La longue histoire de Sainte-Sophie de Trébizonde
Construite par l'empereur byzantin Manuel Ier Comnène dit le Grand entre 1238 et 1263, l'église Sainte Sophie fut convertie en mosquée après la prise de Trébizonde par le sultan Mehmed II en 1461, et l'intérieur fut passé au blanc de chaux. On lui attacha une fondation charitable et pendant quatre siècles cet édifice remarquable a suscité l'intérêt de voyageurs et chercheurs si l'on en croit les relations de voyage d'auteurs connus (Çelebi, Pitton de Tournefort, Hamilton par exemple). Les intempéries et l'usure du temps ruinèrent l'église admirablement située sur un promontoire dominant la Mer Noire. Sur les encouragements de Rıza, Efendi de Brousse, elles furent relevées en 1864. Pendant la Grande Guerre elle servit d'entrepôt, de dispensaire pour les cholériques de l'armée russe, et à nouveau de mosquée à la fin des hostilités. De 1958 à 1962, la restauration fut parachevée par la collaboration de la Direction Générale des Fondations de Turquie et l'Université d'Edinburgh qui retrouva les fresques sous le badigeon, pour rouvrir finalement comme musée (ou plutôt comme témoignage d'une époque révolue) en 1964.
Avec son plan sur croix carrée surmontée d'un dôme haut, l'église est un bel exemple d'architecture de la dernière époque byzantine ; il n'en reste plus beaucoup en Turquie. Le narthex qui supporte une chapelle ouvre sur trois nefs. La nef médiane s'achève par une abside pentagonale et les deux nefs latérales par une abside semi-circulaire. L'édifice dispose de trois porches d'accès au nord, à l'ouest et au sud.
Les fresques qui sont la décoration majeure de Sainte Sophie ont été exécutées vers 1260 et présentent des thèmes bibliques. Sur le dôme trône un Christ pantocrator magnifiant l'essence divine de Jésus. Inscriptions pieuses, frises d'anges, vie du Sauveur, son agonie, ses apôtres et diverses compositions en état moyen ornent l'ouvrage intérieur. Les mosaïques au sol sont très effacées par les divers usages du lieu. Au tympan du porche principal, se déploie un bas-relief figurant la vie d'Adam et Eve, très usé par la pluie. L'église a disposé tardivement d'un campanile séparé s'élevant à 40 mètres qui fut érigé en 1463 à la mode italienne. Il est toujours là, orné de fresques à l'intérieur. L'ensemble au centre d'un agréable jardin est répertorié dans les guides touristiques comme un but de ballade à trois kilomètres seulement du centre-ville. (une source parmi la douzaine)
Nous en étions là jusqu'à hier, enfin jusqu'au 23 juillet.
L'Affaire
Lors de la réouverture au culte après rénovation de la "Mosquée des Arabes" à Karaköy (Istanbul), mosquée créée il y a longtemps de la conversion de l'église gothique Saint-Dominique qui avait été restaurée déjà par les Ottomans en 1913, le vice-premier ministre Bülent Arınç déclara que la Direction générale des Fondations en ferait de même bientôt de la "mosquée" Hagia Sophia de Trabzon (c'est notre Sainte Sophie). Et de rajouter qu'elle était à l'origine un lieu de prière plus qu'un musée et que la réactiver était préférable. Il n'en fallut pas moins pour que le site orthodoxe russe Pravoslavie hurle au charron, en cyrillique, repris en français par le site cousin Orthodoxie.com qui lance le titre de sa réprobation : Après l’église de Nicée, les autorités turques ont l’intention de transformer l’église Sainte-Sophie à Trébizonde en mosquée. Malheur à moi !
Je trouve ignoble que la belle église de Trébizonde soit donnée au culte musulman, d'autant que le bruit court que les mosquées sont vides en ville. Et de m'imaginer déjà les peintres turcs affairés comme les trois Ripolins à couvrir les fresques admirables à la glycérophtalique, sans parler d'Adam et Eve à poil sur le tympan qui seront burinés ! Mon sang wisigoth ne fait qu'un tour et je porte le pèt sur Newsring aussi sec, dans le fil d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Non mais des fois !
Contré par un turc aussi peu informé que moi mais dubitatif, j'écoute le tilt de mon oreille droite et je plonge : c'est quoi réellement cette affaire ? Il faut toujours commencer par là, mais bon, la paresse et l'urgence de la dénonciation d'une calamité prochaine.... l'urgence prime la forme !
Renaissance de la mosquée Hagia Sophia
Les dernières photos glanées dans des albums de touristes montre que l'église Sainte Sophie, si elle est toujours debout et régulièrement balayée à l'intérieur, souffre des outrages habituels du temps sur l'appareil de briques et de pierres tendres qui la constitue. Les fresques sont très usées et les bas-reliefs méconnaissables. On peut croire que la ville n'ait pas les moyens de prioriser sa restauration, n'en voyant pas l'usage plus loin qu'un but de promenade, et l'idée du vice-premier ministre de la mettre au catalogue de l'AKP - parti islamique modéré mais actif - comme subterfuge pour la restaurer, part peut-être d'un bon sentiment. Les termes de l'allocution s'appliquaient plus à la conservation d'un patrimoine qu'au dernier avatar de La Conquête.
Je le dis tout net, le site Orthodoxie.com s'est ridiculisé dans ce battage, et moi, pas moins.
L'utilisation comme mosquée a quatre siècles d'âge. Certes mon contradicteur sur Newsring, prétendûment journaliste, n'a pas eu l'intelligence de pousser son enquête, et j'aurais pu sortir l'arme dialectique imparable "à quelque chose malheur est bon", lui démontrant que cette contribution ne pouvait que l'éclairer sur la perception de la politique intérieure turque en Occident, mais c'était biaiser. Il s'est enferré dans la non-implication du régime dans les assassinats de prêtres et, pendu au piton mis à dessein, il y a perdu son temps de parole car c'était évident que le pouvoir turc n'avait aucun intérêt à laisser courir des spadassins incontrôlables (même si le procureur de Matalya était limite grotesque en offrant des circonstances atténuantes parce que les victimes imprimaient des bibles). Ces désordres ciblés sont-ils un effet de la subversion du réseau Ergenekon ? On le saura. Mais au départ, sur Sainte Sophie, on s'est fait enfumer.
Dernier message avant clôture estivale : méfions-nous donc des idéologues et parmi eux surtout les religionnaires, en se gardant bien d'entrer dans leur querelle. La vérité n'est pas leur raison.