Il est sans doute venu le moment de relire cet auteur prolifique au style élégant et incisif qui franc-tireur de l'escouade des Hussards habillés de bleu, Nimier, Laurent, Blondin, Déon, la couvait de ses attentions de "grand-frère", fidèle jusqu'au bout, même dans les moments délicats.
A la mort de Louis-Ferdinand Destouches en juillet 1961, enterré sans discours au cimetière de Meudon, il n'y aura qu'un seul article, et dans le Paris-Presse du même jour ; une brève notice nécrologique de Kléber Haedens en forme d'épitaphe : " Ce Breton qui rêvait du grand large et était resté ligoté à la terre, le marin des traversées fantômes, perdu enfin de l'autre côté de la vie : depuis ce matin, la voix de Céline écrase les puissances liguées, cette voix formidable que l'on a voulu étouffer sous les cendres et qui va résonner jusqu'à la fin des temps. "
Kléber Haedens est né en décembre 1913 à Equeurdreville près de Cherbourg dans la famille d'un militaire de carrière. Papa était officier d'artillerie. Cela lui permet d'entrer en 1927 au prytanée de La Flèche en classe de quatrième. Elève atypique, il dédaigne les sciences et préfère nettement les lettres et le rugby, nous dit la mémoire de l'école. Il y apprend néanmoins la rigueur et gagne son côté physique. Mais il diverge vers une école de commerce (Bordeaux) et fort en chiffres, ... change à nouveau de direction en entrant au journal Les Ecoutes. La guerre survient, replié à Lyon, il écrit dans l'Action Française, Présent, l'Alerte, Idée, et Compagnons. Après la guerre, il monte à Paris et s'adonnera à la critique littéraire, le reportage et les lettres. Il fondera et dirigera lui-même Le Magasin du Spectacle, revue mensuelle de théâtre et cinéma. Avec toujours un amour profond du rugby et une révérence marquée pour William Webb Ellis, son prophète en Ovalie.
"J'ai le souvenir d'un Principal de collège français qui nous comparait à des veaux se roulant dans un pré. Le pauvre homme ! Il se croyait bien fin avec sa grosse tête, son pince-nez et ses lectures d'Anatole France.
Je me rends compte aujourd'hui que son intelligence n'était jamais sortie de ses vingt-deux mètres, et qu'il n'aurait jamais pu toucher la balle ailleurs qu'en ballon mort.
En fait, pour quelques-uns d'entre nous, enfermés entre les murs d'un lointain lycée de province, le rugby, que nous pratiquions tous les jours, aura été la protection la plus efficace contre l'incroyable ennui des études secondaires. Il était, pour nous, la fontaine où venaient se rafraîchir le corps et se décrasser l'esprit". (extrait de Adios)
S'il fallait mettre une devise sous un portrait, je choisirais ...
... écrivain du Bon Plaisir
Sa production se partagera entre des récits, des chroniques pour le Nouveau Candide sur le rugby, le tennis, la littérature, les corridas, la course cycliste, les portraits d'auteurs, et des articles dans Paris-Presse, dans le Journal du Dimanche, la Revue du Théâtre. Il tirera à vue sur le nouveau roman jusqu'à s'étouffer et dire que "c'était une littérature ésotérico-philosophico-robbe-grilletesque", mélasse de style qui ne lui ressemble pas. Et bien sûr des romans, beaucoup chez Grasset, la plupart republiés en poche. Un choix ?
L'Ecole des parents (1937) Magnolia Jules (1938) Essai sur Gérard de Nerval (1939) Une Jeune Serpente (1940) Paradoxe sur le Roman (1941) Une Histoire de la Littérature française (1943) Salut au Kentucky (1947) Adieu à la Rose (1955) L'Air du Pays (1963) L'Eté finit sous les tilleuls (1966), prix Interallié Adios (1974), grand prix du roman de l’Académie française Lettres de la petite ferme
Son Histoire de la littérature française est délicieusement subjective et court nerveusement depuis Villon jusqu'à Ionesco. Il y réhabilite les "vrais" génies et dégonfle les "couflantis". Erudition et passion. L'humeur allègre du sportif et le brillant de l'écrivain de droite. A mettre dans sa bibliothèque en compagnie de l'Histoire de France de Bainville.
Mais on ne peut évoquer Kléber Haedens sans parler de son épouse Caroline Haedens dont les talents gastronomiques étaient réputés chez les grandes plumes, jusqu'à lui faire écrire un livre de recettes publié chez Gallimard sous le titre la Cuisine des quatre saisons. Ce livre ressortit à la Table Ronde, avec une double préface de Kléber Haedens et Henri Gault.
Aujourd’hui, après un nouveau saut de trois décennies, le guide Haedens n’a pas pris une ride et cette bonne cuisine familiale devrait faire honte aux adeptes de la "nouvelle cuisine". Cassoulet, garbure, bouillabaisse, choucroute, mais aussi sauces, salades, potages, gibier et (surtout…) cocktails, sont au rendez-vous pour cette fête du palais, qui ravira tant les esprits cuisiniers que les âmes littéraires car, au détour d’une côte de porc, à l’ombre d’un bourguignon ou pieusement caché derrière un céleri rémoulade, on pioche une citation de Charles Maurras, un conseil de Léon Daudet, une remarque de Pierre Benoît, un souvenir de Molière… Et Kléber de rappeler : "On ne la voyait jamais faire la cuisine, comme on ne voyait jamais Paul Morand écrire".
Kléber Haedens est mort en août 1976 à Aureville, près de Toulouse.
Il est à redécouvrir cette année.
Une bio très maniable et digeste est parue chez Grasset en 1996 pour les 20 ans de sa disparition: Salut à Kléber Haedens par Etienne de Montety.