vendredi 11 février 2011

L'empire contre-attaque ①

 

Les vitrines de libraires montrent le dernier livre d'Erik Israelewicz "L'Arrogance chinoise" chez Grasset : «la Chine tient ses promesses – et au-delà. Rien ne semble devoir arrêter son inexorable ascension. L’économie chinoise accumule les médailles d’or. L’empire du Milieu devrait dépasser les Etats-Unis et devenir la première puissance mondiale avant la fin de cette décennie – plus tôt que beaucoup ne l’avaient annoncé. En trente ans, le niveau de vie des 1,3 milliards de Chinois a déjà été multiplié par dix. Tous les Cassandre qui régulièrement annoncent l’explosion de ce dragon qui veut se faire plus gros que la grenouille en sont pour leurs frais. Forte de ses multiples succès, la Chine veut maintenant apprendre au reste du monde ! Lui dire comment on fait !»

Justement, les sites de veille ont détecté au niveau du Comité central du PCC un dossier de stratégie officielle qui vaut son pesant de cacahouettes. Royal-Artillerie va donner une série de six billets sur la stratégie chinoise des années à venir. Ce travail s'appuie sur ce dossier publié le 10 décembre 2010 par le Qiu Shi Journal, organe doctrinal officiel du Comité Central du Parti communiste chinois. L'original est accessible en cliquant ici. Copyright : le texte français est traduit d'un original anglais produit par Chinascope.org avec leur permission explicite à Royal-Artillerie en date de ce jour. L'original chinois susmentionné est lu pour chaque billet de la série de six afin de dénicher tout contresens.
Chaque billet traite un des six points stratégiques recensés, sous une forme identique : évaluation chinoise de la menace américaine (en rouge), contre-mesures chinoises, analyse du piéton du roi (en bleu). Dans l'ordre, il s'agit de :
① la guerre économique
② la guerre monétaire
③ la guerre médiatique
④ la campagne anti-chinoise
⑤ les bruits de sabres
⑥ l'encerclement

Préambule du dossier de rétorsions chinoises sur Qiu Shi
Comment la Chine doit-elle répondre à l'agressivité américaine ? L'article que Mao Tsé Toung avait publié le 14 août 1949, intitulé "Rejetez les illusions, préparez-vous à la lutte" est toujours applicable à la situation présente : Notre souhait de persuader les impérialistes et ceux qui sont contre la Chine d'avoir bon coeur et repentants est sans effet et n'aboutira pas. La seule voie est d'organiser nos forces pour les combattre. Un principe fondamental sur lequel fonder notre stratégie est que "si des amis viennent, offre-leur du vin ; si des chacals viennent, prenons nos fusils".

LA GUERRE ECONOMIQUE

Les dernières statistiques du Ministère chinois du Commerce montrent qu'en seulement deux semaines, du 1er au 15 octobre 2010, le Département américain du Commerce a produit pas moins de vingt-quatre correctifs commerciaux et sur affaires connexes impliquant la Chine. Neuf de ces incidents intervinrent en seulement quatre jours du 12 au 15 octobre. Depuis le mois de septembre, les Etats-Unis ont ouvert sept enquêtes au titre de la section 337¹ et une autre au titre de la section 301², impliquant des productions comme celles des panneaux solaires, les écrans LCD et les cartouches d'encre.
Si nous regardons juste le fameux de cas de protection spéciale des pneumatiques made in the USA, nous pouvons voir aisément qu'en vérité, les Etats-Unis ont déclaré une guerre commerciale à la Chine. Que la Chine le veuille ou non, la plupart des médias du monde peuvent voir cela clairement.

