchemins roulés écrits en gothique serré, effectivement indéchiffrable sur place, et un instrument de fer de 6 pouces de long troué en son milieu et fini d'un côté par une béquille en T, de l'autre, par 4 orillons formant une croix. Par une chaîne d'argent y était attachée une plaque d'argent gravée en gothique de ceci :
"Aditus arculœ in quâ pretiosissimus hujus castelli d'Estagno thesaurus continetur : latet in camerâ porticula dictâ, sice aula consilii, sub petrâ notatâ cruce huic quœ videtur ibi simillimâ."
On appela le concierge pour connaître l'endroit du château où se trouvait pareille croix et il répondit sans hésitation qu'elle était gravée sur une dalle de la salle de billard. On attendit le comte d'Estaing et les officiers de la sénéchaussée et bien des curieux du voisinage assistèrent à l'exhumation du "trésor". Il s'agissait d'un coffre de fer mastiqué dont la serrure était masquée par un croix rouillée. Ouvert il dévoila, enfoui dans du charbon, un second coffre, hermétique celui-ci. Pour en découvrir le contenu il fallait le briser, ce qui fut fait le coeur battant. Mais revenons à Tristan et c'est le roi Philippe-Auguste qui parle après Bouvines.
« Philippus dei gratià Francorum rex, Deodato dicto Tristan, duci repræsentativo ducatûs Narbonensis, principi Ruthenensi, baroni de Stagno et Montiniaco. Quemadmodùm consanguinitas gratusque animus sunt arctissima vincula quæ inter homines intercedunt, nemo tibi potest arctissimus esse ac conjunctissimus : mihi es cognatus idemque sanguis in nostris fluit venis, propter reginam Constantiam materteram meam et tuam aviam ; et vital tibi debeo quam mihi servasti in pugnâ illustri hanc præcedente, tam strenuè me in equum reponendo, me defendo, meque tam fortiter tuo corpore tegendo, cujus cogitatio nunquanm in mente meà oblivione delebitur. Si tanta virtutis prodigia fecisti sub obscuro simplicis equitis nomine Tristan, ac... meruisti tam citò esse caput meorum armatorum, quid tibi non faciam, cui tantùm debeo ; nunc cùm te noverim et tam præclaram mihi probaveris originem et qui sanguinitate mihi tam propinquus es ?... Ut igitur tibi probem...te à me in posterum aspectum iri, non tantùm ut meum cognatum et meum liberatorem, sed et ut meum filium ; ...his præsentibus dono tibi et remitto scutum meum gentilium, ut illud geras sicut eo ipse gero, tuumque operiat, mea pariter vexilla et insigna... Manu meà has cartas subscripsi, meumque jussi sigillum apponi nunc tuum... Datum in victricibus castris pugnæ Bovinensis, die 28 mensis julii, anno 1214.» Suivent les signatures de Philippe, Eudes de Bourgogne, Robert de Courtenai, Philippe, évêque de Beauvais, princes de sang royal, etc...
En français moderne on pourrait résumer l'acte ainsi :
Philippe, par la grâce de Dieu, roi des Français, à Dieudonné dit Tristan, duc représentatif du duché de Narbonne, prince des Ruthènes, baron d'Estaing et de Montigni. Les liens les plus forts étant la parenté et la reconnaissance, personne ne peut être plus étroitement lié à toi que moi, puisque la reine Constance est ma tante et ton aïeule. Sous un nom inconnu la vaillance t'avait valu le commandement de mes gens d'armes. A la bataille d'hier tu m'as remis en selle et fait rempart de ton corps le temps de reprendre le combat, et je sais maintenant qui tu es. Je te remets mon écu royal que tu porteras comme je le porte, et je signe de mon sceau qui est aussi le tien désormais.
Et la maison d'Estaing prit les lys de France qu'elle ne brisa d'un chef d'or que lorsque les cadets de France brisèrent les leurs. Ses armes sont aujourd'hui usurpées par le petit-fils du Colin Froid comme l'appelait Jean-Hédern Hallier, et dans deux générations les freluquets de la branche des bonnes sautées sous les toits se vanteront de descendre de Roderic le Goth.
L'acte de concession des armes de France de la main du roi était le troisième
monument¹ du coffre hermétique. Il en recelait quatre. Le premier cité est le contrat de mariage de Sybille, fille du roi de Chypre et de Jérusalem, Vittus de Lusignan, avec Raymond de Toulouse, le propre père de Dieudonné Tristan. La princesse de Chypre fut répudiée après la naissance de Dieudonné.
Le deuxième cité est la copie du registre des baptêmes de la cathédrale Saint-Etienne de Toulouse actant pour le sus-dit et signé par l'évêque Fulcrand de Toulouse, par Raymond (V), duc de Narbonne, comte de Toulouse et marquis de Provence, son grand-père, par son père Raymond (VI) (le fils de la reine Constance), par Guillaume de Courtenai, son parrain, du sang de France, par la duchesse Mathilde de Constantinople, sa marraine. Cette copie de 1219, contresignée par l'évêque Fouques, est un brevet de catholicité en pleine croisade des Albigeois, Raymond VI étant passé à l'ennemi. Les titres du destinataire de la copie sont les mêmes que ceux insérés dans la concession de Philippe-Auguste. On y retrouve le principat des Ruthènes, ce qui n'est pas rien quand on sait le prestige ancien de ces tribus gauloises et de la maison de Rodez qui ne put être réunie à la couronne de France que sous Louis XI.
Le quatrième
monument est un cartel de défi de Dieudonné Tristan à son demi-frère cadet, Raymond, né du troisième lit de Raymond VI, fils illégitime de la reine Jeanne d'Angleterre, au motif de recouvrer ses droits sur le comté de Toulouse. Ce cartel fut notifié officiellement par le héraut de France Norbert à Saint-Flour en 1224. L'opposition des deux frères, l'un du sang de croisé et modeste baron, l'autre comte superbe en situation de pouvoir, explique l'engagement anonyme de Dieudonné à la cause du roi de France, pour éviter d'y périr au hasard des combats du fait de son seul vrai nom.
La noblesse du vaillant baron d'Estaing fut de refuser le soutien militaire de Philippe Auguste pour conquérir ses droits bafoués et de ne demander que remontrances à l'endroit de son père pour qu'il ne transporte pas son hérédité... au bâtard, en vain. La revendication des barons d'Estaing sur le comté de Toulouse fut dès lors permanente, tant devant divers rois de France qu'aux états généraux. C'était donc cela le trésor annoncé. Le comté de Toulouse était jadis un "royaume" à lui seul.
(1) Monument dans le sens de mémoire, utilisé jusqu'à la fin du XVIII° siècle. Pluriel : des monumens. La publication par l'abbé Bosc du récit de l'invention du coffre hermétique date de l'an IV de la République, l'amiral étant à peine froid. On pense que l'abbé le recueillit de sa bouche, sinon des officiers de l'ancienne sénéchaussée de Rodez.