Rétorsions chinoises
Naturellement, nous devons combattre les Etats-Unis avec les armes appropriées. Quelle est l'arme la plus puissante dont la Chine dispose aujourd'hui ? Notre pouvoir économique, et spécialement nos réserves de change. La clé est de bien l'utiliser. Si nous l'utilisons bien, c'est une arme, mal, elle peut devenir un fardeau. Comptant sur le fait que le dollar américain est LA devise internationale, le gouvernement des Etats-Unis a accru la masse de dollars en circulation en provoquant sa dévaluation. Les pays disposant de fortes réserves en dollars en souffriront, mais les Etats-Unis eux-mêmes ne perdront rien.
Cependant, il y a une condition pour que cela soit vrai. Quelqu'un doit acheter ces dollars qu'ils impriment en excès. Si personne ne les achète, ils tourneront seulement sur le marché domestique, à l'intérieur des Etats-Unis, et causeront de l'inflation. Afin de freiner la sur-émission de devises américaines par les Etats-Unis, les pays détenteurs de fortes réserves de change en dollars américains doivent se concerter pour ne pas acheter ces dollars.
Il y a deux manières d'obtenir cela.
La première est que tous ces pays convergent sur un consensus et agissent comme un seul. La seconde est qu'un pays prenne l'initiative de ne plus acheter de dollars américains, et les autres pays suivront. Quel choix pour la Chine ? La première tactique exige des pays ayant de fortes réserves de change qu'ils parviennent à un consensus. La Chine, le Japon, le Royaume-Uni, l'Inde et l'Arabie Séoudite sont tous des pays à fortes réserves de change.
Le Japon est contraint par le traité de sécurité nippo-américain et ne pourra pas rompre avec les Etats-Unis ; aussi la probabilité d'obtenir la coopération du Japon est très faible.
Le Royaume-Uni a toujours suivi les Etats-Unis, aussi la probabilité de le voir coopérer avec la Chine est aussi plutôt faible. Il y a eu des changements récents dans la structure politique britannique. Le Premier ministre Cameron a adopté une nouvelle stratégie envers la Chine qui accroît les possibilités de coopération, ce qui en fait un partenaire plus vraisemblable que le Japon. De plus, les réserves de changes du Royaume-Uni, qui sont ajustées des taux du marché plutôt que détenues par des fonds souverains, sont en grande partie sensibles aux mouvement du marché.
L'Inde est demeurée un proche allié des Etats-Unis ces années passées, et Obama a promis de soutenir la candidature de l'Inde à un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations-Unies. Ainsi, la probabilité de coopération de l'Inde avec la Chine n'est pas grande également. De toute façon, la capacité indienne d'achats de monnaies de réserve est très limitée, et elle ne peut donc influer beaucoup sur la situation globale.
L'Arabie séoudite n'a pas grand intérêt politique aux Etats-Unis ; ses achats de monnaies de réserve sont purement d'ordre commercial. Ils se contenteront donc de suivre le marché.
Basé sur cette analyse, on voit qu'il est peu vraisemblable que la Chine et ces pays parviennent jamais à un consensus. Ainsi nous reste-t-il la seconde option, celle de prendre l'initiative d'affecter le marché des dollars américains.
Cette approche est axée sur le marché ; donc les autres ne pourront pas blâmer la Chine facilement. C'est une bonne solution puisque nous ne devrons rien à personne pour avoir obtenu la faveur d'être notre partenaire. La condition-clé est que la Chine dispose de gens qui comprennent bien le marché et qui soient capables d'aller sur le marché au bon moment pour impacter le taux de change de la devise américaine. Bien sûr, la condition plus importante encore est que la Chine ait assez de courage pour défier la devise américaine. La Chine peut agir d'une ou deux façons:

L'une est de vendre de ses réserves de dollars, et la seconde est de n'acheter aucun dollar américain pendant un certain temps. La première option peut causer une dévaluation du dollar, aussi la Chine doit-elle estimer si elle peut assumer une perte résultant de la dépréciation du dollar américain. Toutefois, la sur-émission de devise américaine causera aussi une dépréciation du dollar, entraînant même une rétraction plus grande en valeur de la réserve de change. Par comparaison, nous perdrons sans doute moins par la première option.
Dans la seconde option, si nous n'achetons pas de la dette américaine, que devrons-nous acheter à la place pour accroître nos réserves de change ? Le choix est l'euro, la livre sterling, le yen japonais, la roupie indienne, le rouble russe et la monnaie brésilienne. En même temps, acheter de la dette de ces pays aidera à la promotion de bonnes relations économiques et de coopération commerciale entre la Chine et ces pays. Cela renforcera l'influence économique de la Chine dans ces pays. Par conséquent, c'est une tactique d'un très bon rapport coût-efficacité, et, plus important encore, la Chine étant le plus gros acheteur de dette américaine, les actions de la Chine auront un effet visible sur le marché. Si la Chine cesse d'acheter, les autres pays y porteront une attention soutenue et vraisemblablement suivront. Dès que les dollars en excès ne pourront plus être vendus, la dépréciation du dollar s'accélèrera et l'impact sur la richesse des Américains sera énorme.
Les Etats-Unis ne seront pas capables de résister à pareille pression et réduiront l'émission de devises américaines. Le dollar alors s'appréciera. Plus important, par cela, les réserves de change chinoises cesseront d'être pour les Etats-Unis la "chair du moine³ de la dynastie Tang". Au lieu de quoi elles deviendront une force économique majeure pour contraindre les Etats-Unis.
La clef du succès est que la Chine ait assez de courage et de détermination pour soutenir la pression américaine. C'est exactement ce dont nous avons besoin : montrer combien les Etats-Unis ont besoin de la Chine. Plus nous pourrons soutenir de pression, plus le succès de cette stratégie sera grand. Il indiquera que cette "arme" est hautement efficace et que les Etats-Unis commencent à nous craindre.

Note (1): la section 337 du Tariff Act de 1930 traite des droits et brevets applicables aux importations.
Note (2): la section 301 du Trade Act de 1974 traite des restrictions à l'exportation de biens américains opérées par les pays étrangers.
Note (3): Le moine est Xuanzang (602-664) qui partit en pèlerinage aux Indes pour en rapporter les soutras bouddhiques les plus secrets. La légende veut – et tout le monde en Chine la connaît – qu'il ait été assailli de monstres et démons voulant consommer la chair d'un saint homme leur donnant l'immortalité. On notera l'analogie induite entre les Américains et les démons.

Analyse du piéton du roi

Avant d'entrer dans la technique, la première impression est que l'auditoire du Comité central du PCC est très large car on décèle un souci de vulgarisation des mécanismes de change, voire une approche simplifiée pour se mettre à la portée des cadres subalternes du parti. Je relève la mention à double-sens des compétences attendues du personnel de SAFE (dont nous parlions dans ce billet-là). Ils sont déjà désignés à la gloire comme à l'opprobre public, technique très "communiste" de motivation des cadres parvenus.
On peut déduire de cette première batterie de mesures de rétorsions – et cela se confirmera dans les chapitres suivants - que la Chine se sent seule. Le groupe de rédaction liste les motifs de ne point obtenir de collaboration des autres pays détenteurs de dollars pour vendre son option offensive, sans chercher ceux qui permettraient une convergence sur un assainissement des finances mondiales, comme doit s'en préoccuper le G20 sous présidence française. C'est en ce sens que la diffusion de ce document est domestique et frise la critique des comportements de SAFE jusqu'à ce jour. C'est leur faute si les réserves chinoises croulent sous ces p... de dollars américains.

Dans l'option retenue de défier le dollar sur le marché monétaire, les techniques de cambistes ne sont pas évoquées, les choses se lisant au comptant, ce qui est très primitif. Le groupe de rédaction ne semble pas imaginer qu'un marché réunit des acteurs disposant d'alarmes au dixième de seconde et d'outils de prévisions et réactions surmontant les effets des deux moteurs des changes que sont l'hystérie et la panique. La "guerre" préconisée par le Qiushi Journal fait l'impasse sur une exigence qui monte de plus en plus chez les partenaires économiques de la Chine, celle de la convertibilité totale du yuan chinois, pour enfin partager les conditions communes de règlement des échanges internationaux.
Or quand le yuan sera convertible, et la zone OCDE peut y forcer la Chine en pesant sur la liberté du commerce à l'OMC, la devise chinoise sera exposée comme toutes ses soeurs et donc susceptible de contre-mesures hyper-réactives des gnomes du FOREX qui ont fait de leur travail un sport ! A preuve, ils ont des salaires de footballeur.
Et ça, n'est pas écrit dans le manuel.

Digest
La guerre économique que la Chine entend soutenir contre les agressions américaines passe par une attaque du dollar amorçant un rallye de défaisance des détenteurs de réserves monétaires. Cette tactique n'est jouable qu'à la condition que le yuan chinois ne soit pas mis sur le marché monétaire ; ce qu'exigent de plus en plus véhémentement les partenaires économiques de la Chine. Attendre le G20.

Une faute d'orthographe, de grammaire, une erreur à signaler ? Contactez le piéton du roi à l'adresse donnée en bas de page et proposez votre correction en indiquant le titre ou l'url du billet incriminé. Si l'article vous a plu ou déplu, vous pouvez le faire suivre à un ami en cliquant sur la petite enveloppe ci-dessous :

5 commentaires:

  1. Merci pour ce véritable travail d'information. Toutefois, il y a un point qui ne m'a pas paru très clair à la lecture de ce billet : la publication de cet dossier est-elle volontaire (je suppose que oui, puisqu'elle a eu lieu dans l'organe doctrinal officiel du Comité Central du Parti communiste chinois) ou involontaire (ce que peut laisser croire l'expression "les sites de veille ont détecté") ?

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  2. Le Qiu Shi Journal est un bimensuel interne au parti mais largement diffusé jusqu'à la plus petite cellule, et pour ce faire, il emprunte des canaux accessibles par tout un chacun.
    L'intention "domestique" est indéniable, mais les responsables de la publication savent aussi qu'elle est lue aux Etats-Unis. Il y a donc une intention non voilée de menace.
    L'intérêt va croissant à mesure des chapitres.
    A suivre donc.

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  3. Analyse pointue.
    Merci.

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  4. Très bonne analyse, et assez rare sur un sujet pourtant essentiel.

    Je ne suis pas économiste, mais une question me turlupine : les croissances extrêmement élevées de certains pays en développement, notamment la Chine mais également l'Inde, ne sont elles pas à double tranchant dans un futur proche ?

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  5. Les économistes européens promettent l'explosion de la chaudière depuis vingt ans. Ils n'ont pas intégré le fait que l'économie est "dirigée" et pas libérale. Et donc que les correctifs sont contraints sans retard ni murmure.
    Néanmoins, la croissance chinoise, puisque c'est d'elle qui s'agit, crée des problèmes énormes en matière d'environnement et d'urbanisme qui la mettent en péril et ne peuvent pas se régler dans un consensus démocratique, mais autoritairement avec le risque de se tromper.

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